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Collaboration Etat-ONG à la gestion des ressources rurales: programme indien de fourneaux de cuisine améliorés

M. Maniates

Michael Maniates est professeur assistant à la faculté de géographie de l'Université de Radford, Virginie (Etats-Unis). Le présent article est fondé sur une thèse de doctorat, qui est le fruit de pratiquement 10 années de travail intensif sur le terrain et de concertation avec des ONG et des fonctionnaires du Gouvernement indien.

Techniques d'organisation ayant pour objectif la durabilité: opportunités, limitations et dangers de la collaboration Etat-ONG à la gestion des ressources naturelles renouvelables.

II est de mieux en mieux reconnu qu'une participation locale raisonnée est indispensable à la réussite des programmes de développement axés sur les ressources rurales que sont la forêt l'eau et le sol. Une des modalités possibles de cette participation - solution déjà explicitement ou implicitement adoptée dans une bonne partie de la littérature parue récemment sur le développement durable - consiste en une collaboration accrue entre les institutions publiques et les ONG s'occupant du monde rural. Une association entre partenaires petits et grands, nationaux et locaux, urbains et ruraux pourrait, comme beaucoup le suggèrent favoriser une participation plus intelligente aux efforts des gouvernements en faveur du développement rural.

La thèse de la collaboration va sans aucun doute de soi pour les lecteurs d'Unasylva. Les grandes institutions gouvernementales, malgré leur mentalité sou vent bureaucratique et rigide, disposent d'une expertise et de ressources appréciables. Les petites ONG locales connaissent bien les conditions qui les entourent et peuvent adapter les programmes gouvernementaux aux besoins locaux. Elles peuvent, de plus, servir de noyau d'organisation et de véhicule pour une participation locale utile. Conjuguez le «grand» et le «petit» et vous aurez le meilleur de ces deux mondes - l'expertise et les ressources du gouvernement, la participation locale et la souplesse d'exécution des ONG.

Chulha (fourneau de cuisine) amélioré à un foyer, conçu et diffusé par l'ONG n° 1 du tableau de la page 24. Ce modèle n'a pas de cheminée, mais comme la combustion s'y fait mieux a y a beaucoup moins de fumée

Du moins, c'est ce que certains soutiennent. Mais en est-il vraiment ainsi? Est-ce que la collaboration des ONG apportera un supplément de souplesse, de vitalité et de participation locale aux projets gouvernementaux d'aménagement des ressources naturelles? Ou bien la collaboration avec des ONG locales est-elle simplement une autre incarnation du concept romantique et naïf «Tout ce qui est petit est joli» appliquée au développement rural, dont il est probable, sinon certain, qu'elle se traduira par des résultats décevants?

Mauvais points, bons points

Paradoxalement, la réponse à ces deux questions semble être affirmative. Du moins est-ce la conclusion à laquelle on aboutit quand on analyse un de ces programmes de mise en valeur des ressources naturelles qui institutionnalise la collaboration entre l'Etat et les ONG: la campagne nationale menée en Inde pour diffuser en milieu rural l'emploi de fourneaux de cuisine améliorés. L'expérience indienne montre que la tentative d'association Etat-ONG met en mouvement des forces qui, au lieu de contribuer à la réalisation des objectifs généraux du programme de fourneaux de cuisine, les sapent à la base; qui, au lieu de la faciliter, empêchent de modifier des stratégies fixées au plan national pour les adapter aux besoins locaux; qui, au lieu d'encourager les populations locales à participer à la planification nationale, les en détournent.

Pourtant, dans quelques cas, peu nombreux, l'effort mené en commun a accru l'efficacité, l'utilité et l'écho du programme gouvernemental. Le bon point, c'est donc qu'une telle dynamique contre-productive n'est pas inévitable, qu'elle peut être gérée, voire éliminée. Mais pour cc faire, il faudrait connaître les forces interorganisationnelles mises en branle par la collaboration. Or, une bonne partie des textes qui traitent de la collaboration entre le gouvernement et les ONG va inconsciemment à l'encontre de cette compréhension en prônant sans discrimination les vertus de la petite taille et les avantages qui découleront «tout naturellement» du rôle attribué aux ONG dans des programmes gouvernementaux de gestion des ressources naturelles. L'adhésion généralisée à l'opinion «Tout ce qui est petit est joli» est dangereuse; elle peut amener les administrateurs de la fonction publique à se bercer d'illusions et à croire qu'il leur suffit de créer des occasions de participation pour récolter les fruits de la collaboration de ces organisations; elle peut aussi les amener à se complaire dans l'idée que les systèmes de collaboration doivent être encadrés et gérés d'une main ferme.

