et effets de leur destruction sur le milieu
Duncan Poore
DUNCAN POORE est écologiste principal auprès de l'Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources. Auparavant, il était directeur de la Nature Conservancy of Great Britain et professeur de botanique a l'université de Malaisie.
Implicitement, on a souvent tendance à considérer que les effets ou conséquences subis par l'environnement doivent, presque par définition, être nuisibles. Si l on pulvérise du DDT contre les moustiques, le dommage causé aux autres insectes, aux poissons et aux oiseaux est tenu pour un fait d'environnement, ce qui n'est pas le cas pour la réduction du nombre de décès dus au paludisme Aussi, le sens des mots est déformé d'une manière tout à fait injustifiable; ce qu'il faudrait, c'est comparer aussi objectivement que possible le prix à payer et les avantages à court et à long terme.
Les conséquences d'une action quelconque pour le milieu peuvent être assimilées aux changements dus à cette action, puisque le milieu, ou environnement, est tout ce qui nous entoure. Aussi, vous faites partie de mon environnement et je fais partie du vôtre, comme je l'indiquerai plus loin, cette notion comporte des difficultés considérables pour l'évaluation des coûts et avantages.
COLOMBIE. EROSION DUE AU DÉBOISEMENT, YOMASA sous le sol des forêts
Théoriquement, on devrait pouvoir mesurer tous ces changements; en pratique, naturellement, ce n'est pas possible, et à vrai dire ce n'est pas nécessaire. L'important est de mesurer les changements qui intéressent le plus les hommes.
On peut raisonnablement admettre que le critère à employer pour évaluer juger une action quelconque est de se demander si, dans l'ensemble, les effets bénéfiques l'emportent sur les effets nuisibles. (La société porte toujours de tels jugements; c'est ainsi que le vol profite au voleur, et lèse la victime. Mais le tort causé par le vol à l'édifice social amène à édicter des lois pour punir le coupable, quand bien même il aurait de bonnes raisons pour voler - tel qu'un homme affamé qui dérobe de la nourriture, par exemple). Un gouvernement sage, en théorie du moins, décide de certaines politiques ou actions parce qu'il estime qu'elles contribueront de la meilleure façon au bien-être durable de son peuple.
La difficulté que pose l'évaluation des effets sur l'environnement réside d'une part dans l'estimation des changements probables, d'autre part dans la comparaison des coûts et des avantages.
La comparaison des coûts et des avantages est rarement un exercice facile. Elle devient extrêmement laborieuse lorsqu'ils sont répartis inégalement dans le temps ou dans l'espace. Par exemple, le défrichement d'une forêt tropicale de plaine peut apporter un profit immédiat pour un temps relativement court à un nombre relativement faible de gens. Cependant, il peut aussi priver d'une ressource génétique irremplaçable les générations futures, vis-à-vis desquelles le coût peut être considéré comme plus important que le bénéfice immédiat pour un petit nombre. Réciproquement, le non-défrichement de la forêt pourrait être considéré comme un coût vis-à-vis de la génération actuelle. L'évaluation des coûts et avantages à court et à long terme est souvent un problème politique et moral plutôt qu'économique.
La notion d'échelle a une grande importance dans l'évaluation des effets sur l'environnement. Les effets d'une modification ou d'une transformation de la forêt peuvent être limités à la zone où ces changements se produisent effectivement, ou la déborder largement. Ils peuvent avoir une portée seulement locale, ou une portée universelle. Quelques exemples aideront à bien faire comprendre ces distinctions.
L'effet peut être strictement limité à la surface sur laquelle l'opération est effectuée. Lorsqu'on défriche un hectare de forêt pour l'agriculture, cet espace de forêt, avec tout ce qu'il contient, disparaît complètement pour faire place à un écosystème totalement différent. Si l'élimination de la forêt entraîne aussi le décapage de 2 centimètres de sol superficiel, une perte de matière organique et une diminution de la capacité de bases échangeables, cela reste un effet localisé.
Par contre, le changement dans l'utilisation du sol en un endroit donné peut affecter les zones situées en dehors. De tels effets sont courants: érosion des sols sur les superficies mises en culture, entraînant un envasement ou un affouillement des berges des cours d'eau situes en aval; modifications des caractéristiques hydrologiques d'une zone, altérant la qualité de l'eau qu'elle débite; coupure des sentiers de migration des éléphants sauvages, qui changent alors leurs habitudes et passent sur des terres cultivées; installation de populations venues de l'extérieur, d'où la propagation de nouvelles maladies parmi les populations indigènes environnantes.
Les changements peuvent encore avoir des répercussions plus vastes. L'exemple le plus souvent cité est celui des agents polluants qui sont disséminés par l'air, l'eau ou les organismes vivants et peuvent avoir des effets loin du point où le produit a été utilisé à l'origine. Le dépôt de DDT dans les couches de neige et de glace de l'Arctique et de l'Antarctique en est un exemple bien connu. La biosphère tout entière risque même d'être atteinte. Par exemple, on a pensé que la destruction de vastes surfaces de forêt tropicale humide pourrait avoir des effets d'une portée incalculable sur les caractéristiques de l'atmosphère et par suite sur le climat du globe - en modifiant la proportion de gaz carbonique ou en perturbant les mouvements de l'atmosphère.
Il y a cependant des effets d'un autre ordre, que l'on peut qualifier d'universels, tels que la destruction du dernier spécimen d'un type de forêt ou bien la disparition d'une espèce ou d'une réserve de gènes. Ces pertes ont en effet une importance universelle, car elles sont irréversibles, et touchent au plus haut point l'humanité tout entière.
Les considérations qui prédominent, lorsqu'on aborde les problèmes d'utilisation des terres dans les régions de forêts tropicales, comme ailleurs dans le monde, sont généralement celles d'ordre économique, plus ou moins tempérées par les contraintes sociales, problème qui a été très bien exposé par Lee Peng Choong en 1974. La planification se ramène alors le plus souvent à l'établissement d'une hiérarchie d'utilisations des terres, lesquelles sont allouées de manière à assurer la meilleure rentabilité des investissements, le marché étant habituellement pris comme critère des options à prendre. La protection est généralement considérée comme une restriction au développement, et l'importance qui lui est accordée dépend du prix que la société attache aux valeurs à protéger, mais ce prix est rarement mesurable en termes de marché. Il est intéressant d'examiner comment ont évolué les attitudes vis-à-vis de l'importance donnée à tel ou tel facteur.
Il y a peu de temps que l'on a commencé à comprendre et à apprécier ce qui fait la valeur des zones restées ou presque à l'état naturel. Ce n'est probablement pas une coïncidence si cette prise de conscience s'est produite à une époque où les éléments naturels de notre environnement ont été remplacés par des éléments artificiels à un rythme sans précédent, et elle est peut-être d'autant plus aiguë qu'il reste moins d'éléments naturels. Rien ne stimule autant l'intérêt et l'attention accordés aux choses que leur rareté. La faculté de les apprécier existe, sans doute, lorsqu'il y a abondance, mais elle est latente, non ressentie, inexprimée, et ne s'éveille qu'avec la menace de leur disparition.
En 1962, la FAO publia un ouvrage, intitulé Influences exercées par la forêt sur son milieu, dont la plus grande partie est consacrée aux effets de la forêt sur les ressources en eaux, sur les sols, les micro- et mésoclimats. Ce n'est guère que dans le dernier chapitre, «Estimation de l'utilité des influences forestières», que l'on reconnaît l'existence d'autres effets favorables. Les influences de la forêt y sont classées en a) «influences directes, qui correspondent en gros à des actions mécaniques», telles que, par exemple, le rôle protecteur de la forêt contre les chutes de pierres ou les avalanches; b) «influences indirectes», celles qui sont dues surtout mais non exclusivement à des facteurs physico-chimiques et qui, «par la modification du milieu, permettent à la forêt d'exercer une action sur la rétention des sols et le cycle hydrologique»; et enfin c) «influences psycho-physiologiques... Ce sont celles qui exercent une action directe sur l'homme en lui assurant un milieu de vie plus favorable: la purification de l'air, la constitution de zones de récréation et de repos (ceintures vertes)... activités de tourisme et de sport».
INDE. TIGRE DANS L'EAU, ÉLÉMENT DE SON HABITAT l'impératif: préserver le milieu
Le peu d'attention accordée à cette dernière catégorie peut nous surprendre aujourd'hui, mais était naturelle alors. A cette époque, en effet, les gens étaient très conscients des dangers de l'érosion des sols, des inondations et de la pénurie de ressources en eau, mais commençaient seulement à avoir les loisirs et l'argent nécessaires pour partir en quête de terrains d'agrément. Un nombre relativement faible de personnes se préoccupaient des autres aspects de l'environnement.
Par contre, en 1974, un Groupe FAO/CEE proposait la classification suivante (citée par Grayson, 1974):
- Influence des forêts sur le climat, l'atmosphère, les eaux et le sol.- Conservation de l'héritage biologique représenté par les écosystèmes forestiers.
- Rôle des forêts comme élément du paysage et dans le domaine des loisirs.
On constate donc un déplacement notable d'intérêt, dû essentiellement à un changement d'attitude de la part du public. Une autre conclusion importante s'impose: les goûts et les priorités évoluent, et cette évolution peut être très rapide. C'est pourquoi l'utilisation des terres doit être planifiée avec une certaine souplesse, pour s'adapter aux besoins futurs de la société, qu'il n'est pas toujours aisé de prévoir.
Je propose une autre façon d'aborder ces problèmes qui, selon moi, permettrait une meilleure adaptation aux fluctuations futures des besoins. Elle a été appliquée clans un certain nombre d'études de planification en Grande-Bretagne (Poore, 1973) et devrait pouvoir aussi être utilisée avec profit en forêt tropicale humide.
Voici quelle est cette méthode: on commence par identifier les principaux domaines d'intérêt public, pois on examine leur importance relative par rapport au territoire étudié, et enfin on les compare entre eux. Le résultat met en lumière les utilisations de caractère public incompatibles entre elles et il est alors possible de les concilier. Le succès de la technique dépend de la mesure dans laquelle on réussit à identifier ou à prévoir les divers intérêts entrant en jeu, et également de la qualité du travail de prospection et de classification. La solution des conflits est alors, dans une large mesure une question de choix politique, basé sur une appréciation des priorités socio-économiques. Tels sont les principes sur lesquels se fonde la présente étude des conséquences du déboisement dans la forêt ombrophile.
