Le bilan de l'activité économique dans les pays en développement à la lumière des mesures de libéralisation adoptées pendant les années 80 et 90, et en particulier l'impact de ces mesures sur la sécurité alimentaire et la pauvreté, font aujourd'hui l'objet d'un large débat dans le contexte des négociations agricoles en cours sous l'égide de l'OMC à propos du Programme de développement de Doha ainsi que des défis que suppose la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le développement. C'est avec cette situation pour toile de fond que la FAO a organisé la Table ronde de haut niveau à l'occasion de la soixante-cinquième session du Comité des produits et de la dix-neuvième session du Comité de l'agriculture. La Table ronde a offert une occasion de discuter de ces questions et de procéder à un échange de données d'expérience concernant le processus de libéralisation du commerce agricole et son impact sur la sécurité alimentaire et la pauvreté.
La Table ronde de haut niveau a été structurée en deux parties, la première comprenant les déclarations liminaires du Directeur général de la FAO et d'un groupe de conférenciers invités, et la seconde les déclarations des délégations participant à la réunion. Des déclarations liminaires ont été prononcées par le Président de la réunion, l'Honorable Mallam Adamu Bello, Ministre fédéral de l'agriculture et du développement rural de la République fédérale du Nigéria, au nom du Président du Nigéria, par M. Jacques Diouf, Directeur général de la FAO, par M. Supachai Panitchpakdi, Directeur général de l'OMC, par Son Excellence le Sultan Bin Hassan Al Dhabet Al Dosari, Ministre des administrations locales et de l'agriculture de l'État de Qatar, au nom du Premier Ministre du Qatar, et par M. Ivan Demchak, Premier Vice-Ministre chargé des politiques agricoles de l'Ukraine. Des déclarations ont également été faites par 17 délégations.
La FAO a préparé un bref document d'information sur les trois questions clés ci-après, qui se rapportent aux aspects les plus controversés du débat politique en cours.
1. Dans quelles circonstances une protection du secteur agricole pourrait-elle être justifiée pour renforcer et en définitive garantir la sécurité alimentaire?
2. La libéralisation du commerce agricole menace-t-elle la sécurité alimentaire et l'objectif consistant à réduire la pauvreté rurale?
3. Quelles sont les politiques nationales les mieux appropriées pour assurer la sécurité alimentaire pendant la transition vers un commerce agricole plus libre?
Les déclarations liminaires ont relevé l'importance que revêtent les échanges pour la sécurité alimentaire et suggéré que l'expérience passée ainsi que la situation présente montrent qu'un monde économiquement intégré et politiquement interdépendant est la meilleure garantie de la sécurité alimentaire. Dans un tel monde, les répercussions des fluctuations à court terme et des transformations structurelles à longue échéance se trouvent amorties, les déficits de la production vivrière dans une région ou dans un pays pouvant être comblés au moyen d'importations, c'est-à-dire de l'utilisation des excédents provenant d'autres pays ou régions. La stabilité et la paix mondiale ont été citées comme une condition préalable indispensable à la sécurité alimentaire, tandis que des relations commerciales stables ont été considérées comme d'une importance capitale aussi bien pour la sécurité alimentaire que pour la sécurité mondiale.
Bien que chacun s'accorde apparemment à reconnaître que la libéralisation des échanges est un gage d'efficience et d'expansion économique à long terme, les résultats immédiats pour les pauvres et pour ceux qui vivent dans l'insécurité alimentaire sont négligés, et c'est précisément cet élément qui paraît être à l'origine du désaccord quant aux effets qu'auront les nouvelles réformes du régime commercial.
Étant donné que les excédents mondiaux sont suffisants pour satisfaire les besoins mondiaux, il a été rappelé que la faim et la malnutrition résultent davantage de l'insuffisance des revenus que de l'insuffisance des disponibilités alimentaires. La Déclaration de Rome et le Plan d'action du Sommet mondial pour l'alimentation ont souligné que le commerce est l'un des éléments déterminants de la sécurité alimentaire étant donné qu'il peut stimuler l'expansion économique et par là accroître les revenus et faciliter l'accès à l'alimentation par le biais des importations.