Le programme indien de fourneaux de cuisine

La collaboration des ONG est une stratégie d'organisation dont on parle beaucoup quand il s'agit de mettre en œuvre des programmes de valorisation des ressources naturelles, mais une poignée seulement de telles associations fonctionnent véritablement dans le tiers monde.

L'exemple le plus connu est probablement celui du programme lancé par le Gouvernement indien en 1983 pour diffuser en milieu rural des fourneaux de cuisine améliorés, appelé Programme national de chulhas améliorés (PNCA).

Comme bien d'autres efforts entrepris dans les pays en développement, le programme de chulhas (fourneaux de cuisine) améliorés de l'Inde constituait une tentative, de la part d'un organe gouvernemental centralisé, d'appliquer les disciplines et technologies «appropriées» aux problèmes de la dégradation de l'environnement rural. Sur le plan de l'organisation, toutefois, le PNCA se distinguait sensiblement de ses prédécesseurs. Piqués par les déceptions répétées auxquelles avaient donné lieu jusque-là les programmes d'applications technologiques aux ressources naturelles, les architectes indiens du PNCA ont rejeté le modèle «autoritaire» de conception et d'exécution des programmes et ont opté pour une approche susceptible d'offrir une plus grande souplesse d'exécution et un contrôle local plus étendu sur le déroulement des projets. En ce qui concerne les fourneaux de cuisine améliorés, il s'agissait là de considérations particulièrement importantes. De précédentes expériences, en Inde et ailleurs, avaient révélé que l'acceptation des fourneaux améliorés dépendait du degré de participation locale - féminine spécialement aux décisions concernant le modèle du fourneau et son emplacement dans la maison.

Chulha amélioré à deux foyers. Noter le tuyau de cheminée derrière le fourneau

Après d'abondantes discussions, auxquelles des ONG indiennes, locales et régionales, ont activement contribué, les planificateurs du gouvernement se sont arrêtés à une stratégie d'exécution qui institutionnalisait la participation étendue d'ONG d implantation locale. Dans le cadre de ce programme, les gouvernements de l'Inde et des Etats d'une part et les ONG locales de l'autre coexistent au sein d'une sorte de partenariat, chacun apportant ses compétences et talents propres. Les gouvernements de l'Inde et des Etats fournissent des ressources, une formation, la coordination et l'expertise. Les ONG locales se chargent d'encourager la participation locale à la production et à la diffusion des fourneaux de cuisine; de modifier le programme afin de mieux l'adapter à la population et de l'harmoniser avec les pratiques et préférences locales; et d'informer les planificateurs des Etats et du pays des imperfections du programme. Les organisations locales ont été explicitement chargées d'associer les femmes à tous les aspects du programme, y compris à la formation des fabricants de fourneaux, à la construction des fourneaux, au suivi, et au contrôle de la qualité. Le programme, sur le papier du moins, était un exemple des plus éloquents de ce que préconisent nombre de théoriciens du développement: débureaucratisation des efforts de développement rural, étayée par une large participation locale et un rôle accru dévolu aux organisations locales.

On retrouve dans cette entreprise, plusieurs des hypothèses de base concernant la collaboration entre le gouvernement et les ONG. Les planificateurs indiens ont évidemment considéré au départ que les coûts administratifs nécessaires pour faire fonctionner cette collaboration seraient largement compensés par l'efficacité accrue que cette même collaboration engendrerait. Ils escomptaient que l'entrée des ONG dans une relation de collaboration se ferait automatiquement et selon une sélection spontanée; par exemple, le programme devait attirer les ONG plus spécialement soucieuses et désireuses d'atténuer les pressions exercées sur les ressources naturels, renouvelables et de favoriser la participation populaire, tandis que celles que ces tâches n'intéressaient pas resteraient en dehors. Mais ce qui est plus important encore, les administrateurs du programme indien espéraient que les ONG locales qui exécutaient avec succès des projets d'aménagement des ressources naturelles quand elles travaillaient de manière autonome obtiendraient des résultats semblables, voire meilleurs une fois insérées dans un système de collaboration et de coordination interorganisations.

