Le béribéri est une maladie grave qui était très répandue à la fin du XIXe siècle et au début du XIXe, surtout dans les populations pauvres d'Asie vivant de riz. Le béribéri, qui a plusieurs formes cliniques, est dû essentiellement à une carence en thiamine. Les formes classiques ne se voient plus que de façon sporadique. Comme cette maladie est sous contrôle depuis plusieurs années dans les zones d'endémie élevée en Asie, le personnel de soins et de santé publique est à présent beaucoup moins familiarisé avec ses manifestations et accorde moins d'attention au problème. Cependant, la carence en thiamine existe toujours, souvent associée à d'autres carences vitaminiques, mais elle est sous-estimée. Cette carence frappe également les sujets alcooliques dans tous les pays mais se manifeste différemment du béribéri.
Des recherches expérimentales réalisées au Japon, en Indonésie et en Malaisie ont montré que le béribéri était une maladie de carence et ont amené à découvrir sa cause (voir chapitre 11). Le béribéri est en partie imputable aux techniques modernes: il s'est répandu en Asie parallèlement à l'industrie meunière, qui fournissait aux populations défavorisées du riz poli hautement raffiné et débarrassé de sa thiamine à un coût financier similaire à celui du polissage familial mais au prix de milliers de vies. Dans des pays comme le Japon, la Malaisie, le Myanmar, les Philippines et la Thaïlande, le béribéri était une des causes principales de morbidité et de mortalité chez les gens dont le riz constituait l'aliment de base. Par contre, les populations du sous-continent indien étaient relativement protégées parce qu'elles consommaient du riz étuvé qui conserve une quantité suffisante de thiamine. On a également décrit des cas de béribéri chez des consommateurs de blé de l'île de Terre-Neuve et dans quelques autres populations, mais les zones de prévalence élevée se sont limitées aux populations consommatrices de riz.
On a suggéré qu'une flambée épidémique apparue en 1993 à Cuba aurait été causée en partie par un déficit en thiamine. Les signes cliniques comportaient des troubles neurologiques et une névrite optique allant jusqu'à la cécité (voir chapitre 22).
On trouvera au chapitre 26 plus de détails sur les conséquences nutritionnelles du raffinage des céréales, qu'il s'agisse de riz, de blé ou de maïs.
Il existe de nombreuses classifications des formes cliniques du béribéri. Ce chapitre les regroupe en trois formes: le béribéri humide, sec et infantile. Ces trois formes comportent de nombreuses caractéristiques différentes, mais semblent liées à la même carence et surviennent dans les mêmes zones d'endémie. Le béribéri humide est une forme cardiaque, et le béribéri sec une forme neurologique.
Les deux formes de béribéri débutent généralement de la même manière insidieuse. Le sujet ne se sent pas bien. Les jambes sont lourdes, fatiguées et moins alertes, parfois un peu gonflées le soir. Il peut exister un engourdissement et des paresthésies des jambes ainsi que des palpitations occasionnelles. Bien que les mouvements soient souvent réduits, autant à la maison qu'au travail, l'activité peut rester normale et le sujet ne consulte pas. A ce stade, un examen clinique révélerait une petite perte de motricité des jambes, parfois une altération discrète de la démarche et des zones de moindre sensibilité de la peau. Ces troubles disparaîtraient soit avec une alimentation plus équilibrée soit avec un apport de thiamine. Par contre, en l'absence de traitement, le trouble peut persister pendant des mois ou des années et, à tout moment, évoluer vers la forme humide ou sèche sans que l'on sache pourquoi un sujet va être atteint d'une forme et pas d'une autre.
Le patient n'est pas particulièrement maigre mais présente au contraire des dèmes prenant le godet, presque constants au niveau des jambes, parfois au niveau du scrotum, du visage et du tronc. Le patient se plaint de palpitations et de douleurs thoraciques, parfois de dyspnée et d'un pouls rapide et souvent irrégulier. Les veines du cou sont distendues et laissent voir les pulsations. Le cur augmente de volume. La recherche d'albumine dans les urines, dont le volume est diminué, devrait être systématique, car sa négativité aide le diagnostic.
