L'élaboration d'une stratégie globale de campagne de vulgarisation nécessite un ensemble adéquatement composé de données de référence précises concernant notamment les technologies recommandées, les problèmes identifiés et les besoins en information. Il importe de recueillir et d'analyser un large éventail de données de référence, sans lesquelles on ne saurait espérer concevoir et planifier de manière satisfaisante une campagne de vulgarisation répondant à des critères de faisabilité, d'efficience et de rentabilité. Ces données revêtent une importance toute particulière lorsqu'il s'agit de formuler les objectifs de la campagne, d'en élaborer les stratégies, d'en sélectionner en les hiérarchisant les contenus éducatifs et de vulgarisation, ou encore d'en orienter et d'en concevoir les messages, mais aussi lorsque vient le moment d'évaluer l'efficacité des activités déployées durant la campagne.
Il arrive souvent que les planificateurs comme les praticiens de la vulgarisation soient contraints de prendre des décisions, en matière de programmation ou de gestion, en se fondant principalement sur des hypothèses ou sur leur expérience personnelle, risquant ainsi de commettre des erreurs entraînant le gaspillage des ressources disponibles. De telles décisions, aux répercussions négatives, proviennent parfois d'une planification déficiente et/ou d'un manque de données référencées et autres informations «prospectives» pouvant concerner notamment les difficultés, les besoins ou les intérêts des bénéficiaires visés, sur lesquels doivent être centrés les messages de la campagne.
® L'enquête CAP: instrument participatif de planification et d'évaluation stratégiques
Etant donné que la méthode de campagne intensive de vulgarisation (CIV) s'appuie sur une démarche participative, basée sur la demande et orientée vers les besoins, il est nécessaire de consulter les bénéficiaires visés lors de la phase d'identification des problèmes et/ou des besoins, afin de déterminer dans quelles conditions ils pourront adopter une technologie donnée. Nous proposons une méthode participative d'évaluation des problèmes et des besoins qui consiste en une enquête référencée des connaissances, attitudes et pratiques (CAP) des bénéficiaires visés par rapport à certains éléments spécifiques et critiques d'une technologie recommandée. Contrairement à d'autres enquêtes référencées, souvent de portée macro et dont l'objet est exploratoire, l'enquête CAP est centrée sur le problème à résoudre et intervient au niveau micro, dans le but de faire ressortir au moins trois catégories conceptuelles: les connaissances, les attitudes et les pratiques des bénéficiaires visés par rapport aux éléments critiques d'une recommandation de technologie. L'enquête CAP prévoit également des interviews de groupes sélectionnés (IGS) afin d'obtenir des répondants certaines informations qualitatives telles que les raisons ou les causes de leur attitude négative, de leur non-adoption ou encore de l'application inadéquate des technologies recommandées. Les informations recueillies lors des enquêtes CAP sont extrêmement utiles, notamment, comme on le verra dans l'analyse des phases 2 et 3 de la planification des campagnes, lorsqu'il s'agit de formuler les objectifs et d'élaborer la stratégie de la campagne.
Dans bon nombre de pays en développement, les ressources consacrées à la vulgarisation, qu'il s'agisse du financement, des installations, du personnel et du temps disponible, sont limitées; il importe donc d'en faire une utilisation efficace et économique. La démarche de la planification stratégique peut aider à préciser les secteurs critiques d'intervention dans le domaine de la vulgarisation/éducation, susceptibles de déboucher sur un impact significatif. Les résultats d'une enquête CAP peuvent être mis à profit pour déterminer quels sont les éléments particuliers d'un ensemble technologique que la majorité des bénéficiaires visés ignore, ou pour déterminer les raisons de leur attitude négative, ou encore les raisons et les modalités d'une application erronée des technologies recommandées. C'est pourquoi, dans la plupart des cas, il est inutile de fournir à tous les bénéficiaires visés un ensemble complet de recommandations concernant une technologie donnée, car certains d'entre eux peuvent en avoir déjà pris connaissance et l'avoir adoptée, voire appliquée. L'approche centrée sur le problème à résoudre et la planification stratégique de la planification applique essentiellement le principe suivant: «partir de ce qu'ils savent et s'appuyer sur ce qu'ils ont pour le renforcer».