Ces hypothèses il importe de le noter, ne sont pas uniquement indiennes. On les retrouve dans une bonne partie de la littérature consacrée à la mise en valeur durable des ressources dans le tiers monde. A maints égards, d'ailleurs, les architectes indiens du PNCA ont simplement repris ce que l'on dit des vertus de la collaboration Etat-ONG et ont bâti un programme autour de ces idées. On peut donc considérer que le programme indien des fourneaux de cuisine a servi à tester empiriquement des postulats qui traînent partout concernant la collaboration. Une bonne compréhension du programme de l'Inde permettrait donc de faire un pas en avant et de mieux prendre conscience des forces et des faiblesses des théories dont les politiques s'inspirent souvent.

Fourneau de cuisine amélioré avec, au premier plan, le moule utilisé pour sa fabrication

TABLEAU Résumé étude portant sur un échantillon de huit ONG qui collaborent avec l'Etat du Gajarat au Programme national des chulhas améllorés (PNCA)


N° 1

N° 2

N° 3

N° 4

ONG

Petite organisation d'inspiration gandhienne, fortement axée sur les technologies agricoles et énergétiques employées en Milieu rural. Budget annuel de 90 000 roupies environ

Groupement de développement rural intégré assez généraliste, dont les activités ont démarré vers la fin des années 70. Le budget cumulatif 1985-1988 a été de 900 000 roupies

Union coopérative opérant au niveau du district. Aide des coopératives locales et exécute des programmes de l'Etat La plupart des programmes servent à pousser l'éducation des jeunes locaux ou à impartir des compétences professionnelles aux femmes rurales. Le budget de 1987 a été de 870 000 roupies

Centre de soins intégrés, axé sur les besoins sanitaires et nutritionnels des femmes et des enfants vivant en milieu rural. Budget annuel de 6 970 000 roupies

Raison d'adhér au PNCA

Possibilité de diffuser et d'expérimenter un fourneau de cuisine de sa propre conception, et de trouver des stages de construction de fourneaux de cuisine pour les villageoises à la recherche d'une compétence professionnelle et d'un emploi

Diverses raisons interdépendantes, parmi lesquelles: disponibilité de crédits du programme, occasion de prendre pied dans de nouveaux villages; possibilité d'un financement de suivi de la part du gouvernement

Le PNCA a été, à l'origine, vu comme un programme de plus en faveur de l'éducation des jeunes et la création de compétences. Plus tard, il est devenu la principale source de crédits pour la coopérative

Le programme de chulhas améliorés comblait un vide dans les programmes du centre: la notion de «technologie appropriées a été longtemps considérée comme faisant partie intégrante des programmes de santé, mais n'a jamais été activement poursuivie

Compétences tecniques

Très bien développées. Conduit des stages de formation technique pour le gouvernement

Moyennes. A acquis une certaine expérience en matière de technologies rurales, ainsi que de programmes de formation professionnelle destinés aux femmes rurales

Très limitées. Le principal fabricant de fourneaux de cuisine a admis n'avoir qu'un minimum de formation et qu'une connaissance limitée des divers modèles de fourneaux de cuisine appropriés

En voie de constitution. De précédentes tentatives de diffusion des fourneaux de cuisine se sont heurtées à de nombreux problèmes. Après évaluation et recrutement d'un personnel technique, les compétences techniques se sont améliorées

Programmes intégrés axés sur les femme et les ressources?