Cette méthode a été poussée plus loin dans une étude publiée par le Comité scientifique sur les problèmes d'environnement du Conseil international des unions scientifiques. Ce comité examine les principes et procédures à suivre pour évaluer les effets environnementaux.
Le raisonnement sur lequel se fondent les recommandations qui sont formulées est d'un intérêt particulier pour nous, puisque toutes les mesures devraient, d'après cela, être jugées en fonction de leurs effets sur le bien-être de l'homme et que les décisions devraient être prises après la meilleure estimation possible des avantages et des inconvénients.
Si l'on admet le raisonnement suivi jusqu'ici, il en découle deux conséquences:
- Les changements physiques et biologiques n'ont d'importance que s'ils affectent d'une manière ou d'une autre les intérêts humains.- Le critère d'appréciation à appliquer à toute action est son effet durable sur le bien-être humain.
Cela nous amène immédiatement à parler de deux grandes difficultés qui accompagnent l'évaluation des changements affectant le milieu, l'une d'ordre temporel, l'autre d'ordre spatial.
- Nombre d'effets défavorables ne se manifestent qu'au bout d'un certain temps. Une action qui procure des bénéfices immédiats peut porter en elle les germes d'une détérioration future. En outre, la valeur attribuée à telle ou telle caractéristique de la forêt est susceptible de changer au cours du temps. Une fois que les besoins vitaux (nourriture, abri) ont été satisfaits, les préférences et priorités varient d'une société à l'autre, et aussi d'une époque à l'autre à l'intérieur d'une même société.- Les effets d'un changement dans l'utilisation des terres, en fait de n'importe quelle mesure, telle que l'édiction de lois, ayant un rapport avec l'utilisation des terres, peuvent se faire sentir à une distance plus ou moins grande et, par conséquent, toucher peu de gens ou une large part de la population. De plus, les personnes qui en bénéficient et celles qui risquent d'en pâtir peuvent appartenir à des secteurs tout à fait différents.
Il faut évaluer les changements en tenant compte de leurs effets sur différents groupes de population à différentes époques. Les décisions à prendre seront de ce fait d'ordre politique - et il faudra faire en sorte que les autorités compétentes disposent du maximum d'éléments d'appréciation.
On doit tenir pour acquis, d'une manière générale, que les responsables de la mise en valeur sont animés de bonnes intentions (bien que ce ne soit malheureusement pas toujours le cas), et qu'ils ne visent qu'à améliorer la santé, la nutrition et le niveau de vie de la population. Le présent article est donc forcément centré sur les conséquences défavorables ou involontaires de la mise en valeur, étant entendu qu'elles doivent toujours être comparées aux avantages escomptés.
Les zones couvertes par la forêt tropicale humide présentent des éléments de valeur qu'il faut défendre; par exemple, des spécimens d'écosystèmes non perturbés, qui sont inhérents à la forêt originelle, sont entames dès que l'on touche à la forêt. D'autres éléments tels que le bois et les divers produits forestiers, ne peuvent être exploités que si la forêt est modifiée par la récolte qu'on y prélève. D'autres encore sont latents, et n'acquièrent de valeur que si on élimine la forêt pour les mettre à profit; c'est le cas d'un sol potentiellement apte à porter des plantations d'hévéas ou de palmiers à huile, qui n'est pas rentable tant que la forêt y subsiste.
Il peut être utile, pour les besoins de la discussion, de distinguer deux sortes de changements - modification et transformation.
Nous appellerons modification le processus par lequel la structure originelle de la forêt, sa composition ou sa dynamique sont changées par l'intervention de l'homme. La moins grave peut être simplement l'extraction de quelques arbres de valeur ou d'autres produits forestiers (fruits, rotin, gomme, par exemple); à l'extrême, il peut s'agir de cultures itinérantes, qui transforment la forêt originelle en forêt secondaire. On peut parler de modification tant qu'il y a maintien de la continuité de l'écosystème forestier originel, et qu'il n'y a pas de perte définitive de son potentiel (érosion du sol, extinction d'espèces, etc.), de sorte que, en théorie du moins, il subsiste une possibilité pour la forêt de revenir en un temps raisonnable à un état proche de son état primitif (ce qui est peu probable dans le cas de certaines caractéristiques telles que la répartition des espèces ou la répartition par classes d'âge dans une même espèce).
La transformation correspond à un changement d'une tout autre nature, dans lequel la forêt primaire ou secondaire est totalement éliminée et remplacée par un écosystème d'origine anthropique, ou par des structures inertes.
Lorsque la forêt originelle subit une modification ou une transformation, sa valeur et son utilité changent également, soit qu'elles diminuent ou disparaissent, soit qu'elles augmentent. Indiquons pour commencer les changements qui à l'heure actuelle paraissent importants, sans toutefois perdre de vue que d'autres, dont nous n'avons à présent aucune idée, pourront se produire dans l'avenir. L'énumération ci-après commence par les composantes de la forêt originelle non modifiée et va jusqu'à celles de la forêt transformée. Ces composantes ne sont pas classées par ordre d'importance. On verra qu'elles ont des caractéristiques diverses, et qu'elles se chevauchent dans une certaine mesure.
L'importance des zones de forêts tropicales humides peut tenir aux raisons suivantes:
1. Certaines parties de la forêt sont l'habitat de populations indigènes qui en tirent tous leurs moyens de subsistance. Dans la forêt intacte, ces populations vivent de chasse et de cueillette, sans essayer de modifier ou de maîtriser leur milieu, en faisant partie intégrante. D'autres, au contraire, le transforment profondément (par exemple, en y pratiquant la culture itinérante), mais sont parvenues dans certains cas à établir un équilibre dynamique stable avec celui-ci (Lawton, 1975; Watters, 1975).
SAHARA. FORMATIONS PÉTRIFIÉES D'ORIGINE VÉGÉTALE vestiges de racines?
2. La forêt constitue l'habitat d'espèces et de génotypes végétaux et animaux qui peuvent s'y perpétuer et y atteindre leur potentiel évolutif. Ces zones servent ainsi de banques de gènes, et l'évolution peut s'y poursuivre librement.
3. Certaines zones représentent un échantillonnage intact de la gamme de variations des écosystèmes de la forêt tropicale humide.
4. La forêt couvrant un bassin versant régularise en quantité et en qualité les eaux qui s'en écoulent et empêche l'érosion; elle préserve de la sorte la fertilité potentielle du bassin lui-même et prévient l'alluvionnement ainsi que d'autres phénomènes qui pourraient se produire en aval. Les forêts situées le long des rivières et torrents protègent souvent les berges contre l'érosion.
5. Les forêts offrent à la recherche scientifique un champ d'action pour l'étude des processus naturels, ou bien encore elles constituent une précieuse réserve d'informations scientifiques provenant de recherches antérieures.
6. Elles fournissent un élément de comparaison et un étalon de mesure permettant d'apprécier les changements constatés dans les zones environnantes.
7. On peut y installer des stations d'observation pour la mesure des variations, à l'échelle régionale ou mondiale, de certains facteurs environnementaux comme, par exemple, la composition de l'atmosphère ou la pollution de l'air.
8. Ce sont des lieux où les étudiants et le public en général peuvent apprendre les processus naturels et en comprendre l'importance.
9. Elles ont beaucoup de valeur comme zones d'agrément et de loisirs particulièrement dans les régions de grande beauté naturelle, et au voisinage des centres de population.
10. Elles exercent une action modératrice sur le climat.
11. Elles servent de zones tampons, faisant obstacle à la propagation des parasites et épidémies qui affectent aussi bien l'homme que les plantes cultivées et les animaux domestiques.
12. La forêt renferme du bois et d'autres produits, végétaux et animaux, qui peuvent être récoltés de façon à fournir un rendement soutenu, ou bien convertis en capital d'investissement, si l'on décide d'éliminer la forêt pour la remplacer par d'autres spéculations.
13. Les sites actuellement occupés par la forêt peuvent avoir une valeur pour d'autres utilisations - agriculture, barrages hydrauliques, mines, etc. Le couvert forestier conserve le potentiel et l'intégrité de ces sites.
Il apparaît immédiatement que ces richesses sont de nature très différente. Certaines sont compatibles entre elles, d'autres non. Certaines représentent un capital qui ne peut être réalisé qu'en éliminant la forêt et en annulant ainsi toute autre contribution qu'elle aurait pu apporter. Certaines procurent un profit immédiat; pour d'autres, le profit est à envisager dans un avenir plus ou moins lointain (c'est notamment le cas pour l'utilisation de la forêt aux fins de recherche ou d'éducation).
Ce cadre conceptuel étant tracé, examinons les effets possibles du déboisement de surfaces importantes de forêts tropicales humides.
Le climat du globe n'est pas constant. Il a changé dans le passé, il change de nos jours et continuera de changer dans l'avenir. Beaucoup de ces modifications ne sont pas dues à l'action de l'homme, échappent à son contrôle et sont très imparfaitement connues. Bien que notre connaissance des phénomènes météorologiques naturels s'améliore rapidement, il est à l'heure actuelle impossible de prédire, si ce n'est de façon très rudimentaire, les changements climatiques à l'échelle continentale ou mondiale, qui sont pourtant d'une importance fondamentale pour un grand nombre d'activités humaines. Ce fait a naturellement une importance considérable tant pour la mise en valeur que pour la conservation des forêts tropicales humides. A ce stade du raisonnement, il importe de souligner que toute modification du climat causée par l'homme peut soit annuler soit au contraire accentuer une tendance naturelle sous-jacente. Par exemple, si le climat d'une région tend naturellement à devenir plus humide, mais qu'un changement apporté à l'utilisation des terres réduise la pluviosité, il est possible qu'aucune modification ne se produise. Dans le cas inverse, c'est-à-dire que le climat tende à devenir plus sec, alors les facteurs naturels et humains additionneront: leurs effets, et le climat deviendra rapidement plus aride. C'est pourquoi il importe de n'apprécier un changement possible de climat dû à l'homme qu'en tenant compte des tendances naturelles probables.
