Pedro M. Picornell
Pedro M. Picornell est Vice-Président de la Paper Industries Corporation of the Philippines (PICOP) chargé de la planification. Cet article est extrait de l'Etude FAO: Forets N° 45 intitulée Establishing pulp and paper mills (voir l'analyse de cet ouvrage dans le présent numéro d'Unasylva).
Les pays en développement ont-ils raisons d'adopter des mesures protectionnistes pour aider leurs jeunes industries de pâte et papier? C'est une question complexe, nous dit Pedro M Picornell, mais fondamentalement la réponse est oui. Une vue différente des choses nous est donnée par Salah El Serafy dans l'article suivant.
GRUMES PRÊTES POUR LE CHARGEMENT: qui gagne - et qui perd - au libre-échange ?
· Pendant longtemps les marchés offerts par les pays en développement aux papiers et cartons n'ont guère intéressé l'industrie papetière des pays développés. La demande était faible et habituellement satisfaite par des établissements commerciaux occidentaux. Ces établissements, dont certains eurent une destinée hors du commun, représentaient généralement un certain nombre d'usines des pays industrialisés et avaient une énorme extension. Lorsqu'il y avait pléthore de papiers et cartons sur le marché, ces produits étaient facilement disponibles mais à des prix élevés. Lorsque l'offre se resserrait, on ne pouvait plus se les procurer à moins de payer le prix fort.
Avec l'expansion des économies des pays du tiers monde, qui s'est amorcée vers la fin des années cinquante et s'est poursuivie pendant toutes les années soixante-dix, les marchés des papiers et cartons commencèrent à s'accroître, et ces pays se mirent à envisager la possibilité de créer leur propre industrie papetière. Quatre grandes raisons les y encourageaient:
· Exploiter les matières premières disponibles localement et économiser ainsi des devises qui se faisaient de plus en plus rares. Cependant, ces matières premières étant pour la plupart différentes de celles utilisées traditionnellement dans les pays industrialisés, il fallait bien souvent mettre au point des techniques pour les utiliser.· Mettre les consommateurs locaux à l'abri des prix élevés et des fluctuations anarchiques du marché international des papiers et cartons.
· Développer une industrie locale et créer des emplois.
· Concrétiser ce que l'on croyait, à tort ou à raison, être un des éléments du développement industriel en ayant une usine de pâte et papier.
Les effets de certains de ces facteurs, tels que des matières premières meilleur marché, sont faciles à mesurer. D'autres, comme la promotion de l'emploi et les économies de devises, sont plus malaisés à évaluer.
Le motif généralement invoqué pour la création d'une usine de pâte et papier dans un pays en développement était la disponibilité de matières premières et de main-d'uvre bon marché. Autre avantage, les frais de transport perçus pour amener les produits du lieu de transformation au lieu de consommation. Cependant, une usine installée dans un pays en développement présentait aussi les inconvénients suivants:
· Les débouchés étant assez restreints, la plupart des usines dans ces pays avaient été conçues pour alimenter le marché intérieur, car il était peu probable qu'elles concurrencent les grandes usines des pays industrialisés sur les marchés d'exportation, d'où en général leurs modestes dimensions.· Une société qui construisait une usine dans un pays en développement n'avait en général que cette unité, laquelle fabriquait un nombre limité de produits. Elle se trouvait donc en position d'infériorité face aux géants des pays industrialisés, qui possédaient de nombreuses usines de diverses dimensions et à différents stades d'amortissement, et pouvaient par conséquent répartir les coûts d'amortissement et les frais généraux sur un certain nombre d'usines ou de produits - ou encore les concentrer au besoin sur telles ou telles usines et tels ou tels produits.
· La même usine revenait plus cher dans un pays du tiers monde que dans un pays développé, parce qu'il fallait en importer presque tous les éléments. Comme en outre elle était souvent plus petite, elle y perdait en économie d'échelle.
· Il n'y avait généralement pas de personnel qualifié disponible pour démarrer et faire fonctionner ces usines. Il fallait donc faire appel à des techniciens étrangers très coûteux, que l'on devait ensuite conserver jusqu'à ce que le personnel local ait acquis une compétence suffisante.
· L'énergie ainsi que les produits chimiques importés et autres matériaux et fournitures coûtaient d'ordinaire plus cher dans les pays en développement.
· Le coût de l'argent local était aussi plus élevé.