Oui. Se consacre surtout et de façon continue à la formation des femmes rurales, à de nouvelles formes d'agriculture et à l'élaboration de technologies d'auto-assistance en milieu rural. Engagée depuis longtemps dans des activités en faveur de l'agriculture, de l'énergie et des ruraux pauvres

Ne travaille que pour un petit nombre de communautés. Dans la plupart des villages destinés à recevoir de nouveaux chulhas, il n'existait pas de programmes complémentaires, ni d'étude ou de compréhension approfondie des communautés locales. Dans de nombreux cas, le PNCA a été un premier pas dans la mise en route, dans les communautés de programmes complets et intégrés concernant les ressources et l'emploi en milieu rural

La coopérative coiffe un réseau étendu de contacts villageois et a exécuté plusieurs programmes axes sur les ressources et les femmes dans le passé. Le PNCA a été la première tentative faite pour diffuser des technologies d'énergie rurale à l'usage des femmes et par les femmes

Oui, pratiquement par définition. Les programmes de santé sont des programmes intégrés; les activités nutritionnelles sont assorties de campagnes de vaccination, de planning familial et d'activités rémunératrices. L'accent reste mis sur les femmes rurales en particulier les plus pauvres

Connaissance des conditions locales

Bonne. Limite ses activités à une zone restreinte et opère dans la région depuis des décennies

Très limitée. Noue quelques contacts à l'intérieur de la communauté, généralement par l'intermédiaire du système scolaire local. Se sert de ces contacts - le plus souvent avec des enseignants - pour organiser un effort massif de diffusion

Etonnamment insuffisante. Les animateurs de la coopérative sont trop éloignés des villages pour être conscients des problèmes et des nuances que suppose la construction des chulhas, et le principal maçon était apparemment bousculé car il devait construire un grand nombre de fourneaux

Bonne. Un réseau d'agents de santé institutionnalise la communication entre le centre et les villages disséminés


N° 5

N° 6

N° 7

N° 8

ONG

Station de terrain dirigée par le Conseil Indien de la recherche médicale, chargée de promouvoir une approche de lutte intégrée(sans pesticides) contre les moustiques et le paludisme auprès de 350 000 villageois. Le budget de 1986 a été de 3 millions de roupies

Projet de développement rural d'une grande société pétrochimique, axé sur un groupe de villages situés à proximité du siège de la société. Le budget du programme 19871988 a été de 30 000 roupies

Service de développement villageois d'une grande société agrochimique. Le budget de 1987 a été d'environ 80 000 roupies

Club social et de services pour adolescents urbains aux prises avec des choix en matière d'éducation et de carrière

Raison d'adhérer au PNCA

Nécessaire pour maintenir une présence organisationnelle dans les villages dans les périodes ou l'incidence du paludisme recule et où la population de moustiques est peu Importante

Motivations diverses, parmi lesquelles un travail précédemment réalisé avec l'organisme pour le développement de l'énergie au Gujarat (GEDA). A besoin de continuer à être financée par le GEDA. Commence à s'intéresser à l'énergie rurale

La famille qui a fondé la société s'intéresse depuis long temps à la lutte contre le déboisement et s'efforce de promouvoir la régénération de la végétation. Le PNCA a été une occasion d'officialiser cet effort et d'étendre des expériences faites précédemment avec des fourneaux de cuisine améliorés

En grande partie pour avoir une occasion d'offrir au niveau des villages, des services aux adolescents du groupe Constitue aussi une source très appréciée de recettes et ouvre voie à d'autres formes de collaboration rémunérée avec le GEDA

Compétences tecniques

Faibles. Le PNCA a été la première opération menée dans le domaine de la technologie de l'énergie rurale. La complexité technique es chulhas améliorés et le degré de supervision et d'entretien nécessaire ont été une surprise

Crédible. Les coordonnateurs n'avaient aucune expérience de la construction des chulhas, mais un travail précédent visant à encourager la construction de fours de potier leur a permis d'acquérir une saine compréhension des complexités de la question

Appréciable. A mis au point son propre chulha et a fabriqué et distribué par douzaines des moules de construction afin d'en favoriser une large diffusion

Absolument aucune. A acquis une certaine formation en matière de construction de fourneaux de cuisine auprès d'une ONG voisine, qui travaille aussi au PNCA dans le cadre du GEDA

Programmes intégrés axés sur les femme et les ressources?