KENYA. HÉRONS AU NID un équilibre fragile
Au cours des dix dernières années, le climat du globe a sensiblement changé par comparaison avec les 20 ou 30 années antérieures (Lamb, 1974). Il est devenu plus humide sous les latitudes équatoriales, plus sec dans la zone subtropicale, sans que l'on puisse dire toutefois s'il s'agit d'une fluctuation temporaire, ou si ce phénomène relève d'une tendance plus durable. Quoi qu'il en soit, les conditions écologiques seront aggravées dans les régions équatoriales où la pluviosité est déjà élevée, et à la bordure de la foret tropicale humide décidue où la sécheresse saisonnière peut poser des problèmes.
Il n'est donc pas étonnant qu'il subsiste encore autant de scepticisme quant aux effets que des changements important, apportés à l'utilisation des terres peuvent avoir sur le climat régional ou même mondial. Certains aspects de ce problème ont été examinés par la Société malgache d'investissement et de crédit (SMIC, 1971) et par Newell (1971). C'est incontestablement un sujet qui doit faire l'objet de recherches et d'observations plus poussées.
Le déboisement et les changements apportés a l'utilisation des terres affectent le bilan radiatif (et peut-être aussi les régimes thermique et pluviométrique) par suite de la modification de l'albédo, de la rugosité de surface et de la répartition du rayonnement entre chaleur sensible et chaleur latente dans l'atmosphère. Ce dernier facteur est le plus important. Il y a des différences considérables entre l'indice de Bowen (rapport entre chaleur sensible et chaleur latente) des régions désertiques (et probablement des sols nus) d'une part, et des forêts tropicales humides, marécages rizières et océans d'autre part. Ii s'agit donc de savoir si des changements apportés à l'utilisation des terres dans les zones de forêts tropicales humides peuvent avoir des effets cumulatifs par l'enchaînement de phénomènes d'une amplitude suffisante pour modifier ces caractéristiques physiques d'une manière irréversible, ou difficilement réversible?
Citons le rapport du SMIC:
«La destruction des jungles brésiliennes, indonésiennes ou africaines serait susceptible de provoquer un accroissement régional de l'indice de Bowen presque du même ordre de grandeur. Le remplacement de ces vastes sources de chaleur latente par d'importantes sources de chaleur sensible pourrait avoir un effet notable sur la formation et la dissipation des ondulations tropicales dirigées vers l'est. Le déboisement pourrait également, comme l'a suggéré Newell (1971), affecter la dynamique de la circulation générale par une série d'interactions non linéaires. Nous pensons, par conséquent, qu'il est urgent d'effectuer des expériences chiffrées en vue de mesurer la sensibilité des modèles climatiques aux changements majeurs qui surviennent dans la répartition des flux de chaleur sensible et de chaleur latente sous les tropiques.»
«Il faut souligner ici que la destruction d'une forêt dense est un processus quasi irréversible. L'humidité du sol n'est plus maintenue et des crues fréquentes et soudaines se produisent au cours de la saison des pluies. En outre, le sol se dessèche rapidement, et peut libérer dans l'atmosphère des nuages de poussière qui modifient l'équilibre régional. Ainsi Bryson (1971) affirme que le désert du Rajputana dans l'ouest de l'Inde est d'origine anthropique. Remarquant que la teneur en vapeur d'eau totale d'une colonne d'air verticale est comparable à celle que l'on trouve au-dessus de certaines zones de forêt tropicale, il émet l'hypothèse que la charge de poussière de la troposphère a accru la subsidence atmosphérique empêchant ainsi les précipitations. Les études archéologiques et relatives au pollen indiquent en effet que cette région était relativement fertile il y a plusieurs siècles, et qu'on y trouvait un lac d'eau douce qui avait favorisé l'éclosion d'une civilisation ancienne. Les études de Bryson nous rappellent que les simulations chiffrées de changements provoqués par l'homme sous les tropiques doivent inclure les effets des poussières charriées par le vent sur le bilan radiatif dans la troposphère.»
On doit toutefois se demander s'il est justifié d'extrapoler de la région du Rajputana à la majorité des zones couvertes par la forêt tropicale humide. Le climat de cette région semble indiquer qu'elle se situe à la limite la. plus aride de la forêt tropicale sèche décidue, et que la forêt n'y serait sempervirente que là où elle aurait accès à une nappe phréatique. Dans les zones de forêt tropicale humide, la forêt primaire est généralement remplacée par la forêt secondaire par des plantations, des cultures irriguées ou des prairies, toutes formations dont les caractéristiques physiques sont plus proches de celles de La forêt primaire que dans le Rajputana. La tendance à la désertification spontanée pourrait toutefois être importante dans des zones de forêts tropicales humides où le sol est très pauvre, dans les zones à sécheresse saisonnière où les feux risquent d'accroître la teneur en. poussière de l'atmosphère et l'érosion peut dénuder le sol sur de vastes surfaces, dans les régions de défrichement sur nappe phréatique ou de forêts-galeries, et enfin dans toutes les zones de transition entre la forêt tropicale humide et des types de forêts sèches.
Vu cette incertitude, il est évidemment très important d'aborder, avec la plus grande prudence, les problèmes d'utilisation des terres dans ces zones sensibles et de chercher à remplacer la forêt, là où il le faut, par des modes d'utilisation qui reproduisent autant que possible les caractères physiques dominants de la végétation primitive.
On s'est également interrogé sur l'effet possible de la destruction des forêts tropicales humides sur le cycle du carbone dans la biosphère, et notamment sur la teneur en bioxyde de carbone de l'atmosphère. On sait maintenant, d'après les observations faites à Mauna Loa et ailleurs (SCEP, 1970; Woodwell et Pecan, 1973), que le taux de bioxyde de carbone de l'atmosphère a augmenté depuis 1958 à raison de 0,2 pour cent par an, soit 0,7 ppm par an, et que le rythme d'accroissement est actuellement d'environ 1,5 ppm, par an. Cet accroissement est attribué à l'utilisation des combustibles fossiles.
Les résultats d'observations concernant le cycle du carbone ont été examinés lors du symposium de Brookhaven (Woodwell et Pecan, 1973), et un résumé a été rédigé par Reiners sous les auspices de l'institut d'écologie. L'exposé ci-après s'inspire largement de l'étude SCEP et des conclusions de ce symposium.
Il est bien évident que beaucoup des principales variables sont trop peu connues pour que l'on puisse prédire à coup sûr les effets de l'intervention humaine. Il existe un équilibre dynamique complexe entre les quatre principaux constituants de la biosphère: l'atmosphère, le sol, les couches superficielles et profondes des océans, et les sédiments. La quantité de carbone contenue dans chacun de ces constituants est estimée comme suit (en tonnes X 109 de carbone):
Atmosphère |
670 |
Sol |
|
Matière organique vivante |
833 |
Matière organique inerte |
700 |
Eaux douces |
330 |
Océans |
|
Matière organique vivante |
1,5 |
Matière organique inerte |
1 000 |
Carbone non organique |
40 000 |
Sédiments |
|
Combustibles fossiles |
10 000 |
Carbone diffus et carbone sédimentaire non organique |
20 000 000 |
Les chiffres ci-dessus correspondent aux meilleures estimations possibles et sont sujets à maintes réserves; en outre, les vitesses de transfert de l'une à l'autre de ces masses sont souvent encore très mal connues. Il est, toutefois, vraisemblable que, vu le rythme actuel de consommation de combustibles fossiles, les transferts les plus intenses (qui touchent en même temps le plus immédiatement l'homme) ont lieu à la surface du sol, et entre celle-ci et l'atmosphère. La quantité de carbone fixée par la photosynthèse globale est estimée à quelque 100 milliards de tonnes par an et la quantité restituée par la respiration et autres formes d'oxydation est approximativement la même.
La plus grande part de la matière organique existant à la surface du sol est concentrée dans les forêts. Whittaker et Likens (dans Woodwell et Pecan, 1973) donnent les estimations suivantes:
Forêt tropicale humide |
340 |
Forêt saisonnière tropicale |
120 |
Forêt tempérée sempervirente |
80 |
Forêt tempérée décidue |
95 |
Forêt boréale |
108 |
à rapprocher de: |
|
Terres cultivées |
7 |
Total carbone continental |
827 |
En rattachant «les terres agricoles actuelles à d'autres types d'écosystèmes et en attribuant des biomasses plus élevées aux climax forestiers», ils avancent l'idée que la biomasse mondiale avant l'intervention de l'homme civilisé devait dépasser 1 000 milliards de tonnes de carbone.
Il importe de toute évidence, lorsqu'on évalue les effets possibles du déboisement sur le cycle du carbone, de distinguer, comme le fait l'étude SCEP, entre carbone à courte durée de séjour (comprenant les feuilles, la couverture morte et les animaux à courte durée de vie) et carbone à longue durée de séjour (bois, racines principales, humus superficiel). L'humus des horizons superficiels dans les zones de forêts tropicales humides a vraisemblablement un court temps de séjour. L'élimination de la forêt tropicale humide a évidemment pour conséquence de réduire la biomasse et de substituer au carbone à temps de séjour relativement long du carbone à plus courte durée de vie.
Les connaissances actuelles ne permettent pas d'évaluer l'effet global net de ce processus, mais on peut noter en passant que si toute la biomasse végétale de la forêt tropicale humide (estimée par Whittaker et Likens à 340 milliards de tonnes) devait être convertie en bioxyde de carbone au cours des 50 prochaines années, sans être remplacée par d'autres formes de stockage du carbone, il en résulterait la libération dans l'atmosphère, au cours de cette période, d'une quantité de bioxyde de carbone double de celle libérée actuellement par l'utilisation des combustibles fossiles. Cela représente vraisemblablement l'effet maximal possible.
En conclusion, on peut dire que les données disponibles sur les divers aspects du cycle du carbone sont si imprécises qu'il est actuellement impossible d'en tirer des prévisions valables. Il serait donc prudent, en attendant d'avoir des modèles plus exacts, d'éviter une aggravation de la situation provoquée par l'utilisation des combustibles fossiles, et de conserver une biomasse élevée sur une proportion aussi grande que possible des zones de forêts tropicales humides soit sous forme de forêts, soit sous forme de plantations arbustives. Sous les tropiques, le stockage du carbone sous forme de tourbe ou d'humus superficiel est peu important et dépend également du couvert arbustif.