Même si son état ne paraît pas alarmant, un patient atteint de béribéri humide peut évoluer très rapidement vers une insuffisance circulatoire fatale se traduisant par une peau froide, une cyanose, une augmentation des dèmes et une dyspnée grave.
Le patient est maigre et ses muscles ont fondu. Les zones d'anesthésie et de paresthésie des pieds et des bras se multiplient jusqu'à entraver la marche. Avant ce stade, la démarche apparaît ataxique. On voit souvent le pied et le poignet tomber.
L'examen clinique met en évidence l'amaigrissement, les zones d'anesthésie, prétibiales surtout, la sensibilité des mollets à la pression et la difficulté à se relever de la position accroupie.
La maladie est chronique mais susceptible de s'améliorer à tout moment sous l'effet d'une meilleure alimentation ou d'un traitement. Sinon, le patient finit par devenir grabataire et meurt d'infections chroniques comme une dysenterie, une tuberculose ou des escarres.
Le béribéri est la seule carence grave qui affecte les enfants de moins de 6 mois, par ailleurs normaux, et recevant une quantité suffisante de lait maternel. Elle résulte évidemment de la pauvreté du lait maternel en thiamine, elle-même due à une carence maternelle souvent sans signes cliniques patents.
Le béribéri apparaît souvent entre 3 et 6 mois. Dans la forme aiguë, l'enfant est pris de dyspnée et de cyanose et meurt de défaillance cardiaque. La forme plus chronique se traduit par une aphonie: le bébé s'agite comme s'il criait mais n'émet aucun son ou tout au plus un léger geignement. Le bébé maigrit, vomit, a de la diarrhée et devient progressivement marasmique par défaut d'énergie et de nutriments. On voit des dèmes occasionnellement et des convulsions au stade terminal.
Le diagnostic des trois formes cliniques est difficile au stade initial. Il se fonde sur la notion de carence alimentaire en thiamine en zone d'endémie et sur l'amélioration apportée par une alimentation équilibrée.
Le béribéri humide doit être distingué des dèmes dus à une affection rénale ou à une défaillance cardiaque qui s'accompagnent d'albuminurie. Le béribéri sec peut être confondu avec une névrite due à la lèpre mais sans lésions cutanées évidentes. Dans cette dernière affection, les nerfs atteints, surtout les nerfs cubital et péronier, sont épaissis et indurés à la palpation, ce qui ne se produit pas dans le béribéri. Il est toujours très difficile de distinguer les neuropathies infectieuses et toxiques du béribéri sec, mais un interrogatoire soigneux y contribue.
Dans le béribéri infantile aigu, c'est la rapidité de l'évolution qui rend le diagnostic difficile alors que, dans la forme chronique, la perte de la voix est le signe caractéristique. Dans les deux cas, il faut rechercher des signes de carence en thiamine chez la mère.
Le dosage urinaire de thiamine est parfois utilisé dans les enquêtes nutritionnelles en communauté, soit sur les urines de 24 heures soit en rapportant sa concentration sur un échantillon à celle de la créatinine. Cet examen permet d'apprécier le statut de la population concernée en matière de thiamine. Cependant, pour un individu donné, la thiamine urinaire ne reflète que la consommation de thiamine des dernières 48 heures et un résultat faible n'indique pas nécessairement une carence.
Une autre méthode consiste à rechercher une élévation du pyruvate sanguin après ingestion de glucose. L'examen le plus sensible à ce jour consiste à mesurer l'activité de la transkétolase érythrocytaire, et on peut encore augmenter sa sensibilité en ajoutant du pyriphosphate de thiamine. Ces examens ne sont bien entendu réalisables que dans des laboratoires bien équipés.
Dans la forme humide et infantile, la réponse au traitement par thiamine est habituellement spectaculaire. L'absence de réponse plaide en faveur d'une erreur de diagnostic.
Le traitement recommandé comporte:
La forme grave du béribéri humide est une affection très gratifiante à traiter en raison de sa réponse rapide et spectaculaire. On constate une reprise de la diurèse et une diminution de la dyspnée et, en quelques jours, les dèmes disparaissent.