Les effets négatifs auxquels les pauvres risquent d'être confrontés dans l'immédiat à la suite des réformes des politiques commerciales étaient une question qui, de l'avis des participants, devrait particulièrement retenir l'attention. Néanmoins, la réaction appropriée recommandée consistait non pas à renoncer aux échanges et aux processus de réformes en tant que tels mais plutôt à mettre en oeuvre les réformes de façon méthodique dans la pleine conscience du fait qu'il n'existe aucune série de politiques qui soient appropriées dans tous les contextes et qu'il peut y avoir lieu, dans certains cas, de fournir un soutien pour atténuer les difficultés des pauvres. Le cas de la Chine et de l'Inde a été cité en exemple de pays où l'ouverture de l'économie et l'introduction de politiques de réformes de l'économie ont débouché sur une réduction de la pauvreté et un renforcement de la sécurité alimentaire. Il a été fait observer aussi que ces pays avaient, avant d'ouvrir leurs économies, mis en place les politiques nécessaires pour garantir le développement d'institutions solides et de marchés leur permettant de bénéficier d'une ouverture accrue.
La sécurité alimentaire est très importante pour la sécurité collective, c'est-à-dire pour la paix. Inversement, la paix et une bonne gouvernance sont les conditions préalables indispensables à la sécurité alimentaire, réalité qui devrait être reconnue plus clairement. De plus, il ne sera pas possible d'assurer la sécurité alimentaire exclusivement au moyen d'une libéralisation des échanges: il faudra pour cela une communauté d'objectifs et une volonté collective de résoudre les problèmes d'ajustement connexes. Les travaux de la FAO concernant le droit à l'alimentation ont été présentés comme un aspect important des efforts déployés pour renforcer la sécurité alimentaire, et il a été dit que cet aspect devrait être mieux intégré à l'ensemble des activités de l'institution.
Pour ce qui est des trois thèmes spécifiques du débat, les vues exprimées ont reflété la contradiction qui existe entre la recherche de l'objectif à plus long terme, c'est-à-dire un système commercial plus ouvert, auquel aspirent la plupart, et les impacts négatifs plus immédiats qu'une plus grande ouverture peut avoir sur la pauvreté, le développement rural et la sécurité alimentaire.
1. Dans quelles circonstances une protection du secteur agricole pourrait-elle être justifiée pour renforcer et en définitive garantir la sécurité alimentaire?
Étant donné l'importance que le secteur agricole revêt pour le développement économique et la sécurité alimentaire dans de nombreux pays, il a été suggéré que des mesures de protection pourraient s'imposer pour différentes raisons et que différents niveaux et différentes formes de protection pourraient être appropriés à différents niveaux de développement.
Les arguments avancés en faveur de la protection ont notamment été les suivants:
• Situations dans lesquelles le secteur agricole d'un pays doit soutenir la concurrence de produits importés de pays qui subventionnent leurs agriculteurs. Dans ce contexte, une protection peut être justifiée comme sauvegarde contre les poussées soudaines des importations. Les petits producteurs des pays en développement où sévit une pauvreté rurale généralisée sont souvent particulièrement vulnérables à la concurrence déloyale et peuvent exiger des niveaux plus élevés de soutien et de protection.
• Situations dans lesquelles l'agriculture, qu'il s'agisse de pays développés ou de pays en développement, joue, en sus de la production de denrées alimentaires et de matières premières, des rôles multiples pour lesquels elle ne reçoit pas de rémunération directe. D'autres ont fait valoir que la protection peut avoir des effets néfastes, par exemple:
• Les politiques protectionnistes qui faussent les échanges peuvent faire obstacle aux exportations agricoles de pays où des denrées alimentaires peuvent être produites à moindres frais. Cela est particulièrement important pour les pays en développement exportateurs nets de produits alimentaires.
• Les subventions et autres mesures d'encouragement de la production profitent souvent aux agriculteurs les plus aisés.
• Les mesures de protection à la frontière et la hausse des prix intérieurs qui en résulte ont des effets négatifs sur la sécurité alimentaire dans la mesure où ils touchent surtout les consommateurs les plus pauvres et constituent en fait un impôt régressif. Cela a pour effet de réduire le pouvoir d'achat des pauvres et de compromettre leur sécurité alimentaire.
• La protection tend à promouvoir une production vivrière suffisante pour couvrir les besoins, mais pas nécessairement la sécurité alimentaire. Cette dernière est mieux assurée par des politiques visant à encourager l'autonomie sur le plan alimentaire, ce qui peut être compatible avec une ouverture accrue et la libéralisation des échanges.
2. La libéralisation du commerce agricole menace-t-elle la sécurité alimentaire et l'objectif consistant à réduire la pauvreté rurale?