On admet généralement aujourd'hui que des changements apportés à l'utilisation des terres dans la zone de forêt tropicale humide ne peuvent avoir qu'un effet négligeable sur la teneur en oxygène de l'atmosphère.
La conséquence la plus importante du déboisement dans les zones de forêt tropicale humide est apparemment si évidente, qu'elle est rarement mentionnée. Si la forêt est détruite, il en résulte une disparition totale de ce type de forêt et de toutes les espèces qu'elle renferme.
A cet égard, les forêts tropicales humides diffèrent de celles des régions tempérées ou des régions arides. Cette conception est exposée et documentée par Gómez-Pompa, Váquez-Yanes et Guevara (1972), et généralement partagée par la majorité sinon l'unanimité des chercheurs qui ont étudié de près la biologie de ces forêts.
Les raisons en sont simples. Lorsqu'une forêt est défrichée, sa reconstitution dépend soit de la persistance des espèces sur place à l'état d'adultes, soit de la régénération par semences dormantes, soit enfin de possibilités de recolonisation à partir de l'extérieur. Dans les régions tempérées et arides beaucoup d'espèces forestières peuvent subsister sous forme d'individus isolés, elles ont des moyens de dissémination efficaces, et leurs semences peuvent fréquemment rester en dormance pendant de longues périodes - autant de conditions favorables pour la persistance aussi bien que pour la recolonisation des espèces, pourvu qu'il subsiste un minimum de refuges. La forêt renferme par ailleurs un plus petit nombre d'espèces d'arbres (rarement plus de cinq à dix en Europe tempérée, par exemple) et de moins grandes surfaces suffisent pour conserver des spécimens représentatifs. Les espèces d'oiseaux et d'insectes sylvicoles peuvent également subsister dans des refuges peu étendus; des chapelets de petits refuges, comme en fournissent les haies dans les paysages européens, permettent les migrations d'un reliquat de forêt à un autre. En dépit d'une destruction massive et regrettable des forêts dans certaines régions de la zone tempérée, la proportion d'essences disparues a été très faible.
Il en va tout autrement dans les forêts tropicales humides. Sauf lorsque des facteurs particuliers s'y opposent (par exemple, dans les sols sableux appauvris - quoique même dans ce cas la forêt soit plus riche en espèces que les forêts tempérées), on y trouve un très grand nombre d'essences. En Amérique tropicale et dans le Sud-Est asiatique, un hectare de forêt renferme habituellement au moins 100, souvent même plus de 150, espèces d'arbres de plus de 10 centimètres de diamètre. En Malaisie, Poore (1968) a trouvé 385 espèces de plus de 25 centimètres de diamètre sur 50 hectares. Beaucoup d'espèces sont représentées par très peu d'individus. Les mécanismes de dissémination sont généralement peu efficaces, de sorte que les possibilités de recolonisation sont réduites. Les sujets isolés ne peuvent se maintenir; la durée de viabilité des semences est courte, et la régénération ne réussit que dans l'habitat naturel.
L'effet habituel du déboisement sur la flore est la disparition totale des espèces sylvicoles, à l'exception d'un petit nombre d'espèces «nomades» (comme celles des genres Mecaranga en Malaisie, Musanga en Afrique, Cecropia, Ochroma et Jacaranda en Amérique tropicale), que l'on trouve très clairsemées dans des trouées temporaires de la forêt climacique et largement répandues dans la forêt secondaire. L'effet sur la faune se manifeste de la même façon. Harrison (1968) compare les 76 espèces de mammifères recensées en 10 ans sur 390 kilomètres carrés de forêt de plaine dans le Selangor (péninsule de Malaisie) avec les 12 ou 13 espèces que l'on trouve dans les zones converties en plantations d'hévéas ou de palmiers à huile. Deux de ces espèces, des rats, ont été introduites, tandis que d'autres ont sans doute dû leur survie à la proximité de forêts conservées. De même, McClure (1968) a constaté que moins de 5 pour cent des espèces locales d'oiseaux pouvaient s'adapter au changement de conditions résultant du déboisement. L'importance de cette réduction dépend de la mesure dans laquelle telle ou telle espèce est liée à une niche écologique particulière et possède son habitat propre. Des espèces peu mobiles, telles qu'un grand nombre d'invertébrés, sont susceptibles de disparaître complètement une fois détruit l'habitat forestier. Harrison souligne par ailleurs que les parasites des cultures sont rarement des espèces sylvicoles vraies, mais des immigrants venus d'habitats différents; il y a cependant des cas de déprédations sérieuses, par exemple du fait des éléphants lorsque la mise en valeur a perturbé leur habitat.
L'effet d'une destruction étendue peut, par conséquent, aller jusqu'à la totale élimination des divers types de forêts tropicales humides et des espèces qu'elles renferment.
Citons Whitmore (1975): «Conserver un habitat approprié doit être le principe de base. Si ce principe simple est appliqué, l'existence future des animaux et des plantes de la forêt humide sera assurée et cette forêt continuera d'entretenir et d'enrichir la vie de l'homme. L'habitat sera conservé si l'on réserve suffisamment d'échantillons représentatifs de forêt tropicale vierge sous la forme de parcs nationaux qui devront rester à jamais inviolés. Les parcs nationaux sont des aires forestières dans lesquelles on maintient des populations animales et végétales suffisantes pour leur permettre de conserver toute leur diversité génétique, notamment pour les espèces qui se rencontrent à une très faible densité, telles que calao, tapir et tigre, et celles qui ont des territoires étendus, telles que le gaur et l'éléphant... Une large part des mammifères et des oiseaux ne se rencontrent qu'à faible altitude, de même que la majorité des plantes les plus intéressantes pour l'usage humain. C'est pourquoi il est essentiel de conserver des forêts sempervirentes de plaine (qui sont les plus utiles pour l'exploitation forestière) et autres formations de basse altitude; il serait absolument insuffisant de conserver uniquement des formations montagnardes.»
Si l'on examine le problème à l'échelle mondiale, on trouve peu de raisons d'optimisme. Certaines indications sont données dans la liste des parcs nationaux et autres zones protégées, publiée par l'UICN (1974).
La superficie totale aménagée en parcs nationaux et réserves assimilées se répartit comme suit:
Forêts tropicales humides |
13 650 000 hectares |
Zones tropicales d'altitude |
1 500 000 hectares |
Forêts de mousson |
608 000 hectares |
Près de 6 millions d'hectares sont situés au Zaïre, l'Amazonie brésilienne ne possède aucune réserve, et il y en a peu dans les forêts de plaine où les besoins sont les plus grands. Ces chiffres sont à rapprocher de la superficie totale de forêts tropicales humides qui est certainement supérieure à 10 millions de kilomètres carrés (d'après Persson, 1974).
La situation est encore plus décourageante si l'on considère la répartition selon les aires biologiques, laquelle nous donne une idée de l'efficacité que peuvent avoir ces réserves pour protéger des types régionaux caractéristiques de forêts tropicales humides avec leur faune et leur flore particulières.
L'analyse de la liste publiée par des Nations Unies montre que sur les 42 aires biologiques qui sont occupées en tout ou partie (par exemple, dans les zones montagneuses et insulaires) par la forêt tropicale humide, cinq renferment plus de 10 réserves mentionnées dans La liste, six en renferment entre six et dix, trois entre trois et cinq, quinze une ou deux, et treize n'en possèdent aucune.
Il est évident qu'une couverture beaucoup plus complète serait nécessaire pour assurer la conservation des ressources génétiques des forêts tropicales humides in situ. C'est là un des principaux domaines d'action de l'UICN, où elle coopère avec l'Unesco dans ses efforts pour parvenir à la création de réserves de la biosphère.
On sait peu de choses sur les dimensions à donner aux réserves pour permettre aux espèces de la forêt humide de survivre. Whitmore (1975) cite l'exemple du Taman Negara dans la péninsule de Malaisie. «On estime que le Taman Negara (4 340 kilomètres carrés) renferme 60 pour cent des mammifères endémiques caractéristiques de la région (rebord du plateau de la Sonde); 142 de ces 198 espèces dépendent de la forêt pour leur subsistance, et la plupart d'entre elles vivent au-dessous de 330 mètres d'altitude (Medway, 1971); 172 des 241 espèces connues d'oiseaux de forêts de plaine et 52 des 76 espèces montagnardes connues, nichant en Malaisie, ont également été observées dans ce parc (Wells, 1971). Les plus belles forêts de plaine, couvrant quelque 30 pour cent du Taman Negara, renferment des bois dont la valeur a été estimée en 1971 à environ un million de dollars malais par mile carré (2,6 kilomètres carrés). On peut s'attendre dans l'avenir à ce que de très fortes pressions s'exercent en vue de l'exploitation de ces bois, mais si l'on veut que le Taman Negara remplisse son rôle il faudra résister à ces pressions (Ho et al., 1971).»
Terborgh (1974) a tenté d'estimer le taux d'extinction des espèces d'oiseaux, en se basant sur des analogies avec les faunes insulaires. Par ailleurs, Whitmore (1975) a tiré argument des densités connues et du nombre d'individus que l'on pense nécessaire pour fournir un réservoir de gènes suffisant. «Les arbres fruitiers sauvages se rencontrent dans les forêts humides de plaine de Malaisie à une très faible densité. Au cours d'un inventaire effectué sur 676 hectares dans l'Ulu Kelantan, on n'a trouvé que peu d'espèces ayant plus de 24 individus par 100 hectares, et 11 espèces sur 18 avaient moins de 13 individus/100 hectares (Whitmore, 1971). On peut voir que si, comme c'est vraisemblable, il faut pour chaque espèce un minimum de 10 000 arbres pour fournir une réserve de gènes adéquate (Toda dans Richardson, 1970), ce sont d'immenses étendues qui devront être mises en réserve.»