Le traitement recommandé comporte:
La réponse au traitement est lente, mais l'évolution est arrêtée.
Il faut encourager une alimentation variée contenant suffisamment de vitamines B. Si le riz blanc constitue l'aliment de base, il faut essayer de lui substituer un peu d'une céréale moins raffinée comme le mil et consommer d'autres aliments riches en thiamine comme les noix, les légumineuses (pois, haricots), les céréales complètes, le son de céréale ou des produits à base de levure.
La vente de riz blanc dépourvu de thiamine devrait être évitée grâce à:
Il faut également informer le public sur les meilleures façons de préparer et de cuire les aliments pour minimiser les pertes en thiamine. La thiamine devrait être administrée aux groupes vulnérables sous forme d'aliments comme la levure ou le son de riz ou en comprimés.
L'éducation nutritionnelle doit mettre l'accent sur l'origine de la maladie et indiquer quels aliments consommer et comment limiter les pertes en thiamine lors de leur préparation.
Bien que le béribéri classique soit rare dans les pays industrialisés, le déficit en thiamine n'y est pas une exception. Sa prévalence est élevée dans les populations alcooliques de tous les pays. La prévalence de l'alcoolisme augmente, et de nombreuses manifestations que l'on attribuait autrefois à l'intoxication elle-même sont en fait liées à des carences nutritionnelles. La plus fréquente est la polynévrite alcoolique qui ressemble à la névrite du béribéri et résulte très probablement d'une carence en thiamine.
Les alcooliques dont l'apport énergétique vient en majorité des boissons alcoolisées mangent souvent trop peu et ont des carences en différents micronutriments, notamment en thiamine. Ils développent souvent une névrite périphérique, à la fois motrice et sensitive, prédominant au niveau des membres inférieurs. Ses manifestations comportent: fonte musculaire, anomalie des réflexes, douleurs et paresthésies. Ces symptômes répondent souvent à l'administration orale de thiamine ou d'un complexe de vitamines B.
La carence en thiamine est à l'origine d'une autre affection chez les alcooliques, le syndrome de Wernicke-Korsakoff caractérisé par des troubles oculaires: nystagmus (oscillation rapide involontaire des globes oculaires), diplopie (vision double due à un manque de coordination des muscles de l'il), paralysie du muscle droit externe et parfois ophtalmoplégie (paralysie des muscles de l'il). Il existe aussi une ataxie (manque de coordination des mouvements du corps) et des altérations mentales. La psychose de Korsakoff comprend une perte de la mémoire immédiate accompagnée d'affabulations élaborées destinées à masquer cette perte. On pense maintenant que ces deux syndromes n'en font qu'un: la psychose de Korsakoff est l'élément psychotique de la maladie de Wernicke. Cette hypothèse est corroborée par le fait que des patients présentant une paralysie oculaire, une ataxie et une confusion développent ultérieurement une amnésie et d'autres signes psychotiques. Inversement, des patients atteints de psychose de Korsakoff présentent souvent des stigmates de maladie de Wernicke quelques années plus tard. Enfin, les analyses histologiques confirment cette unicité.
L'origine nutritionnelle est confirmée par la réponse à la thiamine même lorsque le patient continue à boire. Un élément crucial de ce syndrome est la rapidité de survenue de lésions cérébrales irréversibles, d'où l'importance d'un diagnostic et d'un traitement précoces. A la moindre suspicion de ce syndrome, le patient devrait recevoir 5 à 10 mg de thiamine injectable avant même le diagnostic définitif.
La prévention du syndrome de Wernicke-Korsakoff repose sur des mesures ingénieuses comme:
Le coût de l'une de ces mesures serait certainement inférieur aux énormes dépenses hospitalières causées par le syndrome de Wernicke-Korsakoff.
Une névrite optique rétrobulbaire, appelée aussi amblyopie nutritionnelle, survenue pendant la seconde guerre mondiale dans des camps de prisonniers résultait probablement en partie d'un déficit en thiamine sans rapport avec l'alcoolisme. La flambée survenue à Cuba en 1993 pourrait s'en rapprocher.