Sur ce point également, les vues exprimées ont varié quant à la mesure dans laquelle la libéralisation des échanges doit être considérée comme une menace ou au contraire comme une possibilité. Certains participants ont suggéré, en réponse à cette question, que la libéralisation des échanges n'était pas une menace mais plutôt une possibilité à exploiter, et ce pour les raisons suivantes:
• La libéralisation des échanges offre aux pays des possibilités nouvelles. La réduction des crêtes tarifaires, de la progressivité des droits, des mesures de soutien qui faussent les échanges et du subventionnement des exportations crée des possibilités d'échanges nouvelles entre pays développés et pays en développement. En 2003, les pays en développement ont vendu 46% de leurs exportations à d'autres pays en développement, de sorte que les pays en développement nuiraient à leurs intérêts respectifs en maintenant les barrières aux échanges.
• Même si la libéralisation des échanges constituait une menace pour la sécurité alimentaire, les négociations en cours sous l'égide de l'OMC devraient déboucher sur des mesures prévoyant l'octroi d'un traitement spécial et différencié qui devrait contribuer à réduire tout impact négatif de la libéralisation sur la sécurité alimentaire pendant la période de transition. À ce propos, les recours possibles dans le cas de produits sensibles et de produits spéciaux et le nouveau mécanisme de sauvegarde spéciale (MSS) pourraient donner aux pays une marge de manoeuvre adéquate pour mener des politiques agricoles appropriées dans un environnement commercial plus ouvert.
• Les participants ont fait valoir que les programmes nationaux de développement visant à assurer la sécurité alimentaire ne devraient pas être affectés par la libéralisation des échanges s'ils n'ont pas d'effet de distorsion du commerce étant donné que de telles mesures sont autorisées dans le contexte de la catégorie verte de l'Accord sur l'agriculture.
En revanche, d'autres participants ont déclaré que la libéralisation des échanges constituait effectivement une menace, faisant valoir que le traitement spécial et différencié et les mesures connexes risquaient de ne pas suffire pour que les pays puissent se prémunir contre l'impact négatif potentiel de la libéralisation du commerce. Les arguments avancés dans ce sens ont notamment été les suivants:
• L'ouverture des marchés intérieurs risque d'entraîner un dumping à grande échelle et de menacer la sécurité alimentaire dans le pays importateur lorsqu'elle compromet la capacité nationale de production en entravant les améliorations de productivité, ce qui, à son tour, réduit le rôle que peut jouer l'agriculture s'agissant de promouvoir le développement rural et le développement agricole en général.
• Une plus grande ouverture à des importations bon marché risque de menacer non seulement les producteurs agricoles mais tous les acteurs qui interviennent à différentes étapes du circuit de commercialisation.
• La réduction de la protection et la diminution concomitante des excédents sur les marchés mondiaux risquent d'entraîner une hausse des prix des denrées alimentaires et ainsi d'avoir un impact négatif sur les termes de l'échange des pays importateurs de produits alimentaires. Une réduction du subventionnement des exportations pourrait encore aggraver cet impact. De ce fait, les pays importateurs de produits alimentaires, y compris ceux qui reçoivent une aide alimentaire, pourraient voir leur situation empirer du fait de la libéralisation du commerce.
D'une manière générale, il s'est dégagé un large consensus sur le fait que la libéralisation des échanges crée à la fois des possibilités et des défis et qu'il y a dans ce mouvement des gagnants et des perdants. C'est là un point qu'il importe de prendre en considération. Un échelonnement approprié des réformes est indispensable si l'on veut que les pays n'exposent pas prématurément leurs secteurs agricoles à une concurrence accrue en l'absence de mécanismes institutionnels adéquats permettant de se prémunir contre tout impact négatif potentiel. La libéralisation du commerce n'est pas en soi une stratégie de développement et il importe de tenir compte de l'impact d'une concurrence accrue, surtout lorsque celle-ci a un effet négatif sur la production locale, phénomène qui est bien documenté.
Au début du processus de libéralisation des échanges, dans certaines circonstances, il faudrait prévoir des politiques compensatoires pour faciliter la transition des perdants vers des situations plus viables et plus soutenables, l'accent devant être mis en particulier sur les groupes vulnérables à l'intérieur des pays.
La vulnérabilité aux crises est plus apparente dans les pays qui en sont encore à un moindre niveau de développement, pour lesquels il peut être difficile de gérer les menaces résultant d'une plus grande ouverture.
La réforme du commerce en tant que telle n'est pas le véritable problème, car celui-ci tient plutôt aux circonstances dans lesquelles la réforme est appropriée et comment elle peut être gérée au mieux pour assurer la réalisation des objectifs nationaux, y compris la sécurité alimentaire.
3. Quelles sont les politiques nationales les mieux appropriées pour assurer la sécurité alimentaire pendant la transition vers un commerce agricole plus libre?