Oui, et même fortement. Mène la lutte contre le paludisme en s'efforçant de modifier le comportement des villageois pour qu'ils participent a la destruction de l'habitat des larves. Cet effort d'éducation et d'encadrement est complété par un suivi à domicile pour constater les cas de maladie. Exécute diverses tâches dans les villages les périodes où la maladie sévit moins. Connue pour travailler en étroite liaison avec les femmes à l'élimination de l'habitat des moustiques

Ne s'était pas occupée auparavant des questions concernant les ressources des femmes. Avait manifesté précédemment un certain intérêt pour les questions relatives à l'occasion d'un travail destiné à encourager la fabrication de fours de potier dans les villages et à revitaliser l'économie locale

Pendant plusieurs années, a exécuté avec beaucoup de succès, dans un petit nombre de villages cibles, des programmes complets et intensifs concernant les ressources rurales. L'approche actuelle met l'accent sur une large propagation des fourneaux de cuisine a près de centaines de communautés relativement peu connues de l'organisation

Aucune expérience antérieure avec des programmes concernant les ressources rurales quels qu'ils soient. Concernant les problèmes des femmes ou la gestion des ressources pas de programmes en cours qui puissent compléter le PNCA. Avant de s'occuper du´ programme de chulhas, a mis sur pied des projets de services urbains tels que des collectes de sang, un soutien à une école pour sourds, etc.

Connaissance des conditions locales

Etendue, pour ces mêmes raisons

Etendue. A limité ses activités à un petit nombre de villages et a résisté énergiquement aux invitations du GEDA d'étendre le PNCA a des villages plus éloignés qu'elle connaissait mal

Dangereusement insuffisante, pour des raisons liées à la récente extension du programme

Apparemment très insuffisante. Pour que l'organisation choisisse un village dans lequel les chulhas, doivent être construits, il faut le plus souvent que quelqu'un du village envoie une invitation ou, plus fréquemment, que quelqu'un de l'organisation ait un contact dans le village

On malaxe la boue avec du crottin et des résidus agricoles pour obtenir le matériau de base qui servira à construire les fourneaux de cuisine améliorés

Pour construire et diffuser à grande échelle des fourneaux de cuisune améliorés, les ONG doivent acheter, transpoter et entreposer de nombreaux de cheminée. Pour les petites ONG, cela pose un gros problème

Dynamique de la collaboration: l'expérience du Gujarat

Pour mieux apprécier les défis que comporte la collaboration gouvernement ONG, l'auteur a conduit, en 1987-1988, une étude du PNCA tel qu'il a été exécuté au Gujarat (Inde), qu'il a complétée par des enquêtes de suivi en 1989. Le Gujarat se prêtait à cette étude de cas pour diverses raisons. L'Etat est connu pour avoir la collection la plus capable, la plus active et la plus diversifiée peut-être d'ONG locales de toute l'Inde. Il est également réputé pour avoir, dans le domaine de l'énergie, l'un des organismes d'Etat les mieux entraînés et les plus compétents. D'autre part, la sensibilité du gouvernement à l'égard de la gestion des ressources naturelles et de la nécessité d'y faire participer les populations locales est parmi les plus fortes du pays. Le contexte social et politique du Gujarat était donc extrêmement propice à une collaboration réussie. Si cette collaboration pouvait donner des résultats concrets, c est probablement au Gujarat que cela se produirait, et si des problèmes sont apparus dans cet Etat, il est probable qu'ils seraient apparus ailleurs avec autant de force, sinon plus.

L'analyse du programme faite en 19871988 sur la base d'entretiens menés avec des administrateurs de l'Inde et de l'Etat d'un travail sur archives et de l'observation étroite de huit ONG collaborant avec l'Etat (voir tableau) conduit sans détour à une conclusion essentielle: un système de collaboration fondé sur les hypothèses courantes concernant les capacités et le comportement des ONG débouche sur un modèle de comportement inter-organisations qui s'accorde mal avec les moyens et les fins du développement durable des ressources naturelles. Cinq aspects dynamiques ont déterminé ce schéma surprenant:

· Parmi l'éventail des ONG étudiées, il est apparu évident qu'il existait un fort potentiel de tension, voire de conflit, entre les ONG et l'organisme d'Etat chargé de la coordination. Ce type de tension - dû à une perception différente des spécificité techniques locales à prendre en compte pour que les fourneaux de cuisine puissent fonctionner sur le terrain - a rendu difficile le maintien de relations de travail entre l'Etat et l'ONG techniquement compétente. La conséquence en a été que ces ONG se sont désintéressées de cette collaboration, contrairement à ce qu'avaient escompté les architectes du programme Indien de fourneaux de cuisine.