Les résultats d'une enquête CAP peuvent également servir à analyser et à segmenter le groupe cible, de manière à harmoniser le type d'information/message avec les besoins des intéressés, et notamment de préciser la combinaison des matériels multimédia et des voies d'accès. Par ailleurs, la planification stratégique de la vulgarisation de même que l'élaboration des messages peuvent tirer un grand profit d'études menées sur les habitudes et les modalités de «consommation» de certains médias, leur disponibilité et leur portée, de même que les résultats d'autres recherches sociopsychologiques et anthropologiques.
Il en va de même pour l'évaluation des activités d'une campagne de vulgarisation; une bonne évaluation est tributaire de données référencées, du type qui permet d'obtenir une enquête CAP. Il est en effet très difficile de se former une opinion à posteriori si l'on ne dispose pas d'une base de comparaison, par exemple l'expérimentation préliminaire par rapport aux mesures de fin d'exercice, ou encore les groupes témoins par rapport aux groupes traités. Or, les données référencées fournissent le repère nécessaire à une comparaison permettant d'apprécier l'impact ou de faire une évaluation finale. Même dans le cas d'une évaluation initiale, l'existence de données référencées peut aider à tester et à améliorer le processus de la campagne, y compris la solidité de ses stratégies et l'adéquation de ses messages et de ses matériels multimédia, tels que les apprécient les bénéficiaires visés.
La collecte de données de base va généralement de pair avec une activité de recherche. Le terme «recherche» a souvent une consonance négative pour bon nombre de planificateurs de programmes, de gestionnaires/administrateurs de projets et de décideurs, qui y voient une activité nécessitant trop de temps, de ressources financières et de personnel spécialisé. Or, une telle perception est erronée; en effet, il s'agit de mettre en uvre une enquête «tournée vers l'application» ou «centrée sur le problème à résoudre» pour assister les décideurs en matière de programme ou de stratégie, plutôt que d'entreprendre de la recherche fondamentale ou expérimentale destinée à mettre à l'épreuve des théories ou des hypothèses. Une enquête CAP est essentiellement un outil permettant de consulter rapidement et sans grande dépense les groupes cibles, afin d'obtenir des informations sur certaines de leurs évolutions ou des indications claires quant à leurs problèmes et à leurs besoins en information; elle ne vise nullement à établir des résultats de recherche sophistiqués, appuyés notamment par des tests statistiques de validité. Comme nous le verrons plus loin, la plupart des campagnes intensives de vulgarisation qui se sont appuyées sur des données référencées n'ont consacré qu'une partie relativement faible de leurs ressources ou de leur temps à l'acquisition des données et informations nécessaires.
® Enquête CAP: exemples d'utilisation des résultats
Comme l'indique la figure 2-5 (voir page 40), les résultats de l'enquête CAP auprès du groupe cible peuvent être utilisés comme point de départ pour considérer, en termes très généraux, le type et l'orientation de la stratégie de campagne de vulgarisation qu'il convient d'appliquer. Même s'il restera à définir, ultérieurement, les spécificité et les détails de la stratégie au moyen d'autres catégories d'informations et de données, l'enquête CAP constitue une première étape essentielle, car elle fournit les données fondatrices de la logique même de la planification de la campagne et de l'élaboration de la stratégie. Afin de donner un aperçu de la manière dont les résultats d'une enquête CAP ont été utilisés pour formuler les objectifs spécifiques d'une campagne et l'orientation des messages, ainsi que leur conception et leur élaboration, nous présentons dans les pages qui suivent un échantillon de feuillets empruntés à la planification d'une campagne de dératisation dans l'Etat de Penang, en Malaisie. Cet exercice de planification de la campagne s'inscrivait dans les activités d'un atelier dirigé par l'auteur, en 1985, pour le compte du Programme inter-Etats de la FAO pour la lutte intégrée contre les ravageurs du riz en Asie du Sud et du Sud-Est et du Ministère de l'agriculture de la Malaisie.
Identification des problèmes, lutte contre les rats, 1. Faible connaissance de l'utilité des méthodes physiques et des pratiques agricoles dans la lutte contre les rats 2. Faible connaissance des différentes fonctions et caractéristiques des différents rodenticides 3. Malentendu sur la notion d'«intelligence des rats» et, partant, sur le peu de chances de les combattre avec succès 4. Absence d'efforts communs pour lutter contre les rats 5. Défaut de mesures antirats tant que les dégâts ne sont pas visibles 6. Application inappropriée des rodenticides dans des situations différentes 7. La plupart des agriculteurs ont plus d'une activité et n'ont donc pas suffisamment de temps pour lutter contre les rats 8. Superstition selon laquelle les rats viendront venger la mort de leurs «amis tués», en causant des ravages plus graves 9. Absence de plantation synchronisée: les rats trouvent donc en permanence de quoi s'alimenter |
Source: R Adhikarya (1985) «Planification et élaboration des objectifs et des stratégies de campagne de lutte contre les rats dans l'Etat de Penang, en Malaisie»Note: CAP est l'acronyme de connaissances, attitudes et pratiques du groupe cible.
