Le biologiste des pêches, lorsqu'il analyse la situation des stocks d'animaux aquatiques et l'effet de la pêche sur eux, doit s'exprimer en termes quantitatifs précis. Il lui faut pour cela avoir recours aux mathématiques, ce qui revient à substituer aux complexités de la situation réelle des modèles mathématiques abstraits plus ou moins simplifiés. Ceux-ci peuvent représenter tant les quantités étudiées (abondance de la population, taille d'un poisson) que le rapport entre elles.
Les modèles mathématiques, sous leur forme la plus simple, sont bien connus des biologistes. Il est courant de représenter la taille d'un poisson par le nombre de centimètres compris entre son museau et l'extrémité de sa nageoire caudale. Un tel modèle néglige maints éléments descriptifs - si le poisson est corpulent ou mince, ou même s'il s'agit d'un cabillaud ou d'un thon - mais permet d'effectuer de nombreux travaux, par exemple de construire la distribution des fréquences de longueurs d'un échantillon de la population.
La valeur d'un modèle peut être appréciée par sa simplicité et par le degré de correspondance entre les événements ou valeurs qu'il prédit et l'observation des faits. On ne dira pas d'un modèle qu'il est exact ou inexact, mais qu'il cadre de manière satisfaisante avec la réalité pour une gamme large ou étroite de situations. Le bon modèle est simple, mais s'accorde bien avec une gamme étendue d'observations.
La pierre de touche d'un modèle est son rendement en matière de prédiction, ce mot couvrant ici non seulement les événements à venir, mais aussi toutes valeurs ou tous événements non envisagés lors de la construction du modèle. C'est ainsi qu'un modèle de la croissance en longueur du cabillaud peut être conçu à partir de l'analyse des données sur la longueur moyenne à certains âges; mais ce modèle sera plus utile si, assorti d'un nombre minimal de constantes, il peut servir à prédire (à estimer) la longueur moyenne à certains âges de l'églefin ou d'une autre espèce.
Tous les modèles décrits ci-après se sont révélés plus ou moins utiles en ce sens qu'ils ont fourni des descriptions quantitatives d'événements survenus dans diverses pêcheries. La plupart ont également donné de bons résultats en matière de prédictions, dans le sens où ce terme est employé plus haut. Un bon exemple de modèle dont la valeur a été confirmée par une prédiction exacte est fourni par l'étude des stocks de baleines de l'Antarctique. Lors de la réunion, en 1963, de la Commission internationale de la chasse à la baleine, de longs débats ont été consacrés à la question du contingent - nombre de baleines pouvant être tuées - à fixer pour la campagne 1963/64. Le Comité spécial de trois experts scientifiques de la Commission avait construit un modèle de la population des rorquals communs de l'Antarctique, compte tenu des taux probables de mortalité et de recrutement ainsi que d'autres facteurs. Sur la base de ce modèle, le Comité avait recommandé, afin de reconstituer les stocks amenuisés, de ne pas tuer plus de 5 000 rorquals, indiquant que si la chasse se poursuivait à la cadence de 1962/63, quelque 14 000 rorquals seraient capturés, ce qui, avec les prises d'autres baleines, porterait le total à environ 8 500 «unités baleine-bleue» (BWU). Les membres de la Commission ne voulant pas apporter une telle réduction au quota par rapport à celui de la campagne 1962/63 (15 000 BWU), convinrent d'un contingent de 10 000 unités pour 1963/64. Cette mesure n'entraîna pas de réduction réelle de la chasse, et les captures approchèrent de très près les valeurs prédites: 13 870 rorquals, et en tout 8 429 BWU.
Certes, une telle concordance entre résultats observés et prédictions était en partie fortuite, et due au fait que certaines hypothèses faites lors de la construction du modèle pour 1963/64 s'étaient réalisées assez exactement. On avait notamment pris, pour divers éléments influençant la prise - conditions atmosphériques, habileté des harponneurs, etc. - des valeurs voisines de la moyenne des campagnes précédentes, qui se sont trouvées très proches de la réalité. Mais une légère différence dans le temps ou dans l'adresse de quelques harponneurs aurait pu porter l'écart entre captures observées et captures prévues à peut-être trois ou quatre cents animaux. La bonne concordance n'indique pas que le modèle est exact, ni qu'un modèle légèrement différent ne pourrait approcher la vérité d'encore plus près, mais prouve par contre que le modèle employé peut prédire dans des limites raisonnables les résultats d'une activité baleinière. Il est probable qu'il pourrait aussi prédire les résultats d'autres activités, notamment les conséquences de restrictions sévères apportées à la chasse durant une période suffisamment longue pour permettre une reconstitution des stocks. Le modèle peut donc fournir une base utile pour l'aménagement des ressources en baleines.