· Une dynamique analogue s'est dessinée avec les organisations locales qui exécutaient, pour leur propre compte toutes sortes de programmes auprès de communautés villageoises. Ces ONG ont été sollicitées par les architectes du programme de fourneaux de cuisine, qui escomptaient que des organisations locales exécutant des programmes populaires auprès des ruraux seraient particulièrement efficaces pour intégrer les nouveaux fourneaux dans la vie du village. Ce qui est apparu, au contraire, c'est que les ONG qui exécutaient sur place des programmes autonomes ont trouvé souvent que les coûts d'opportunité de cette collaboration étaient trop élevés. Pour collaborer avec l'Etat l'ONG devait engager des ressources supplémentaires, remplir des papiers, assister à des réunions, justifier l'utilisation des crédits et faire des compromis. Fréquemment, le coût qu'impliquait ces exigences pour l'Organisation a été perçu comme trop élevé, et les ONG qui avaient des activités dans d'autres domaines ont donc souvent décliné l'offre de participer au programme des fourneaux de cuisine.

· Inversement, les ONG qui possédaient peu d'expertise technique, qui n'avaient que peu ou pas de programmes réguliers auprès de communautés villageoises, et souvent peu ou pas d'expérience des programmes de développement rural, ont été attirées par ces occasions de collaboration. Pour ces organisations de «deuxième ordre», le programme de fourneaux de cuisine était l'occasion d'acquérir des compétences, d'accéder à de nouvelles sources de crédits et de trouver un accès auprès des communautés villageoises. Pour elles, les coûts d'opportunité de la collaboration étaient peu élevés et, en raison de leur inexpérience, de leur manque de ressources et de leur quête de projets intéressants, elles ont beaucoup gagné à cette opération. Ces ONG étaient médiocrement équipées pour susciter, dans les communautés villageoises, des activités favorables à la diffusion des fourneaux de cuisine, mais elles étaient capables et désireuses de consacrer du temps et des ressources à la tâche qui consistait à maintenir de bonnes relations avec l'Etat

· Un modèle de comportement de l'Etat vis-à-vis des ONG locales, comportement qui a influé sur la diffusion des fourneaux de cuisine au niveau des villages, s'est alors dessiné. Les ONG médiocrement qualifiées étaient bien accueillies par le programme si elles se montraient enthousiastes, désireuses d'apprendre et prêtes à se soumettre aux exigences de l'organisme d Etat en matière de documentation, de rapports, de présence aux réunions, etc. L'empressement de l'Etat à s'adjoindre ces organisations, loin d'être irréfléchi, était, sur le plan organisationnel, tout à fait rationnel. Vulnérable et placé sur un terrain incertain, l'organisme d'Etat comme la plupart des organisations qui se trouveraient dans son cas - a choisi de favoriser les ONG qui semblaient désireuses et en mesure d'être, pour l'administration, les partenaires dont elle avait besoin.

· Enfin, quand les ONG se montraient compétentes dans la diffusion des fourneaux de cuisine, l'Etat les a activement encouragées à étendre leurs programmes. Cela aussi était organisationnellement rationnel (l'organisme s'est efforcé d accroître le rôle des ONG dont il connaissait les bons résultats et, ce faisant, de réduire sa propre vulnérabilité à l'égard des ONG incompétentes). Mais cette intervention a souvent incité de nombreuses ONG à s'étendre au-delà des villages qui leur étaient familiers et à déborder de leur territoire, et, au bout du compte, les résultats des programmes ont été médiocres.

Pour ce qui concerne l'Etat du Gujarat en particulier, la situation en 1987-1988 se caractérisait par un taux généralement faible de participation des femmes au programme de fourneaux de cuisine, par un contrôle local insuffisant ou nul sur la conception des fourneaux ou sur le rythme de leur diffusion, et par une attention insuffisante à l'égard de la validité technique des fourneaux. Les efforts de l'Etat pour diffuser les fourneaux améliorés ne semblent pas avoir été plus efficaces que ne l'auraient été les approches traditionnelles de type «autoritaire»; dans certains cas, les résultats peuvent même sembler nettement moins bons.