La plupart d'entre nous, dans le tiers monde, savions donc dès le départ que de nouvelles usines offriraient peu d'avantages - peut-être même aucun - par rapport à celles des pays industrialisés, mais que, aux prix en vigueur et prévisibles, nous avions de bonnes chances de maintenir notre position sur le marché intérieur, grâce surtout aux bénéfices sur le transport, une fois que ces usines commenceraient à tourner régulièrement à leur capacité.
Les taxes à l'importation sur les pâtes et papiers ne sont pas venues avec la construction d'usines dans les pays en développement; en général, elles existaient déjà |
S'il est vrai que l'implantation de certaines usines dans des pays en développement n'avait aucune raison d'être et qu'elle a donné lieu à des abus et des irrégularités, la plupart de ces fabriques ont été soigneusement conçues et construites avec l'assistance de bureaux d'études de réputation internationale, et souvent sous les auspices d'institutions financières internationales.
Autre caractéristique des usines de ces pays, l'intervention de l'Etat. Vu la pénurie quasiment chronique de capitaux dans le secteur privé, il a bien souvent fallu que l'Etat intervienne dans de tels projets en cautionnant des emprunts, en prêtant de i argent aux usines et, dans certains cas, en participant au capital social. D'autre part, son approbation était nécessaire pour pouvoir construire une usine de pâte et papier - disposition qui est maintenant en vigueur également dans la plupart des pays industrialisés.
Lorsqu'on se mit à projeter de grandes usines dans les pays en développement, on s'est tout de suite rendu compte qu'il faudrait les protéger dans leurs débuts, tout comme un jeune enfant doit être protégé, même contre lui-même, dans les premières années de sa vie. On savait pertinemment qu'au départ les choses iraient tant bien que mal, qu'il faudrait remédier à des défauts de jeunesse, former les équipes de travail, améliorer la qualité de la production et développer les marchés. La question était de savoir jusqu'à quel point ces usines devaient être protégées, ceci dépendant en général du prix que le pays était disposé à payer pour lancer une nouvelle industrie et créer de l'emploi. Le chômage est un problème chronique dans les pays en développement depuis de très nombreuses années, alors qu'il n'a pris de l'importance dans les pays industrialisés que dans les deux ou trois dernières années de récession.
La perception de droits de douane sur les marchandises importées est admise comme une source normale de revenus pour l'Etat. On y a recours, de même qu'aux taxes sur les ventes et autres, dans tous les pays que je connais. Les taxes à l'importation sur les pâtes et papiers ne sont pas venues avec la construction d'usines dans les pays en développement; en général, elles existaient déjà.
Les gouvernements eux-mêmes n'étaient pas tellement en faveur d'une protection excessive, étant donné qu'elle signifiait une hausse des prix des produits locaux |
Dans la plupart de ces pays, la protection exceptionnelle accordée aux nouvelles industries était toujours censée ne durer qu'un temps et être supprimée progressivement à mesure qu'elles parvenaient à maturité et que leur fonctionnement se «normalisait». La formule semblait raisonnable et praticable dans les conditions économiques relativement stables des années soixante et du début des années soixante-dix, alors que l'on pouvait assez facilement prévoir la demande et les prix. Il ne faut pas oublier non plus que les gouvernements eux-mêmes n'étaient pas tellement en faveur d'une protection excessive, étant donné qu'elle signifiait une hausse des prix des produits locaux, et que des prix élevés ne sont pas particulièrement appréciés par les consommateurs, lesquels représentent un nombreux électorat. Ce qui s'est produit, c'est qu'avant que ces industries puissent être laissées à elles-mêmes, sans protection de l'Etat, la crise de l'énergie a soudain éclaté, désorganisant du tout au tout l'environnement économique de la plupart des pays du tiers monde.
Tandis que les prix de l'énergie montaient rapidement, en particulier dans les pays privés de ressources pétrolières, les quelques atouts concurrentiels de ces usines de pâte et papier disparaissaient très vite. Celles qui essayèrent de se convertir à des combustibles moins chers, tels que le charbon ou le bois, furent frappées de plein fouet par la hausse rapide des prix des machines provenant des pays industrialisés et la montée en flèche des taux d'intérêt. Les prix des matières premières augmentaient eux-mêmes fortement, leur transport jusqu'à l'usine coûtant de plus en plus cher sous l'effet de l'escalade des prix pétroliers. En outre, la demande de certaines de ces matières premières, telles que la bagasse de canne à sucre, pour être employées comme combustible, ne cessait d'en augmenter les coûts. Pour aggraver encore les choses, les prix pétroliers grimpaient plus vite dans les pays en développement que dans la plupart des pays industrialisés, notamment en Amérique du Nord. J'en ignore la raison, mais le résultat net de cette situation c'est que les usines nord-américaines bénéficiaient ainsi d'une prime substantielle, ce qui érodait encore plus la position concurrentielle des usines du tiers monde.
