1.1 - Lefficacité des marchés
1.2 - Lintegration du schéma néoclassique
1.3 - Les points de base dans lapproche économique traditionnelle
Lapproche économique de létude des SADA nest pas uniforme. De manière générale, on pourrait affirmer que le souci commun des différentes démarches est lanalyse du niveau defficacité de la distribution. Par contre, les différences sont à reconduire aux méthodologies utilisées, qui découlent, en amont, de lacceptation des différents fondements scientifiques. Lune de ces approches, quon peut appeler économique traditionnelle, relève de lacceptation des fondements de léquilibre néoclassique général. Dans une simplification extrême, les SADA, selon cette approche, ne sont quun ensemble de marchés coordonnés où les forces de la demande et de loffre se confrontent à tous les niveaux. Le prix est le moyen par lequel des agents économiques sont informés sur la rareté relative des produits/services, ce qui influe sur leur comportement. Le prix est aussi le moyen qui coordonne les différents marchés: entre eux (de la production à la consommation), dans le temps (transformation et stockage), et dans lespace (transport). Lefficacité du marché est liée à des hypothèses sur lenvironnement économique. En dernier lieu, elles concernent la concurrence, linformation, laccès au marché et la rationalité des agents. Un système de marché est efficace dans la mesure où la concurrence y est parfaite, laccès libre, les informations disponibles pour tous et à un coût zéro, et où les agents réagissent aux variations de prix de façon rationnelle. Aces conditions, tout bien économique (moyens de production, produits, services) est échangé à un prix qui «est» sa valeur économique. Ceci représente loptimum pour le système (car par ce mécanisme les ressources sont allouées de manière optimale) et, bien sûr, pour les consommateurs (car, dans ce cas, ils ne subissent pas de surcoûts causés par la faillite dune ou plusieurs des hypothèses de base). Lanalyse des marchés réels entraîne toujours la comparaison avec ce modèle théorique: dans la mesure où ils sécartent de ce dernier, ils manifestent des imperfections qui relèvent du domaine et des limites des politiques dintervention.
Au niveau de la recherche opérationnelle, lefficacité des marchés est évaluée à laide de lanalyse structure-comportement-performance (SCP par la suite) qui a eu, et a encore, nombre dapplications en milieu africain:
«Au cours des années 1960 et 1970, les centres urbains se sont accrus rapidement et la commercialisation des produits locaux est devenue importante. Le système dapprovisionnement existant sest trouvé sous pression. Par conséquent, la recherche sur les aspects économiques et lefficacité des systèmes de commercialisation privés locaux a commencé à se développer. (...) La plus grande partie des recherches développées au cours des années 1970 a confirmé les conclusions de Jones, selon qui les marchés africains sont efficients et compétitifs face à de nombreux obstacles, et qui recommandait, en matière de politique économique, que les gouvernements se limitent à améliorer la compréhension de la commercialisation et les infrastructures de transport (Eicher & Baker, 1982). Ce point de vue était partagé par la Banque Mondiale dans son rapport sur le développement mondial de 1981. La méthodologie utilisée pour lanalyse de la performance des marchés était en général une adaptation de lanalyse structure-comportement-performance, outil standard pour lanalyse de marché dans les pays développés.» (Goossens, 1994)2.Selon lapproche SCP, les éléments fondamentaux pour lanalyse du fonctionnement dun marché sont les conditions de base (soit lenvironnement physique, légal, social et économique dans lequel le marché fonctionne) et, bien sûr, les variables de structure, de comportement et de performance. La structure du marché se trouve dans les caractéristiques de lorganisation du marché qui permettent dinfluencer la nature de la compétition et la formation du prix à lintérieur du marché (nombre et taille commerciale des agents économiques, crédits, barrières); le comportement du marché se trouve dans les modèles de comportement utilisés par les entreprises afin de sadapter au marché (détermination du prix, stratégies commerciales, stratégies dexclusion ou de participation, etc.); la performance est le résultat économique de la structure et de son comportement (Goossens, 1994; Lutz, 1994). Elle concerne lefficacité du marché à certains niveaux (occupation, bien-être économique, disponibilité des aliments, niveau des prix dapprovisionnement, etc.) et la manière et la mesure dont les bénéfices sont distribués dans la société (Goossens, Minten & Tollens, 1994).