Selon moi, il n'y a pas de réponse unique à cette question. Si l'on désire protéger ces zones à perpétuité, le succès dépendra non seulement des dimensions données aux réserves, mais également de la gamme de conditions écologiques que l'on y rencontrera, compte tenu des changements de climat auxquels on peut raisonnablement s'attendre, mais dont tout essai d'estimation précise serait hautement hasardeux. En l'absence d'indications plus précises, il semblerait prudent:
- De choisir des zones étendues et présentant une gamme de conditions écologiques le plus large possible - de sols très humides à des sols secs par exemple, ou encore de basses altitudes à de hautes altitudes.- De les compléter par des réserves plus petites (Wyatt-Smith, 1950), choisies pour représenter des échantillons d'une gamme de conditions aussi vaste que possible et renfermant le nombre maximal possible d'espèces.
- D'enregistrer tous les changements observés, de façon à pouvoir constamment améliorer les méthodes.
On pourrait ajouter ici quelques mots sur deux autres caractéristiques des forêts tropicales humides qui sont souvent mentionnées dans la littérature comme arguments en faveur du maintien de l'état boisé. Ce sont la «productivité biologique» de la forêt et les relations qui existent entre la diversité et la stabilité.
Il est extrêmement difficile de mesurer le taux de production de matière sèche dans les forêts tropicales humides, et les données sur ce point sont très rares. Whittaker et Likens (Woodwell et Pecan, 1973) l'estiment dans la forêt tropicale humide à 900 grammes de carbone par mètre carré et par an (20 tonnes de matière sèche/hectare/an). Mais dans une forêt climacique, ce qui est présumé être le cas des forêts tropicales humides, la biomasse est constante, de sorte que cette production est contrebalancée par un taux équivalent d'oxydation (par les herbivores, les champignons, les bactéries, etc.). Ce taux de production est largement dépassé par certaines cultures (telles que la canne à sucre), par les palmiers à huile et les hévéas lorsque les conditions sont favorables (Wycherley, 1969), et par les plantations forestières tropicales (Dawkins, 1967). Ce fait n'a rien d'étonnant si l'on considère que le climat des forêts tropicales humides représente un état stable avec des arbres de tous âges tandis que les autres formations sont généralement dans la partie logarithmique de la courbe de croissance.
Un semblable malentendu entoure la notion de «diversité» des forêts tropicales humides et son rapport avec la stabilité. Certains types de ces forêts ont sans aucun doute une diversité aussi grande que n'importe quelles autres formations dans le monde (Poore, 1968).
Cette diversité leur confère une certaine stabilité vis-à-vis des transformations naturelles que peut subir le milieu dans lequel elles ont évolué (changements de climat faibles et graduels, processus géomorphologiques, etc.), et serait de nature à assurer des mécanismes de défense contre les invasions d'insectes ou les épidémies. Les conditions n'ont cependant pas évolué de manière à neutraliser l'action destructrice de l'homme et, loin de procurer aux forêts tropicales humides la stabilise nécessaire face à ces nouvelles menaces, la diversité les rend au contraire exceptionnellement fragiles et vulnérables (Gómez-Pompa, Vásquez-Yanes et Guevara, 1972)
Au cours de la période 1965-71, un total de 17,56 millions de gallons (46 millions de litres) ont été employés au Viet-Nam sur les forêts et les cultures, sous la forme de mélanges contenant du 2,4-D, du 2,4,5-T, du Pictoram et de l'acide cacodylique. Les forêts de l'intérieur et les mangroves ont été soumises à des traitements d'intensités variables.
Les effets en ont été analyses très en détail dans des publications de la National Academy of Sciences, des Etats-Unis; on trouvera un résumé de cette analyse et ses conclusions dans le document paru en 1974.
L'effet sur les forêts de terre ferme dépend largement du nombre et de l'intensité des applications. Une seule application ne fait guère que défolier les arbres dominants; plusieurs applications ont un effet plus sérieux. On estime qu'environ un sixième du bois d'uvre a été perdu et que les dommages ont «certainement été graves et étendus». La restauration des forêts devrait toutefois être possible après inventaire détaillé. On n'a trouvé aucune preuve de latérisation ou de perte de fertilité des sols.
Dans la mangrove, les conséquences ont été plus sérieuses. Environ un tiers de la superficie totale de mangroves (260 000 hectares sur 720 000) a reçu des pulvérisations; on n'y trouve aucune trace de recolonisation ou de régénération, ce qui est probablement dû au comportement vivipare de la plupart des espèces de la mangrove. On n'a pas de preuves concluantes en ce qui concerne l'effet sur les poissons et la pêche. Enfin, l'élimination de la mangrove au moyen de phytocides a, sur l'incidence du paludisme, les mêmes conséquences que la coupe.
Par populations forestières tropicales, nous entendons ici celles dont le mode de vie est adapté au milieu forestier tropical. En général, leur économie comprend une part de cueillette (chasse, cueillette proprement dite, pêche). Lorsque la cueillette est exclusive (comme chez les chasseurs-cueilleurs), ou dominante (comme chez les chasseurs-planteurs), son rôle dans l'économie est facile à apprécier. Mais il y a aussi des populations qui, tout en étant presque exclusivement agricoles, pratiquent des systèmes de culture qui ne se substituent pas à la forêt mais coexistent avec elle.
Parmi ces populations, il n'en existe pas deux de semblables. La gamme va des petits groupes nomades en passant par le semi-nomadisme et le semi-sédentarisme, jusqu'aux grandes tribus sédentaires. Cette énorme variété de cultures fait qu'il est difficile de généraliser quand on parle de populations forestières tropicales; toutefois, dans ce contexte, il sera entendu que nous nous référons toujours à ceux des habitants de la forêt qui, en raison de leur mobilité (nomadisme), ou de leur d'expérience de cultures ayant des systèmes de valeurs entièrement différents, ou encore pour ces deux raisons à la fois, sont mal armés pour faire face aux pressions du développement.
L'effet extrême du développement et de la mise en valeur sur les populations forestières est de les tuer. Elles n'ont en général aucune résistance à des maladies telles que la grippe, la rougeole, la variole ou la tuberculose, qui ont décimé des populations entières bien plus souvent que les rares tentatives de génocide. Il faut souligner cependant qu'il n'en est résulté que rarement l'extinction totale d'une population, génétiquement parlant du moins. Les survivants sont absorbés soit par la culture dominante, habituellement au plus bas niveau, à l'état de paysans de sang mêlé, soit par une autre population forestière auprès de laquelle ils ont cherché refuge; il arrive enfin qu'ils recouvrent leur vitalité.
Le premier contact a invariablement pour résultat l'apparition d'épidémies, qui conservent souvent un caractère récurrent pendant une certaine période. Les populations qui traditionnellement se déplaçaient en petits groupes sur tout leur territoire pendant tout ou partie de l'année, sont particulièrement sujettes à la contamination lorsqu'elles sont sédentarisées (généralement en groupements importants).
La vulnérabilité des populations forestières aux maladies importées les rend tributaires de l'assistance médicale extérieure, alors qu'elles ne l'étaient pas auparavant. Paradoxalement, il peut en résulter un accroissement du nombre des maladies incurables. En effet, une fois que ces populations ont été traitées selon les thérapeutiques modernes, elles perdent confiance en leurs propres pratiques curatives, d'autant que celles-ci sont généralement inefficaces à l'égard de maladies comme la rougeole, la variole et autres. Malheureusement, les maladies traditionnelles, en particulier celles d'origine psychosomatique, peuvent persister pendant un certain temps alors que les pratiques religio-médicales qui auraient pu les soigner ont disparu. La médecine occidentale qui les a remplacées est, naturellement, mal armée pour traiter une maladie qui est l'expression d'une culture toute différente, et demeure impuissante à la guérir.
Ce phénomène est symptomatique de la profonde crise morale qui suit fréquemment le premier contact des populations forestières avec la «civilisation». Les causes en sont variées, outre l'énorme choc provoqué par l'apparition de maladies inconnues contre lesquelles elles ne peuvent rien. Une de ces causes est la révélation du fait que même les adultes les plus respectés et les plus capables du groupe n'arrivent plus à faire face. Les règles de vie ont changé mystérieusement, et il ne suffit plus d'être habile chasseur ou pêcheur ou bon planteur. Les populations forestières dont nous parlons ici n'ont aucune expérience de l'argent, et se laissent tromper par des gens plus évolués qui trouveraient dommage de ne pas tirer le parti maximal de la situation.
Bien souvent, la culture dominante ne cache pas son mépris ou sa pitié pour les us et coutumes de la tribu forestière. Les visiteurs s'offusquent de la nudité des corps, prennent une attitude paternaliste et rient au spectacle de rites qu'ils ne comprennent pas. Devant ces réactions, les populations forestières perdent encore plus confiance en découvrant que leurs institutions les plus vénérées ne sont d'aucun secours face aux changements imposés par une autre culture. Il ne faut pas sous-estimer les effets de ce traumatisme moral, car le fait pour un être humain d'être privé de la foi dans tout ce qui avait de la valeur pour lui peut être aussi destructeur que d'être privé de moyens de subsistance.
Des interventions apparemment bénignes de la culture dominante peuvent également avoir un effet démoralisateur; c'est le cas lorsque l'on crée des réserves pour protéger les tribus forestières, en détachant un fonctionnaire chargé d'empêcher les contacts indésirables, de fournir une aide médicale élémentaire, etc. Des adultes d'esprit très mûr et pleins d'expérience se trouvent alors traités en mineurs, et finissent par être convaincus qu'ils ne sont pas de force à résister aux pressions du monde extérieur.
Ces problèmes ne sont pas aisés à résoudre. Si une attitude de laisser faire risque de provoquer la destruction d'une population, il est difficile de traiter autrement qu'en mineurs des gens qui ne parlent pas la langue nationale, ne comprennent pas la notion de propriété individuelle du sol ni la valeur de la monnaie, n'ont aucune expérience d'une économie basée sur le travail, et enfin n'ont ni les moyens ni l'expérience d'une représentation politique.
L'introduction de la monnaie et de techniques étrangères au système social de la tribu en sape fréquemment les fondements sans lui fournir un substitut. Là où les échanges de biens et de travail étaient bases sur les relations de parenté, l'avènement de l'économie monétaire se traduit par un affaiblissement, souvent très grave, de ces relations, et l'ordre tribal fait place à des rapports impersonnels d'où la structure familiale est exclue.