Pour tenter de survivre, les usines des pays en développement s'attachèrent à améliorer leur rendement énergétique et leur productivité, mais cela eut pour effet contraire d'affaiblir le gros avantage qu'était pour elles une main d'oeuvre bon marché. Or, une main d'oeuvre bon marché, nous le savions, ne signifiait pas nécessairement de moindres frais de personnel dans la production de papiers et cartons. Il fallait aussi relever la productivité de ladite main-d'uvre.
On peut dire, je crois, que les pays en développement n'ont plus cet atout majeur qu'était naguère pour eux une main-d'uvre bon marché. Au dernier trimestre de 1982, l'industrie philippine de la pâte et du papier tout entière était menacée de débâcle immédiate |
L'accroissement des charges sociales, ces quelques dernières années, a également commencé à faire monter le coût de la main d'oeuvre dans les usines, de sorte que, pour relever la productivité, il a fallu rehausser le niveau de la main d'oeuvre, et, à cette fin, payer des salaires de plus en plus élevés. On peut donc dire que les pays en développement n'ont plus cet atout majeur qu'était naguère pour eux une main-d'uvre bon marché.
Certes, les usines des pays industrialisés ont dû investir des sommes énormes dans des domaines tels que la lutte contre la pollution, mais elles ont eu aussi beaucoup d'argent pour étoffer substantiellement leur capacité vers la fin des années soixante-dix - notamment en ce qui concerne les qualités courantes - en prévision d'un accroissement de la demande, surtout en Amérique du Nord. Puis vint la récession des années quatre-vingt, et comme la capacité des usines commençait à excéder la demande, celles-ci se tournèrent vers le marché d'exportation pour continuer à tourner au même rythme.
Les effets de la récession (ou dépression) actuelle sur l'industrie de la pâte et du papier dans les pays industrialisés sont bien connus; aussi ne traiterai-je ici que de ce qui s'est passé aux Philippines, où je puis parler d'expérience personnelle.
En l'espace de 18 mois seule ment, le prix d'un produit papetier de qualité courante, tel que les cartons de couverture, provenant des pays industrialisés, est tombé de 500 dollars U. S. la tonne c.a.f. à 285 dollars. Le fret entre l'Amérique du Nord et l'Asie du Sud-Est étant aux environs de 90 dollars/tonne, cela représente un prix f.o.b., dans les ports d'Amérique du Nord, de 195 dollars/tonne. Je ne prétends pas connaître en détail les prix de revient des cartons de couverture produits dans les usines nord-américaines, mais j'en sais assez pour pouvoir dire qu'ils sont supérieurs à ce chiffre et que les prix moyens pratiqués dans cette région étaient également supérieurs. Au cours du dernier trimestre de 1982, un total de 13000 tonnes de cartons de couverture fut importé aux Philippines à ce prix pour le marché intérieur. C'est là sans doute un tonnage bien faible pour un pays développé, mais dans un pays où la demande totale de cartons de couverture s'élève à quelque 45000 tonnes par an, je vous laisse imaginer les répercussions sur le marché philippin. Nous avons connu les mêmes vicissitudes, quoique à un degré moindre, avec le papier journal et les papiers d'impression et d'écriture. En fait, au dernier trimestre de 1982, l'industrie philippine de la pâte et du papier tout entière était menacée de débâcle immédiate.
C'était la première fois que j'entendais qualifier «d'à-côtés» des rouleaux de papier journal de 29 et 36 pouces |
Pour qu'on ne puisse pas les accuser de faire du dumping, les exportateurs de ces produits à très bas prix les facturaient comme à-côtés, lots de pâte, livraisons initiales, etc., le tout composé de papiers provenant de fabricants très connus aussi bien que de firmes plus obscures. C'était la première fois que j'entendais qualifier «d'à-côtés», des rouleaux de papier journal de 29 et 36 pouces (74 et 90 cm). Il est hors de doute que de telles pratiques sont un des plus graves problèmes dans notre région du monde, mais s'il ne se trouvait pas des gens de l'autre côté de l'océan prêts à les favoriser pour écouler quelques tonnes de papier, on n'en viendrait que plus facilement à bout. Certes, une entreprise locale peut toujours, aux termes de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, intenter une action en justice pour dumping, mais le principe juridique occidental voulant que quiconque est innocent tant que n'est faite la preuve de sa culpabilité cela prendrait du temps, et notre industrie n'en a plus à perdre.