Le schéma néoclassique saccompagne aussi dautres outils conceptuels, plus récents, dont la fonction est de nuancer, modifier ou rejeter certaines hypothèses afin de saisir des réalités complexes en dehors de la simple logique de marché. Dans son étude sur le fonctionnement du marché du maïs au Bénin, Lutz établit un cadre des références théoriques qui inspirent son travail. Il sagit des approches «Marketing Channels, Industrial Organization, Theory of the Firm, Institutional Economics» qui prennent en considération des aspects tels que: lintégration des marchés, les relations entre comportement dentreprise et efficacité des marchés, le pouvoir darbitrage des agents, les coûts de transaction, les conditions réelles de concurrence, les barrières à lentrée, le rôle et la gestion de linformation, le pouvoir de négociation, etc.3 Nombre de critiques affectent aussi lanalyse SCP:
«La plupart des études sont basées sur des «Cross-Section Analysis» qui ne sont appropriées que si la structure du marché est stable. Quand les marchés sont déséquilibrés, il est difficile détablir des liens entre les éléments de la structure, du comportement et de la performance (...) Lincertitude et linformation imparfaite ont été négligées dans les études SCP traditionnelles. (...) Ceci a fortement limité la possibilité dappliquer le paradigme dans la réalité (...). Harris a critiqué la SCP et lapproche de «Marketing Channels» [car] le marché des biens ne peut pas être considéré une unité indépendante (...) Cela déplace lattention de la relation structurale entre production, échange et distribution (...) vers les marchés des différents biens et la circulation des biens et de largent.» (Lutz, 1994)4.Enfin, le modèle SCP, dans sa forme classique, a été critiqué pour son déterminisme, cest-à-dire lunivocité des relations causales structure-comportement-performance lorsque, dans des marchés imparfaits, des interactions sont possibles dans toutes les directions (Lutz, 1994).
Dans le cas du travail de Lutz, le choix porte sur lapproche «Marketing Channel» dans le cadre de lanalyse SCP. Ce choix relève de lintérêt spécifique de la recherche (le «Marketing Channel» du maïs), et de lexigence danalyser le processus darbitrage5.
Goossens fait le même choix dans son étude sur la performance du «Cassava Marketing» au Zaïre (Goossens, 1994). Son choix méthodologique est aussi très net et clair:
«Lapproche méthodologique adoptée pour lévaluation de la chaîne de marché du manioc est pragmatique; il sagit dune approche de système, avec des éléments de lapproche SCP, pour analyser les relations horizontales et verticales entre commerçants, complétée par des concepts de lapproche institutionnelle (coûts de transaction, recherche, négociation et application).» (Goossens, 1994)6.La référence à lapproche de système mérite un éclaircissement. Cette approche relève de la théorie générale des systèmes dont le but est de décrire des phénomènes complexes en les traitant comme partie intégrante dun système. De ce point de vue, un système de marché est un mécanisme qui transforme des produits agricoles et des inputs en produits intermédiaires et de consommation, distribués dans lespace et dans le temps. Des fonctions sont toujours visées dans un «Marketing System». La nature des rapports qui sy établissent donne lieu à des relations horizontales (relations de compétition entre fonctions similaires) et verticales (nature des relations entre différents types dentreprise dans la chaîne). Cette approche nest pas typique de lanalyse SCP, mais contribue à nuancer ses limites, et plus précisément le manque dune vision dynamique (Goossens, 1994).
Ainsi, certains points gardent une importance cruciale dans lanalyse SCP:
Les conditions pour lintégration spatiale des prix peuvent être définies comme suit (Tomek & Robinson, 1981):
En ce qui concerne larbitrage temporel, les mêmes principes peuvent être utilisés comme conditions de lintégration de marché: les différences de prix dans le temps doivent être inférieures ou égales aux coûts de transfert. Des différences de prix structurellement plus grandes que les coûts de transaction sont la conséquence dun système de marché imparfait.» (Lutz, 1994)7.
Les imperfections de marché qui se traduisent par un prix plus élevé sont la cause de perte de bien-être pour les acteurs (plus exactement les consommateurs). Larbitrage est le processus déchange entre acteurs qui opèrent dans le but de profiter des différentiels de prix excédant les coûts de transaction (Lutz, 1994). Lanalyse de lintégration des prix est modélisée à laide des techniques de traitement statistique des données (Lutz, 1994; Goossens, 1994; Goossens, Minten & Tollens 1994). Celle-ci est complétée par le calcul des coûts et des marges économiques spécifiques à chaque niveau du circuit marchand (grossiste, semi-grossiste, détaillant, transporteur, etc.) pour aboutir à une notion de revenus des acteurs.
Cette démarche est aussi liée au dernier échelon de lanalyse SCP, cest-à-dire à lévaluation de lefficacité et de la performance du système de commercialisation.