Les techniques tribales, aussi adaptées qu'elles soient à l'économie de la tribu, ne peuvent tenir devant l'afflux des biens manufacturés, qui les élimine avant que les gens n'aient eu le temps d'apprendre à gagner suffisamment pour acheter les substituts et de s'adapter à une économie de travail. Souvent les méthodes tribales ont pour la société une signification beaucoup plus grande qu'on ne pourrait le déduire de leurs fonctions utilitaires. Par exemple, la «longue case» des Motilone de Colombie détermine les structures sociales des Motilone autant qu'elle est déterminée par elles. Le remplacement de l'habitat traditionnel par des formes «modernes» a entraîné un effondrement des structures sociales des Motilone, de la même façon que l'organisation sociale des Bororo du Brésil a été sapée à la base lorsque les missionnaires les forcèrent à construire leurs maisons en rangées plutôt qu'en cercle selon la tradition.
Parmi les conséquences de la mise en valeur, la plus aliénante pour les populations forestières est sans doute la perte de leurs terres, avec lesquelles elles pouvaient subvenir à leurs besoins; désormais elles ne sont plus autosuffisantes. Avec des terres, les gens de la forêt conservent leur dignité du fait qu'il, peuvent continuer à en tirer leur subsistance, et en même temps conservent la faculté de retourner (totalement ou partiellement) à leur économie primitive, au cours du long et laborieux processus d'adaptation à un mode de vie entièrement différent. Il va sans dire que toute population forestière devrait se voir garantir par la loi la pleine jouissance de la totalité de son territoire traditionnel, la propriété en étant dévolue à la collectivité dans son ensemble. Si la tribu est confinée sur un territoire trop petit pour pouvoir y pratiquer son économie de subsistance traditionnelle, elle ne peut plus subvenir à ses besoins. C'est aussi ce qui arrive si elle est déplacée vers une zone de même surface, mais différente écologiquement. Si la propriété est dévolue à l'individu plutôt qu'au groupe, il sera facile à des étrangers de mettre à profit l'ignorance des gens en ce qui concerne les règles de la propriété individuelle, et de leur racheter leurs terres à vil prix, leur laissant dans les mains une somme d'argent insuffisante même s'ils savaient quel usage en faire.
La transformation d'une culture n'est jamais uniforme. Trop souvent, les changements qui se produisent ne sont pas accompagnes de changements compensatoires. On ne façonne plus d'objets, des coutumes s'éteignent mais les forces qui les évincent sont incapables de combler le vide que crée la disparition de ces objets ou de ces coutumes. Ainsi, partout dans le monde, les minorités indigènes ont perdu une grande part, sinon la totalité de ce qu'il y avait de positif dans leur culture, sans acquérir en retour grand-chose de positif de la culture dominante. Elles se sentent encore différentes, mais ont perdu leur assurance à l'égard de ce qui fait cette différence. Le développement ne transpose pas une population forestière dans les grands courants de la communauté nationale, mais dans des limbes culturels où elle n'a plus aucune personnalité propre.
La connaissance profonde et détaillée de leur milieu naturel qui est l'une des grandes forces des peuples forestiers, étant transmise oralement, est l'un des premiers parmi les aspects les plus positifs de leur culture à disparaître, notamment lorsqu'ils ont perdu leurs terres et leurs ressources vitales. Cette perte est tout particulièrement regrettable, car cette connaissance du milieu naturel aurait pu fournir un puissant trait d'union entre les deux cultures, celle de la forêt et la culture nationale dominante, puisqu'elle est de la plus grande utilité pour les deux. Judicieusement exploitée, elle permettrait de rendre aux gens de la forêt leur fierté et leur confiance, et d'apporter une contribution appréciable au développement harmonieux des régions forestières, pour le plus grand profit de la nation tout entière.
C'est devenu une rengaine qui finit par perdre son sens. Les conséquences risquent d'en être très profondes; comme par exemple:
- La perte de plasma germinatif de plantes alimentaires, d'intérêt aussi bien universel, comme la banane ou le cocotier, que local, comme le rambutan ou le mangoustan.- La perte de plasma germinatif de plantes médicinales ou d'autres plantes non alimentaires essentielles, telles que Rauwolfia.
Au-delà d'un certain point, la culture de ces plantes deviendrait plus difficile, à mesure que les programmes de sélection seraient de moins en moins aptes à procurer les moyens de combattre les attaques de ravageurs et, surtout, de maladies. L'expérience semble indiquer que la conservation «artificielle» de plasma dans des banques de semences n'est pas en elle-même une assurance de variété génétique. Tant que nous ne sommes pas en mesure de garantir la survivance pratiquement indéfinie de plasma germinatif dans des milieux contrôlés par l'homme et, en même temps, de prédire les cas innombrables pour lesquels les généticiens pourraient avoir à créer de nouveaux hybrides, les banques statistiques et les réserves «naturelles», où l'évolution se poursuivra, seront vraisemblablement toutes deux essentielles.
- La perte de produits non encore mis au point et qui ne le seront jamais est la troisième conséquence d'une moindre richesse génétique. On entre là dans un domaine de spéculation un peu hasardeux où on croira entendre le rire moqueur de l'économiste anglais Wilfred Beckerman, qui disait que personne ne regrette que son grand-père n'ait jamais réussi à découvrir le produit miracle, le «beckermonium» (Beckerman, 1974). Il est fort possible, toutefois, que beckermonium soit synonyme de prudence.
La gamme de composés chimiques que l'on trouve dans les végétaux de la forêt tropicale humide est sans équivalent ailleurs, néanmoins, elle a été très peu explorée - c'est une véritable mine d'aliments, de boissons, de médicaments, de drogues contraceptives ou abortives, de gommes, résines, parfums, colorants, insecticides spécifiques, etc., dont nous avons à peine entamé les filons. Ne sachant pas exactement ce que renferme cette mine, nous ne pouvons pas, à proprement parler, affirmer que nous perdrions quoi que ce soit en la détruisant (de même que le blé ne nous manquerait pas s'il avait été anéanti avant que l'homme ne le domestique). Il serait toutefois imprudent de restreindre ainsi les options économiques des nations qui ont la chance d'avoir encore sur leur territoire des forêts tropicales humides. Il convient aussi de se rappeler que les découvertes chimiques qui ont conduit à la mise au point d'un grand nombre de produits synthétiques - depuis l'aspirine jusqu'aux contraceptifs oraux - n'étaient pas des «inventions», mais avaient leur principe dans des plantes.
En dehors des effets nuisibles évidents résultant de la perte de diversité génétique, la destruction des forêts tropicales humides risque de réduire la productivité de l'agriculture locale. Une production vivrière soutenue dans les zones de forêt tropicale humide peut, même si elle n'en dépend pas totalement, être facilitée par la persistance d'étendues boisées, qui servent de refuges, de lieux de reproduction et de source d'alimentation de complément aux animaux pollinisateurs ou aux prédateurs et parasites d'animaux nuisibles.
Peu d'études semblent avoir été consacrées aux échanges bénéfiques d'espèces (mouvements des animaux mentionnés ci-dessus) entre les zones de forêt tropicale humide et les zones de cultures ou de plantations. Quelques travaux ont été faits à ce sujet dans les régions tempérées, où les conditions sont évidemment différentes et, d'après les résultats, il serait souhaitable d'entreprendre une recherche poussée sur ce point dans les régions tropicales. En attendant, le rôle - peut-être modeste - de la forêt tropicale humide comme réservoir d'espèces utiles, sinon essentielles, pour une production assurée et peu coûteuse d'aliments, ne devrait pas être compromis par la destruction de cette forêt.
Certaines souches de virus, normalement cantonnées dans l'étage supérieur du couvert forestier, peuvent être obligées de migrer vers des niveaux plus bas, où elles risquent de contaminer les populations humaines, si une trop large étendue du couvert forestier est enlevée. C'est ce qui semble s'être produit dans le cas des épidémies de dengue hémorragique qui se sont déclarées récemment en Malaisie.
La destruction des forêts tropicales humides pourrait avoir d'autres conséquences qui, de par leur nature, sont impossibles à évaluer, et de ce fait sont rarement mentionnées dans les débats. Malgré leur inconsistance apparente, elles n'en sont toutefois pas moins réelles et importantes.
Le progrès humain est attribuable dans une large mesure à la faculté de l'homme d'apprendre tout ce qu'il peut de son milieu naturel, et d'utiliser ensuite cette connaissance pour le façonner a ses propres fins. Les forêts tropicales humides sont parmi les moins connus des milieux naturels, et cependant elles sont essentielles à notre compréhension des problèmes fondamentaux de l'évolution et de l'écologie, entre autres l'utilisation rationnelle des aliments et de l'énergie, et l'évolution des relations interspécifiques. Il est possible que les progrès futurs de la technologie et de la civilisation, notamment dans les régions tropicales, dépendent jusqu'à un certain point de la conservation, dans la forêt tropicale humide, de zones vierges qui serviraient de laboratoires vivants.
Ce n'est pas le lieu ici d'examiner en détail les effets du déboisement sur les sols tropicaux et sur le régime des eaux dans les bassins hydrographiques. On trouvera des données générales sur ce point dans Pereira (1973) ou dans Russell (1973), par exemple.
Comme pour les autres effets du déboisement, il faut se garder des généralisations sommaires. Tout dépend de l'endroit où la forêt est enlevée, de la façon dont elle est enlevée, et de l'utilisation qui est ensuite faite du sol. Russell (1973) a résumé les caractéristiques générales les plus importantes des sols tropicaux. Voici quelles sont, très simplifiées, ces caractéristiques:
- Il y a des différences considérables entre les sols jeunes, qui peuvent renfermer des éléments nutritifs abondants, et les sols très évolués qui se trouvent sur les socles continentaux anciens; les différences tiennent à l'intensité des processus d'altération.- La décomposition des matières végétales et animales et leur absorption par la végétation sont très rapides, ce qui fait qu'à tout moment une proportion élevée d'éléments nutritifs se trouve dans le peuplement végétal vivant. L'activité biologique est de ce fait limitée à la couche superficielle du sol.
- La capacité de rétention de l'eau et la capacité d'échange des cations sont généralement faibles.