Objectifs spécifiques et mesurable de campagne de lutte contre les rats dans l'Etat de Penang (Malaisie)
Identification des problèmes concernant les agriculteurs |
Formulation des objectifs de la campagne de vulgarisation (d'après les résultats de l'enquête CAP) |
||
1. Connaissance insuffisante de l'utilité des méthodes physiques et des procèdes culturaux en matière de lutte contre les rats |
Augmenter la proportion des riziculteurs ayant une meilleure connaissance/appréciation de l'utilité et des avantages des procèdes culturaux (de 67 a 75%) et des méthodes physiques de lutte contre les rats (de 31 a 45%) |
||
2. Faible connaissance des différentes fonctions et caractéristiques de la gamme des rodenticides
|
Augmenter la proportion des riziculteurs adéquatement informes en leur expliquant les différentes fonctions et caractéristiques de deux types de rodenticides |
||
|
a) appâts empoisonnes permanents (de 61 a 70%) |
||
b) pesticide en poudre (de 22 a 40%) |
|||
3. Croyance erronée selon laquelle les rats sont«intelligents» et que l'on a peu de chances de les combattre avec succès |
Réduire la proportion des riziculteurs convaincus que les rats sont «intelligents» et qu'il y a donc peu de chances de les combattre avec succès (de 52 a 35%) |
||
4. Absence de collaboration et d'effort collectif pour lutter contre les rats |
Encourager une participation élargie des riziculteurs a un effort commun de lutte contre les rats en augmentant la proportion de ces riziculteurs adoptant une attitude favorable envers une telle collaboration (de 60 a 70%) |
||
5. En général les agriculteurs ne prennent pas de mesures pour lutter contre les rats tant que les dégâts causes aux récoltes ne sont pas visibles |
Augmenter la proportion des riziculteurs qui pensent que la lutte contre les rats n'est pas une perte de temps (de 55 a 65%) afin de les encourager a agir avant que leurs récoltes ne soient endommagées |
||
6. Application inadéquate des différents rodenticides en fonction de la situation ou du stade atteint
|
|
a) Augmenter la proportion des riziculteurs ayant une connaissance de application correcte des rodenticides dans les situations suivantes |
|
|
1 Dosage du poison violent de 11 a 40% appât empoisonne permanent de 23 a 40% et pesticide en poudre de 67 a 75% |
||
2 Durée d'application du poison violent de 47 a 60% de appât empoisonne permanent de 39 a 50% et du pesticide en poudre de 41 a 55% |
|||
3 Endroit ou placer le poison violent de 43 a 55% l'appât empoisonne permanent de 43 a 55% et le pesticide en poudre de 73 a 80% |
|||
b) Augmenter la proportion des riziculteurs appliquant les rodenticides de façon adéquate dans les situations suivantes |
|||
|
1 Dosage du poison violent de 12 a 24% de l'appât empoisonne permanent de 23 a 40% du pesticide en poudre de 32 a 40% |
||
2 Durée d'application du poison violent de 28 a 35% de l'appât empoisonne permanent de 28 a 35% du pesticide en poudre de 43 a 50% |
|||
7. Absence de motivation de la plupart des agriculteurs qui exercent plus d'un métier a consacrer davantage de temps et d'efforts a la lutte contre les rats de manière a augmenter leur production et leurs revenus |
Motiver et encourager les riziculteurs a consacrer davantage de temps et d'efforts a lutter contre les rats, de manière a augmenter leur rendement et leurs revenus, en les convainquant qu'il est plus rentable de lutter contre les rats que de se consacrer a d'autres tâches de 37 a 50% |
||
8. Superstition selon laquelle les rats viendront venger leurs «amis tués» en causant des ravages plus graves |
Réduire la proportion des riziculteurs victimes de la superstition selon laquelle les rats vengeront leurs «amis tues» en causant des ravages plus graves de 54 a 50% |
||
9. Non pratique de la plantation synchronisée qui pourrait interrompre alimentation des rats durant une partie de année |
Encourager davantage de riziculteurs a planter simultanément de manière a écourter la période pendant laquelle les rats trouvent a s'alimenter de façon continue en favorisant une attitude positive a l'égard de ce procède cultural de 79 à 85% |
Source Adapte de R Adhikarya (1985)