Incidences générales

Quels sont les enseignements que l'on peut tirer de cette expérience? Pour s'en faire une idée et dégager une interprétation, il faut se tourner vers la théorie des organisations. Cette théorie repose, en partie, sur deux principes: toute organisation s'efforce d'atténuer l'incertitude qui règne dans son environnement; toute organisation s'efforce toujours de limiter sa vulnérabilité à l'égard des initiatives d'autres organisations. Lorsque des organisations décident de travailler ensemble, la complexité de leur environnement s'accroît. Naturellement, les occasions pour ces organisations de capter des ressources et de prospérer augmentent de façon spectaculaire. Mais il en va de même des aléas auxquels elles doivent faire face et de leur propre vulnérabilité. Il s'ensuit que des organisations qui travaillent dans le cadre d'un système de collaboration cherchent à contrebalancer les risques et les coûts que comporte cette collaboration par des avantages proportionnels; elles agiront donc de manière à maximiser les profits' à minimiser les risques et à satisfaire les besoins directs de l'organisation. Ce dosage d'avantages, de risques et d'obligations déclenchera logiquement, disent les théoriciens les processus dynamiques observés au Gujarat.

On ne saurait généraliser l'expérience de l'Inde à toutes les tentatives faites ailleurs dans le monde pour combiner l'action du gouvernement et des ONG, mais elle correspond étroitement à ce que prévoit la théorie des organisations. Le fait est troublant, car la convergence de la théorie et de la réalité observée dans ce cas laisse à penser que, si d'autres planificateurs et responsables des politiques adoptent, en matière de collaboration, des stratégies et des hypothèses semblables à celles du programme indien de fourneaux de cuisine (ce qui semble le cas), et si les organisations continuent de rechercher la sécurité, la croissance et la certitude (comme elles semblent le faire), on peut logiquement s'attendre à des résultats semblables. D'autres efforts de collaboration Etat-ONG pourraient livrer des résultats analogues et tout aussi inefficaces.

En Inde, cette convergence de raisonnements logiques débouchant sur des programmes décevants s'est produite en dépit des efforts consciencieux et diligents exercés du côté aussi bien des planificateurs que des ONG. En outre, les architectes et les administrateurs du programme, convaincus de leur hypothèse selon laquelle la participation des ONG conduirait à un surcroît d'efficacité, étaient mal préparés - conceptuellement ou logistiquement - pour réagir à la situation et ont été lents à prendre des mesures correctives. Ils se sont souvent bornés à blâmer les différentes ONG de ces résultats décevants, alors qu'un examen attentif des énergies que recélait ce système de collaboration eût été bien plus profitable. Ils ont aussi pris des mesures pour mettre en œuvre un programme de suivi et d'application qui, quoique bienvenu, aurait pu être moins draconien si l'on avait, au départ, pris davantage soin d'assouplir les modalités de cette collaboration dans le cas des ONG locales compétentes et diligentes.

Une lueur d'espoir

Une lueur d'espoir dans toute cette histoire et c'est là un point qui mérite des recherches plus approfondies - vient de l'observation que les déceptions auxquelles a donné lieu la collaboration gouvernement-ONG ne sont pas inéluctables. Deux organisations appartenant à l'échantillon des huit ONG couvertes dans la présente étude - l'ONG n° 2 et l'ONG n° 4 du tableau - ont su répondre efficacement aux besoins tant de l'Etat que de la population locale. Les taux d'acceptation des fourneaux améliorés ont été beaucoup plus élevés dans les villages associés à ces organisations que dans l'ensemble du programme. La participation locale a été beaucoup plus forte, de même que l'intérêt des femmes pour le programme. Les riches potentialités de la collaboration Etat-ONG sont clairement apparues.

Le succès de ces organisations semble tenir au fait qu'elles ne correspondaient pas à l'archétype de la petite ONG active et circonscrite dont tant d'ouvrages spécialisés chantent les louanges. C'étaient au contraire, dans les deux cas, des organisations complexes, qui avaient mis au point des structures élaborées permettant de diviser les tâches axées sur les besoins des communautés rurales de celles qu'il fallait remplir pour satisfaire les organisations extérieures (par exemple l'Etat avec lesquelles l'ONG était en interaction.

Si l'on encourageait la multiplication d'organisations de ce type dans les contextes des pays en développement, la collaboration Etat-ONG pourrait donner des résultats intéressants. Il semblerait, à cet égard, qu'une étude pointue des structures et de la dynamique de différentes organisations locales serait un préalable indispensable.