On prétend que la chute des prix dans les pays industrialisés a profité aux consommateurs des pays en développement. Or, je sais pertinemment que ni la boite de lait, ni le pain de savon, ni le cahier scolaire n'ont coûté moins cher au cours de cette période. Tous les profits sont allés à une poignée de commerçants, lesquels, contrairement aux usines, n'ont même pas eu le mérite de procurer de l'emploi.
Intervention. Confronté à la débâcle de l'industrie de la pâte et du papier, notre gouvernement se devait d'intervenir. Un tel événement en effet eût été désastreux pour l'économie du pays. Il aurait non seulement aggravé un chômage déjà très préoccupant, mais aussi grevé plus lourdement encore les réserves de devises de l'Etat et les ressources des institutions financières nationales, qui avaient des participations importantes dans l'industrie. Que pouvait faire d'autre notre gouvernement? Avait-il le choix? Le gouvernement d'un pays en développement doit-il laisser toute une industrie s'effondrer simplement parce que les usines des pays développés décident de brader une infime partie de leur production pour continuer à faire tourner leurs machines?
Quel degré d'inefficacité une industrie taxée de non rentable dans un pays en développement devrait-elle atteindre pour qu'on cesse de la protéger et qu'on la laisse s'effondrer |
Pour sauver l'industrie papetière nationale d'une banqueroute totale, le gouvernement philippin est donc entré en lice (1) en exigeant la preuve que les catégories déclarées dans les documents d'importation sont bien celles reconnues internationalement et (2) en contestant que les prix pratiqués soient en accord avec les prix à la consommation des produits papetiers dans le pays d'origine. Dans le souci d'épargner les devises, il exige aussi maintenant des importateurs une attestation de la Commission des investissements certifiant que les papiers qu'ils veulent importer ne sont pas disponibles localement à un prix, acceptable, d'où évidemment un surcroît de formalités administratives pour les importateurs.
Naturellement, de nombreuses questions attendent encore une réponse:
· Qu'est-ce en réalité qu'un prix acceptable pour le produit local?· Qu'est-ce que le prix réel à la consommation dans le pays d'origine?
· Quel prix est censé payer un consommateur d'un pays en développement pour avoir une industrie nationale de pâte et papier?
· Quel degré d'inefficacité une industrie taxée de non rentable dans un pays en développement devrait-elle atteindre pour qu'on cesse de la protéger et qu'on la laisse s'effondrer?
· Combien de temps une telle protection devrait-elle durer?
Il n'y a pas à mon avis de réponses catégoriques à ces questions - et à beaucoup d'autres. La solution dépend des circonstances propres à chaque pays.
DÉBARDAGE DE BOIS A PATE: les exportateurs mettront-ils la main sur les marchés intérieurs?
Enfin, nous autres du tiers monde avons le sentiment que, malgré toutes les belles paroles sur le libre-échange que nous prodiguent en particulier les pays développés, ces derniers, qui nous critiquent pour nos politiques protectionnistes, sont loin de mettre en pratique ce qu'ils prêchent. Le Japon impose indirectement des restrictions à l'importation de nombreux articles la France freine l'entrée des appareils électroniques japonais sur son territoire en les faisant passer par un seul poste de dédouanement, qui de plus n'est pas un port maritime; les Etats-Unis contingentent les livraisons de sucre, parlent de restreindre les importations de textiles et de vêtements, et ont déjà beaucoup majoré les droits sur les motocycles; la Communauté économique européenne restreint l'entrée de denrées agricoles provenant de pays hors du Marché commun; les pays scandinaves ont amélioré leur position concurrentielle en dévaluant leurs monnaies, et ainsi de suite. Cela me rappelle la parole du Christ: «Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre.»
J'aimerais bien avoir une formule magique pour résoudre ce dilemme universel, mais malheureusement ce n'est pas le cas. Je ne peux que me borner à énumérer les problèmes, sans pouvoir suggérer des solutions immédiates. Ce n'est qu'en établissant un dialogue en toutes occasions que nous parviendrons à comprendre nos problèmes réciproques et à trouver des solutions mutuellement profitables.