Comme dans l'exemple ci-dessus, la plupart des modèles impliquent des hypothèses simplifiées touchant les facteurs n'offrant pas un intérêt immédiat (par exemple conditions atmosphériques), ce qui s'exprime parfois par la formule: «les conditions restant inchangées». Cela ne doit pas être interprété comme signifiant que la valeur du modèle dépend de la constance de ces conditions et que le modèle ne doit pas être employé si celles-ci varient, mais bien que, aux fins pour lesquelles il a été construit, les variations qu'introduisent ces conditions ne présentent pas un intérêt primordial et peuvent être négligées.
Le présent manuel, étudiant essentiellement l'incidence de la pêche sur les stocks et sur les prises, s'attache donc surtout aux effets à long terme. En outre, lorsqu'on prédit la prise pour un certain mode de pêche, l'essentiel est souvent non pas les captures en tant que telles, mais par rapport à ce qu'elles auraient été pour un autre mode de pêche.
C'est pourquoi maintes fluctuations et variations sortent du cadre de la présente étude. Ainsi, on prend très fréquemment comme indication de l'abondance du stock la prise moyenne par trait de chalut: or, ce que ramène un trait dépend d'un grand nombre de facteurs - par exemple taille du chalutier, habileté du patron, terrain de pêche, saison, conditions atmosphériques, heure de la journée - dont certains peuvent influer beaucoup plus sur la prise du trait que l'abondance générale du stock. La dynamique des populations ne s'attache pas à l'étude ni à la prévision des captures par coup de filet, mais à la prise moyenne sur une période par exemple d'un an. La plupart des facteurs ci-dessus présenteront des valeurs annuelles moyennes en fait constantes d'une année à l'autre, et peuvent donc être négligés. Ce n'est que si les valeurs annuelles varient, et particulièrement si elles manifestent une tendance (par exemple accroissement de la taille moyenne des chalutiers), qu'elles pourront exiger une étude détaillée.
Lorsqu'on rapproche les captures réalisées au moyen de deux modes de pêche différents (par exemple chalut à grandes mailles ou à petites mailles), on peut même souvent ne pas tenir compte des fluctuations annuelles. Ainsi, les variations du recrutement peuvent influer fortement sur la prise durant une année quelconque, mais n'invalideront généralement pas la conclusion qu'étant donné l'intensité actuelle de la pêche l'emploi d'une maille de 120 mm pour le cul-de-chalut permettra un rendement soutenu supérieur de 5 pour cent à celui que donne le maillage de 110 mm.
Tout modèle devra éventuellement être modifié, peut-être simplement en augmentant légèrement sa complexité pour tenir compte de nouveaux facteurs (comme les conditions atmosphériques, dans l'exemple relatif aux baleines) et accroître sa précision, voire remplacé entièrement. De toute manière, la construction d'un modèle, sa mise à l'épreuve, sa révision ou son remplacement sont des éléments essentiels de l'étude et de l'intelligence éventuelle de la dynamique des populations d'animaux aquatiques - et en fait de toute étude scientifique. La construction du modèle complète la collecte des données; en vérité, seuls l'élaboration et l'usage des modèles permettent de décider des données à rassembler.
Dans pratiquement tout le manuel est employé un modèle de base qui suppose le stock autonome, les divers facteurs pouvant le modifier étant étudiés à part. Il s'agit des éléments suivants:
Recrutement (chapitre 7)
Croissance des individus (chapitre 3)
Mortalité par pêche - déterminée par l'effort de pêche (chapitres 4 et 5.3)
Mortalité due à d'autres causes (chapitre 5)
La figure 1.1 illustre le changement qu'introduit l'âge dans ces facteurs et dans le poids total d'une classe d'âge, en montrant le grossissement des individus, la diminution du nombre de sujets (ligne pleine pour la réduction en l'absence de pêche, ligne tiretée dans le cas de pêche intervenant après l'âge tc) et le poids total du stock. Ce poids est maximal à un âge intermédiaire - l'«âge critique» de Ricker.
Dans les premiers chapitres du manuel, ces éléments sont étudiés séparément, les modèles étant conçus de manière à décrire chacun d'eux en termes quantitatifs. Dans les derniers, ils sont combinés pour fournir un modèle quantitatif de l'évolution du poids global du stock et de la prise pour divers modes de pêche. On y examine brièvement (voir chapitre 11) les modifications devant être apportées au modèle pour tenir compte des interactions entre les divers facteurs, par exemple le fait qu'un accroissement de la pêche, réduisant l'effectif du stock, peut affecter le recrutement.
FIGURE 1.1 - Evolution des caractéristiques numériques et pondérales d'une classe d'âge.