Deux scénarios en guise de conclusion

Cette idée que la collaboration entre diverses organisations peut être la clef d'un «meilleur développement» n'est pas nouvelle. Il y a une dizaine d'années, David Leonard dans l'ouvrage Institutions of rural development for the poor: decentralization and organizational linkages notait:

«Le développement rural appelle un nouveau type de décentralisation. Ce qu'il faut, ce n'est pas attribuer des pouvoirs au gouvernement central ou à des organisations locales, mais donner à chacun des moyens complémentaires. Les institutions du gouvernement central, les organisations intermédiaires et les groupements locaux possèdent tous des ressources et des compétences dont les autres ont besoin. Le défi consiste à relier ces institutions entre elles de manière à contrebalancer leurs faiblesses et à exploiter leurs avantages comparatifs. En agissant ainsi, on apportera au développement une contribution que ni des organisations locales ni des organisations nationales ne pourraient apporter seules. Le développement rural est une activité qui exige que l'on conjugue des ressources et des compétences dispersées entre des organisations de type et de taille différents.» (Leonard, 1982).

La collaboration entre l'Etat et les ONG constitue une tentative vraiment nécessaire d'aborder ce «nouveau type de décentralisation» que préconise Leonard. Aux prises avec les complexités que suppose le fonctionnement de cette collaboration, il semble que deux scénarios seront possibles.

Le premier envisage une évolution politique continue dans le sens de systèmes de collaboration semblables à ceux dont on a fait l'essai au Gujarat. Le résultat serait décevant; après s'être bien démené, on mettrait au placard comme un ratage de plus les efforts faits pour rassembler la crème de toutes les organisations. On perdrait un temps précieux, d'importants systèmes de ressources continueraient de se dégrader et les efforts faits pour démocratiser le processus du développement seraient étouffés. Dans le monde capricieux de la planification du développement, où chaque «approche-miracle» de la décennie en cours sanctionne l'échec des convictions de la décennie précédente, l'idée de faire participer les ONG aux efforts gouvernementaux de gestion des ressources naturelles risque de tomber dans l'oubli. Le bébé pourrait être jeté avec l'eau du bain.

Dans un deuxième scénario, on peut imaginer que ceux qui s'occupent de programmes gouvernementaux de gestion des ressources naturelles et qui souhaitent encourager une participation locale intelligente à ces programmes ainsi qu'un contrôle de la population concernée, procéderont à une enquête poussée et immédiate de la dynamique organisationnelle de cette collaboration. On voit apparaître une analyse plus perfectionnée des formes d'organisations locales, et l'on considère que des efforts seront faits pour encourager des ONG locales qui seraient certes suffisamment petites pour interagir avec les communautés villageoises, mais suffisamment importantes pour satisfaire aux exigences de la collaboration avec l'Etat. Ce scénario suppose que les théoriciens et les responsables des politiques pourraient travailler côte à côte pour mieux prévoir, avant qu'elles ne surgissent, les étranges surprises que peut réserver cette collaboration. Il envisage aussi que l'on fasse un effort pour mettre en place des structures de collaboration plus conciliantes à l'égard des ONG compétentes et dévouées, particulièrement à l'égard des ONG installées dans les zones rurales des pays en développement.

Dans cette juxtaposition de plusieurs futurs possibles, les opportunités, les limitations et les dangers d'une collaboration dans le domaine de l'aménagement des ressources naturelles apparaissent clairement. La planification de type autoritaire, insensible aux particularités locales, n'est pas un mode d'organisation propre à favoriser l'utilisation durable des ressources communes du monde rural. Il est peut-être nécessaire d'associer des ONG à des programmes de l'Etat; cela est même certainement souhaitable, et cette solution offre sans nul doute d'intéressantes possibilités. Mais il ne faut pas se cacher qu'une telle association a ses limites. Des efforts de collaboration fondés sur la généralisation d'hypothèses concernant l'aptitude innée des ONG locales ne répondront jamais à cc que l'on en attend. Les planificateurs, les responsables des politiques et les théoriciens ont tous un rôle important à jouer pour minimiser le danger et chercher de nouvelles formes d'organisation à mettre au service du développement durable.

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