De ce fait, de nombreuses stations de la forêt tropicale humide paraissent plus fertiles qu'elles ne le sont en réalité; les changements apportés à l'utilisation des sols doivent, par conséquent, être basés sur une connaissance des caractéristiques des différents sols et sur une prospection pédologique convenable. Sur beaucoup de sols, tels que les podzols tropicaux (Brunig, 1969), les tourbes acides, et tous les sols fortement inclinés, il faudrait maintenir un couvert arbustif permanent qui les protège de l'insolation directe et de l'action érosive de la pluie.
On dispose maintenant de beaucoup de connaissances pour pouvoir pratiquer une agriculture productive et stable dans cette zone. Les conditions du succès sont une évaluation précise de l'aptitude des sols, un choix judicieux des cultures, des méthodes appropriées de défrichement et de lutte contre l'érosion, et enfin des modes de culture adéquats. Il faut donc y appliquer une technicité sans défaillance, et des investissements continus pour les engrais et la lutte contre les ravageurs. Si toutes ces conditions sont remplies, on peut espérer dans certaines régions atteindre un niveau élevé et soutenu de la production, avec tous les avantages qui en découlent pour l'alimentation des populations et la santé économique du pays. Dans le cas contraire, toute la richesse potentielle que le couvert forestier avait maintenue intacte peut se trouver rapidement dissipée, avec toutes les conséquences bien connues d'érosion, alluvionnement des cours d'eau, inondations, colonisation par des espèces secondaires sans valeur, ou au mieux le maintien d'une agriculture sur un sol appauvri par suite du lessivage et de la destruction de la structure.
Je ne dispose pas de données suffisantes pour pouvoir apprécier quelle proportion des sols des forêts tropicales humides serait apte à supporter une agriculture stable, mais il est probable que sur une large part d'entre elles des limitations seraient imposées par la pente, la mauvaise qualité des sols, ou une pluviosité excessive. Les sédiments tertiaires et quaternaires du bassin de l'Amazone sont vraisemblablement en majorité impropres à l'agriculture. Par contre, sur une zone de près de 100 000 hectares dans l'est de la péninsule de Malaisie, on a les chiffres suivants (FENCO, 1972): sols impropres à l'agriculture ou à la sylviculture dans les conditions techniques actuelles, 28,5 pour cent, dont plus d'un cinquième (4,6 pour cent du total) serait à classer en parcs nationaux ou zones de protection; 10,9 pour cent offrent certaines ressources d'avenir pour l'exploitation forestière (marécages et tourbières), mais aucun potentiel agricole, bien que 60,4 pour cent conviennent à l'agriculture, mais la proportion des sols de classes I et II, c'est-à-dire exemptes de contraintes d'utilisation, n'est que de 28,2 pour cent.
Il ne faut pas perdre de vue que ces proportions sont relativement élevées et que le Sud-Est asiatique est un peu un cas particulier par comparaison avec l'Afrique ou l'Amérique tropicale. On a indiqué, par exemple, pour l'Amazonie, des proportions de terres cultivables ne dépassant pas 1 pour cent. D'une manière générale, il y a plus à attendre, en ce qui concerne l'accroissement de la production agricole (y compris celle des graminées), de l'amélioration des méthodes pratiquées dans les zones déjà ouvertes, que du défrichement de nouvelles terres.
On sait peu de chose des effets à long terme de la culture sur les sols tropicaux lessivés, ou sur leur niveau de productivité, mais en tout état de cause, il faut des apports d'engrais importants pour maintenir celui-ci dans les plantations d'hévéas et de palmiers à huile, et il en va sans doute de même pour les autres plantations arbustives (Wycherley, 1969); à moins d'envisager un système qui combinerait production végétale et production animale, reposant sur un recyclage des éléments nutritifs en circuit fermé.
La conversion des forêts humides en prairies ouvertes destinées à l'élevage de ruminants doit être abordée avec prudence. De tels pâturages se sont parfois avérés productifs, notamment lorsqu'ils ont été établis sur des sols fertiles, mais le plus souvent ils ont échoué, et il en est résulté une dégradation des sols et une faible productivité du bétail. C'est ainsi qu'en Amazonie, on a défriché et converti en prairies d'élevage de vastes surfaces de forêts. Souvent, le sol se tasse très rapidement, et il se produit une forte invasion de mauvaises herbes en l'espace de quelques années. Par endroits ces défrichements étendus ont accru le risque d'inondations.
Pereira (1973) a effectué une étude approfondie de cette question. Les conséquences désastreuses d'une mauvaise utilisation des terres dans les bassins versants tropicaux sont bien commentées: accroissement des débits de crues, aggravation de la sécheresse, érosion entraînant une élévation du niveau du sol dans les plaines alluviales et par voie de conséquence, inondations, etc. Ce sont les défrichements non accompagnés de mesures conservatoires judicieuses qui ont les conséquences les plus graves, mais on doit également porter toute son attention sur les opérations sylvicoles, sur l'assiette des pistes de débardage et sur l'aménagement des plantations forestières. Reynolds et Wood (1975) ont décrit ces effets.
Dans les forêts tropicales humides le moyen le plus efficace et le moins coûteux pour protéger les bassins versants consiste probablement à maintenir le couvert forestier originel. Freise (1934) a montré que les sols forestiers ont un coefficient de porosité et une capacité de rétention de l'eau plus élevés que les sols défrichés. Ainsi, dans une station du Brésil, il a constaté une diminution de la porosité de 51 pour cent dans un sol vierge à 12 pour cent dans un sol dégradé, remontant après une année de protection par reboisement à 35 pour cent. Pereira (1973) cite au Kenya un exemple de site à 4 degrés de pente, à une altitude de 2 200 mètres, avec une pluviométrie annuelle de 1 500-2500 millimètres, et soumis à des précipitations de 90 millimètres (75 millimètres en une heure) tombant sur un sol déjà saturé par 10 jours de pluie. Le maximum de débit mesuré, provenant d'un bassin versant boisé de 540 hectares a été de 0,6 m3/s/km2, contre un débit de 27 m3/s/km2 provenant de 240 hectares récemment défrichés et convertis en plantation de théiers, où on avait apporté une grande attention à la conservation des eaux et des sols.
Dans l'espace de 10 ans, toutefois cette plantation de théiers avait acquis les mêmes caractéristiques hydrologiques que la forêt, en ce qui concerne, par exemple, le coefficient de ruissellement ou la régularisation des débits.
Les conclusions de Pereira valent d'être citées in extenso: «Ainsi il s'avère possible de franchir la phase critique de la mise en valeur, qui se situe entre le défrichement de la forêt et la reconstitution d'un couvert protecteur par la culture arbustive, sans dégradation permanente des ressources en eau ni perturbation définitive de leur régime. Le niveau élevé d'investissement et de compétence technique qui est nécessaire pour atteindre ce degré de régularisation, presque comparable à celui que procure la forêt, est en contraste flagrant avec l'invasion anarchique des bassins versants boisés par les paysans cultivateurs, qui ont détruit en Afrique orientale la plus grande partie des forêts situées en dehors des réserves forestières. Il importe d'interpréter correctement les conséquences hydrologiques du changement ainsi apporté à l'utilisation des terres. Les bassins versants de montagne d'où partent de grands cours d'eau exigent une protection attentive.»
«La foret naturelle, protégée contre les incendies, les exploitations et le pâturage, assure une excellente protection. Une dizaine de plantations de théiers dont l'étude préalable et la réalisation faisaient une large place à des mesures de conservation des sols d'un niveau technique élevé, ont jusqu'à présent, au cours de leurs dix premières années d'existence, montré que du point de vue hydrologique elles pouvaient constituer un substitut efficace de la forêt.»
Nous avons vu jusqu'à présent quels effets néfastes pouvaient avoir le défrichement de la forêt et sa conversion à d'autres usages, si ces opérations sont mal concertées ou mal exécutées. Essayons un instant de mettre les choses au pire et d'imaginer quelles pourraient être les conséquences extrêmes dans le futur; voici ce que nous verrions dans un siècle: dix à quinze millions de kilomètres carrés de la surface du globe réduits à des étendues incultes et improductives. Une agriculture prospère peut se maintenir dans les régions qui ont la chance de posséder des sols volcaniques stables, résistants à une mauvaise utilisation, et capables de redevenir productifs même après avoir été abandonnés. Mais pour le reste le tableau est tout différent: rien que des sols dénudés, stériles, profondément érodés et couverts de broussailles et de graminées pyrophiles supportant la plus pauvre agriculture de subsistance. La possibilité d'un retour à l'état de forêt par des processus naturels a disparu pour toujours, car il n'y a plus d'arbres forestiers. Au lieu de cela, les changements de végétation ne peuvent se produire que sous la forme d'une recolonisation par des espèces buissonnantes et des graminées ubiquistes, résistant au feu, et généralement sans valeur. Tout le capital naturel, en fertilité du sol, en variété d'organismes, en capacité de récupération, est irrémédiablement perdu. Pour reprendre une expression employée à propos du Moyen-Orient, ces zones seraient «dans un état stable d'érosion totale.»
JEUNE FOUGÈRE TROPICALE l'un des plus vieux survivants d'un très ancien passé
Le moyen d'obtenir les capitaux nécessaires à la restauration a aussi disparu: la forêt primitive, qui a été exploitée avec tant de prodigalité et d'imprudence au cours du siècle précédent. Il reste peut-être des minerais, mais ceux-ci risquent d'être une richesse sur le déclin.
Tout comme les arbres et la faune, les hommes qui ont vécu autrefois dans ces régions ont disparu, et avec eux leur science, leur art et leur culture. Au mieux, ils ont été complètement absorbés dans une économie urbaine; au pire, ils ont succombé en grand nombre à des maladies importées, ou mènent une existence misérable sur des sols marginaux ou dans des bidonvilles en bordure des cités.
Un dixième peut-être des espèces végétales et animales du globe sont éteintes ou en grand danger d'extinction. Quelques-unes subsistent, celles qui étaient adaptées à des conditions extrêmes, dans des zones trop inaccessibles ou trop inhospitalières pour que l'homme y parvienne. Beaucoup d'espèces ont disparu pour toujours avant même que l'homme n'en ait connu ou compris l'utilité ou éprouvé l'agrément.