Il a été convenu qu'il n'existe pas de politique universellement applicable, et les participants ont souligné l'importance que revêtaient les formes politiques internes et le renforcement des institutions pour la création d'un environnement propice. L'expérience montre que des politiques de libéralisation appropriées dépendent des caractéristiques spécifiques du contexte de la situation. Les aspects les plus importants mentionnés à ce propos ont notamment été les suivants:
• Si, à terme, l'objectif à longue échéance est un commerce agricole plus libre, certaines interventions peuvent s'avérer nécessaires sur les marchés intérieurs et aux frontières avant la libéralisation et pendant la phase de transition. Une application progressive des politiques de libéralisation est importante.
• La priorité doit être accordée aux politiques en faveur des pauvres. Les principales mesures citées à cet égard ont été le développement de l'infrastructure dans les régions rurales, notamment pour aménager un réseau routier de qualité afin de faciliter la commercialisation des produits, et l'exploitation des expériences couronnées de succès afin de diffuser des technologies bon marché et à haut rendement. Il faudra élaborer des politiques pour les exploitations de dimensions différentes et pour les différents degrés de dépendance de l'État à l'égard des recettes provenant des droits de douane.
• Il est essentiel non seulement de formuler des politiques appropriées mais aussi de promouvoir la cohérence des politiques aussi bien au niveau des divers pays qu'entre les institutions internationales qui fournissent une assistance, en particulier les institutions de Bretton Woods. Par exemple, l'impact sur les termes de l'échange des pays importateurs nets de produits alimentaires de l'élimination des subventions est une question qui doit être prise en considération et réglée. Cela exige la participation des organismes internationaux de développement et des institutions financières internationales. L'initiative "L'aide au service du commerce" actuellement examinée par la Banque mondiale a été jugée importante à cet égard.
• Les rôles multiples de l'agriculture – économique, social, environnemental – et l'importance des exploitations familiales doivent être reconnus et reflétés dans les politiques visant à promouvoir la sécurité alimentaire et le développement rural.
• Il faudra encourager l'intégration au plan régional des politiques agricoles et commerciales pour accroître les effets de synergie et exploiter les avantages comparatifs et les complémentarités des pays voisins.
Il est apparu une nette convergence de vues sur les points suivants:
• le commerce et la réforme du régime commercial revêtent une importance capitale pour l'expansion économique et le développement à long terme
• les réformes doivent aller de pair avec des programmes orientés vers les perdants et vers les communautés vulnérables
• des règles sont nécessaires pour gérer les échanges, et elles doivent être plus étroitement liées aux objectifs de développement
• il faut égaliser les règles du jeu pour faciliter l'implantation sur les marchés commerciaux des acteurs plus faibles
• une libéralisation unilatérale n'est généralement pas appropriée dans l'environnement commercial actuel
Des analyses plus approfondies sont nécessaires pour mieux comprendre divers aspects des questions susmentionnées et rassembler des informations factuelles à ce sujet:
1. Justification de la protection:
i) un niveau minimum d'autonomie est-il nécessaire pour assurer la sécurité alimentaire?
ii) lorsque l'agriculture est à l'origine de biens multiples, un soutien de l'État est-il nécessaire?
2. Menace que la libéralisation des échanges peut représenter pour la sécurité alimentaire:
i) peut-on identifier clairement les gagnants et les perdants?
ii) comment identifier la corrélation entre la libéralisation des échanges et une sécurité alimentaire accrue ou diminuée?
iii) comment peut-on au mieux réduire les effets de distorsion qui, en dehors du pays, sapent le secteur agricole national?
iv) quelles mesures devraient-elles être adoptées pour protéger les pays à faible revenu et à déficit vivrier (PFRDV) et les pays en développement importateurs net de produits alimentaires (PDINA) pouvant subir un préjudice du fait de l'augmentation des prix des produits alimentaires importés?
3. Choix de politiques appropriées:
i) quel est l'ensemble de politiques les plus indiquées à quel niveau de développement? Comment peut-on au mieux échelonner et gérer les politiques?
ii) quel est le rôle de l'État aux différentes étapes de développement du secteur agricole?
iii) quelle est la corrélation entre une bonne gouvernance, la stabilité politique et la sécurité alimentaire?
iv) quelles sont les politiques les plus propres à accroître la capacité de production et l'offre de denrées agricoles?
v) quelles sont les politiques les plus efficaces pour faciliter la transition et pour garantir une compensation?
vi) comment peut-on au mieux renforcer les capacités des pays de participer aux négociations en cours sur l'agriculture?