Comme il a été dit précédemment, la performance, selon les fondements de lanalyse SCP, relève de la structure et du comportement. Son évaluation requiert dabord lindividuation dun point de référence conceptuel (standard) auquel se rapporter. Puis, elle implique des finalités ou des objectifs à atteindre par le fonctionnement du système. En ce qui concerne le premier aspect, cest-à-dire le standard néoclassique, qui modélise des conditions presque impossibles à repérer dans la réalité, il est parfois rejeté ou modifié. Cest ainsi que lon recourt aux concepts de concurrence fonctionnelle ou de contestabilité des marchés comme étant les modèles les plus proches du fonctionnement des marchés réels8. Ensuite, à travers le bon fonctionnement des canaux de commercialisation, on atteint des bénéfices économiques généralisés (voir lamélioration du niveau de bien-être) par rapport auxquels il faut aussi évaluer le système. En synthèse, la performance du marché est donc un concept multidimensionnel complexe, qui se compose de différents critères:
«Scherer (1980), Harrison et al. (1975), et Scarborough et Kydd (1992) classifient les critères de performance en critères économiques (efficacité dans la formation du prix et allocation des ressources) et non-économiques. Lefficacité économique correspond à lefficacité technique, lefficacité opérationnelle et lefficacité déchange. Les critères de performance non-économique se réfèrent au contexte du développement: innovations techniques et autres innovations (progressivité), distribution équitable des revenus (équité), sécurité alimentaire, emploi, transfert des ressources entre secteurs, efficacité de coordination.» (Goossens, 1994)9.Au moment de mesurer chaque critère et dévaluer lapport de chacun à la performance générale du système, des problèmes se posent, y compris dans lanalyse des prix et de leurs variations. De nombreuses techniques et modèles de traitement des données sont disponibles à cet effet. Dès le moment où lon dispose des données, le problème à résoudre est plus technique que conceptuel. Mais le manque de données entrave souvent lapplication de concepts économiques. Ainsi, si lanalyse de lintégration de marché (efficacité économique, efficacité-prix) ne rencontre pas dobstacles importants, le manque de données spécifiques empêche, en général, de façonner des indicateurs synthétiques pour les multiples facettes de la performance. Ceci se fait à laide dindicateurs indirects, parfois de type quantitatif (par exemple: taux de concentration des vendeurs/acheteurs, vitesse de rotation des stocks, durée des transports en tant quindicateurs defficacité technique et opérationnelle). En ce qui concerne dautres dimensions de la performance, les problèmes proviennent aussi de labsence dun cadre conceptuel précis: cest le cas de la performance dans linnovation (Comment juger ladoption de linnovation «x»?), dans léquité (Comment doit être distribué le revenu pour aboutir à une distribution équitable? Doit-on adopter un critère économique ou social?), etc.
Synthèse Lapproche SCP relève du milieu économique néoclassique et de lacceptation des mécanismes de marché en tant quéléments déterminants du système à tous les niveaux. La rigidité du modèle de base est adaptée aux conditions particulières des marchés par des hypothèses spécifiques sur leur fonctionnement. Ces hypothèses touchent, en dernier ressort, au comportement du marché. Du point de vue méthodologique, elles sont également déterminantes pour lanalyse de la performance. Cette dernière est étudiée à différents niveaux selon une approche multidimensionnelle. Du point de vue opérationnel, le problème est lindividuation des indicateurs pour évaluer les performances à chaque niveau. Lintégration des prix dans lespace et dans le temps, ainsi que les coûts de production des services fournis par la chaîne de commercialisation, sont les moyens les plus fiables pour juger de lefficacité du processus darbitrage de manière quantitative, les autres dimensions de la performance ne pouvant être réellement jugées en fait que de manière qualitative. A la lumière de cet exposé, on
aperçoit les atouts et les limites de lanalyse SCP. La description
du fonctionnement des marchés (structure et comportement) nest
valable quen tant que connaissance proprement dite. En ce qui concerne
lefficacité dun schéma interprétatif, celle-ci
dépend évidemment des comportements réels des agents
économiques qui sont à même de refléter les
hypothèses acceptées, ainsi que les hypothèses
complémentaires relatives à la spécificité des
marchés (dans le cas des marchés africains). Il faut se demander
si la logique de marché, quoique importante, est bien la seule capable de
justifier à tous les niveaux les choix des agents. Il faut se demander
aussi dans quelle mesure un (sous-)système économique (dun
produit ou dun segment tel que la commercialisation) peut être
isolé de son contexte (autres produits, production, consommation), tout
en gardant la possibilité de juger la performance indépendamment
des éléments externes. Ces questions ne sont pas secondaires car
si le diagnostic est mal effectué, les stratégies à suivre
pour lamélioration de la performance sont, elles aussi,
vouées à léchec. Dans ces conditions, lanalyse
SCP conserve sa validité uniquement pour un jugement de type
général sur lefficacité de la structure de
commercialisation. De plus, si les conditions réelles sont bien prises en
compte par le schéma interprétatif, elles ont lavantage
daboutir à une vision synthétique des problèmes aussi
bien quà des solutions envisageables, ce qui représente un
atout important au niveau opérationnel. |