Les sols érodés ont perdu la plus grande partie de leur aptitude à absorber et retenir l'eau, de sorte que les parties basses des bassins versants sont soumises à des successions périodiques d'inondation et de sécheresse, et les eaux sont si chargées de limon qu'elles sont inutilisables, à moins de traitements coûteux, pour les usages domestiques ou même industriels. Les réservoirs naturels s'envasent rapidement et beaucoup de barrages n'ont jamais été construits, qui auraient servi à produire de l'énergie, à régulariser les eaux pour l'irrigation et à d'autres fins encore. Sur la plus grande partie du pays règne la sécheresse, provoquée par le ruissellement rapide et l'abaissement des nappes, même si le climat n'a pas changé à la suite de la disparition désastreuse du couvert végétal. Mais il est probable qu'avant que tout cela ne se produise, il y aura eu des famines généralisées, des épidémies et des guerres civiles.
Peut-être est-ce pure imagination. Mais c'est sans doute ce qu'on avait pensé de l'avertissement lancé par Platon il y a deux mille ans - un cri d'alarme qui ne fut pas entendu; on ne voit que trop bien aujourd'hui les conséquences de cette inattention. Le passage suivant, tiré du Critias (vers 400 av. J.C.), vaut la peine d'être cité, tant le message qu'il contient reste d'actualité:
«Il y a en Attique des montagnes qui maintenant ne nourrissent plus que des abeilles, mais qui naguère encore étaient revêtues de beaux grands arbres dont le bois servait à couvrir les plus grands édifices; les charpentes taillées jadis dans ces arbres existent encore. Il y avait aussi dans le pays beaucoup de nobles arbres fruitiers, et de riches pâturages pour nourrir le bétail. La pluie qui tombait chaque année ne s'écoulait pas comme maintenant sur des sols dénudés pour aller se perdre dans la mer. La terre la recevait dans toute son abondance et la conservait dans la glaise imperméable, et l'eau qui s'infiltrait dans les collines était restituée dans les vallées sous la forme de sources et de rivières, qui procuraient partout de l'eau à profusion. Les monuments sacrés qui subsistent encore de nos jours sur l'emplacement de ces richesses en eau disparues témoignent de la justesse de mon hypothèse.»
Ce processus de dénudation et d'appauvrissement s'est poursuivi jusqu'à nos jours presque sans obstacle, quoique plus lentement, puisqu'il y a moins à enlever. Il est maintenant si achevé qu'il est presque impossible de persuader les gens qui vivent là que leur milieu ait jamais pu être différent. Pourtant, comme beaucoup d'espèces végétales ont des semences longévives et des modes de dissémination efficaces, il est possible qu'il y ait relative ment peu d'espèces éteintes. On a encore là les matériaux pour fournir la base d'une restauration. Sous les tropiques, notamment dans la zone de forêt humide, la situation serait différente.
Il est malheureusement trop facile de trouver, quelque part dans la zone de forêt tropicale humide des exemples de chacun des processus que j'ai décrits ci-dessus. Des concessions d'exploitation forestière ont été accordées massivement aux Philippines, en Indonésie et à Sabah avant que l'on ne connaisse la destination finale des terres. L'Amérique latine abonde en exemples de colonisation des terres sans étude préalable de la vocation des sols, et souvent sur des sols où la culture permanente n'a aucune chance de réussir.
Dans presque toutes les régions, on entreprend l'exploitation des forêts avant d'avoir les connaissances sylvicoles de base nécessaires pour en tirer dans l'avenir un rendement soutenu. Les derniers vestiges de types de forêt uniques sont défrichés ou exploités sans égard pour la valeur qu'elles peuvent avoir à d'autres points de vue. Des populations indigènes sont déplacées pour permettre d'autres utilisations des terres. Même dans les pays où la mise en valeur se fait après une étude sérieuse de la vocation des sols, on ne prend pas de dispositions suffisantes pour assurer la sauvegarde des zones naturelles et des ressources génétiques. Partout enfin, on poursuit la mise en valeur sans tirer profit de l'expérience déjà acquise.
Mais rien de tout cela n'est inéluctable, et le tableau pourrait être tout autre. Voici ce qu'on y verrait: des zones soigneusement choisies et d'une étendue suffisante, réservées pour assurer la protection de la flore et de la faune et des écosystèmes; d'autres zones naturelles, sélectionnées en fonction de la beauté de leurs paysages comme zones d'agrément et de loisirs; le couvert forestier naturel protégeant les bassins de réception et les berges des cours d'eau; les terres impropres à l'agriculture, aménagées partout où cela est compatible avec les objectifs de la conservation, en vue d'une production soutenue de bois ou autres produits forestiers; des plantations arbustives intensivement aménagées sur les sites convenables; et enfin, compte dûment tenu des nécessités de la protection, tous les sols à haut potentiel de fertilité et soumis à peu de limitations mis intensivement en culture.
Dans une grande partie de la zone de forêt humide, ce choix est encore possible. Une forte proportion de la surface est encore boisée, et le climat favorise la croissance des végétaux. Mais dans certaines régions, la pression démographique oblige à recourir au lent processus de la restauration de; terres.
La réalité des faits se situera vraisemblablement entre ces deux extrêmes. Il est malheureusement improbable que les gouvernements entreprennent et maintiennent à son haut niveau la planification à long terme nécessaire pour que les possibilités évoquées en deuxième lieu se concrétisent et, même s'ils le faisaient, il est inévitable que des erreurs soient commises. Une difficulté supplémentaire réside dans les besoins élevés d'énergie et d'engrais des systèmes intensifs. La réalisation du paysage esquissé ci-dessus dépend du zonage des terres en fonction de leurs aptitudes. Certaines terres seront protégées contre les changements par l'intensification de la mise en valeur sur d'autres terres. Cette intensification peut consister soit en investissements en machines, engrais et pesticides (nous simplifions quelque peu), soit, dans des systèmes plus autarciques, en travail humain plus intensif. Ces deux catégories de moyens peuvent permettre d'atteindre le même objectif, et toutes deux sont compatibles avec le type de zonage envisagé. Il en résultera, toutefois, des changements considérables dans le mode de vie des populations concernées. Le choix dépendra sans doute des préférences politiques et des tendances futures des coûts de l'énergie, du coût et des disponibilités des engrais importés et de la demande future intéressant les matières premières qui peuvent être produites dans les régions de i vêt tropicale humide. Ce qu'il faut souligner ici, c'est qu'une classification et un aménagement judicieux des terres laisseront ce choix ouvert; une mauvaise planification et un mauvais aménagement l'interdiraient inexorablement.
Quelle est alors la conclusion? Elle est simple, et elle n'a rien de nouveau. Si l'on veut tirer des forêts tropicales humides le profit maximal, tout en évitant les conséquences indésirables, trois choses sont nécessaires: bien planifier la répartition des terres et leurs divers modes d'utilisation; appliquer des règles techniques rigoureuses lors du passage d'une utilisation à une autre; et enfin, une bonne organisation au niveau exécution. Cela exige pardessus tout une action gouvernementale vigoureuse, ainsi qu'une bien meilleure compréhension de la part du public. Bien que j'aie ici et là souligné le manque d'informations, on dispose dans le monde des connaissances et de l'expérience voulues pour prendre la majorité des mesures nécessaires en vue d'assurer un développement harmonieux des régions de forêts tropicales humides. Les principaux obstacles résident dans les attitudes et dans les institutions: mauvaise appréciation de l'importance vitale que revêt le choix de la voie à suivre; tendance à sacrifier les avantages à long terme au profit de gains immédiats, aussi fâcheuses que puissent en être les conséquences; absence de volonté d'action de la part des pouvoirs publics; manque de contact avec ceux qui pourraient donner des conseils utiles; insuffisance de personnel d'exécution d'un niveau satisfaisant; manque d'empressement à mener des recherches dans des domaines où le manque d'informations est justement le principal obstacle à l'action. Il y a enfin le fait que le public ne juge pas à leur juste valeur les objectifs visés et que ce qui peut apparaître dans l'immédiat comme un sacrifice inutile se justifie par l'espoir de bienfaits plus grands et plus durables dans l'avenir.
L'utilisation rationnelle des forêts tropicales humides dans l'avenir suppose un changement profond dans les mentalités. Nous devrions traiter les ressources mondiales comme nous traiterions notre jardin ou une oeuvre d'art précieuse. Il devrait être aussi inconcevable de détruire un seul hectare de forêt qu'il le serait de raser le Taj Mahal pour y faire passer une route goudronnée, ou de brûler un tableau de Raphaël pour se chauffer pendant une heure.
En pratique, cela signifie que la charge de la preuve devrait incomber à ceux qui veulent éliminer la forêt, plutôt qu'à ceux qui veulent la conserver. Ils devraient avoir l'obligation de démontrer que les changements qu'ils proposent vont véritablement dans le sens de l'intérêt durable de la communauté.
Pour terminer, je voudrais lancer un appel pour une action plus large. Il n'y a rien de nouveau dans ce que j'ai écrit ici. Certes, il y a des lacunes dans nos connaissances; l'inventaire va en être dressé dans les «Rapports sur l'état des connaissances» actuellement préparés par l'Unesco pour servir de base au Projet I du Programme MAB. Mais il faut dire et redire qu'une somme importante de connaissances théoriques aussi bien que techniques, et de résultats d'expériences pratiques existe déjà pour aborder les problèmes de la conservation des ressources de la forêt tropicale humide, et que les mesures de conservation ne doivent pas nécessairement mettre obstacle au développement rationnel de ces régions. Ce qu'il faut, c'est la volonté politique d'agir et d'appliquer ces connaissances dans tous les pays où se trouvent des forêts qui doivent être conservées dans le processus du développement. A ce sujet, des principes directeurs sont exposés brièvement et clairement dans la publication de l'IUCN intitulée «Directives pour le développement des régions de forêts tropicales». Une politique saine en matière d'utilisation des terres et une planification rationnelle basée sur des considérations écologiques à long terme sont essentielles. Les changements apportes à l'utilisation des terres doivent, dans la mesure du possible, chercher à préserver la liberté des options nationales, et naturellement il faut que dans chaque domaine l'aménagement se situe au plus haut niveau technique, et soit fondé sur une recherche continue. Les règles maîtresses se résument donc comme suit:
- Répartition judicieuse entre les diverses utilisations.
- Normes élevées de passage d'une utilisation à une autre.
- Normes élevées d'aménagement.