Exemple de feuillet emprunté à la planification de la vulgarisation et au processus d'élaboration de la stratégie
Problème |
Raisons ou causes du problème |
Stratégie/approche centrée sur le problème à résoudre |
Orientation de l'information |
Conception erronée des agriculteurs selon laquelle les rats viendront venger leurs «amis tués» en causant des dégâts plus graves |
Croyance inspirée par la superstition |
En tant que musulman, c'est un péché que de croire aux superstitions. Citation précise du Livre saint (Coran ou Hadith) à ce propos |
Argument à caractère religieux |
Pas suffisamment de temps pour lutter contre les rats |
70% des fermiers ont plus d'une activité |
«Les moyens de lutte contre les rats tels que poison en pâte et pesticide en poudre sont faciles à utiliser. Même la femme ou les enfants peuvent le faire si l'agriculteur est occupé» |
Délégation de la tâche |
Application inadéquate des rodenticides à différents stades de croissance des cultures |
Manque de clarté et complexité des recommandations relatives à l'application des rodenticides |
Simplification des recommandations d'ordre technique et procédures d'application faciles à retenir |
Simplicité |
Utilisation inefficace (dosage trop fort) des rodenticides, qui sont distribués gratuitement aux agriculteurs |
Culpabiliser les agriculteurs en insistant sur le gaspillage des ressources communautaires que représente une utilisation inefficace des rodenticides distribués gratuitement |
Culpabilisation |
|
Croyance erronée des agriculteurs, selon laquelle les rats sont «intelligents» et qu'il y a donc peu de chances de les vaincre |
Echec du phosphure de zinc (par exemple refus de l'appât) utilisé par la majorité des agriculteurs |
Ne pas encourager le recours aux poisons violents (phosphure de zinc) mais encourager au contraire l'utilisation de poison en pâte avant la montaison et d'appâts empoisonnés permanents après |
Minimiser l'adversaire Procédure plus facile à retenir |
Insister sur la nécessité d'agir de façon collective et non pas individuelle si l'on veut vaincre les rats réputés «intelligents» |
Nécessité d'un effort collectif |
Source. Adapté de R Adhikarya (1985)
Exemple de feuillet emprunté au processus de conception du message
Stratégie centrée sur le problème à résoudre |
Objet du message |
Exemples d'arguments de messages |
Canal de transmission du message |
Réfuter la conviction superstitieuse des agriculteurs selon laquelle les rats viendront venger leurs «amis tués» en causant des dégâts plus graves |
Intimidation |
«C'est un péché pour un musulman que de croire à la superstition» |
Sermon des chefs religieux à l'occasion de la prière du vendredi; brochure; message radiophonique |
Encouragement à caractère religieux |
«Plus tu auras tué de rats, plus tu seras récompensé au paradis» (citation du Livre saint de l'Islam) |
||
Décourager l'utilisation de phosphure de zinc et encourager celle de poison en pâte et de pesticide en poudre |
Sécurité, usage simple et pratique |
«Poison en pâte et pesticide en poudre sont beaucoup moins dangereux, plus faciles à utiliser et plus efficaces que le phosphure de zinc» |
Affiches éducatives; message radiophonique; tracts/prospectus; tableau portatif; livrets illustrés |
Témoignage |
Recourir au témoignage des agriculteurs ayant adopté avec succès le poison en pâte et le pesticide en poudre pour qu'ils en vantent la simplicité d'emploi et l'efficacité |
||
Inciter les agriculteurs à lutter collectivement contre les rats (par exemple plantations synchronisées, méthodes de lutte physique ou campagnes simultanées)
|
Dérision |
«Puisque les rats sont «intelligents» tu risques d'être vaincu si tu les combats tout seul. Alors, combattons ensemble» |
Affiches destinées à motiver, brochure; livrets illustrés; diaporama sonorisé
|
Valeur culturelle/traditionnelle |
«Gotong-Royong (la solidarité et l'entraide au sein d'une communauté) est une vertu et le moyen le plus efficace de combattre les rats» |
||
Solidarité |
«Bersatu kita teguh, bercerai kita roboh» (l'union fait la force) |
||
Former les agriculteurs à l'utilisation adéquate des rodenticides |
Culpabilité, civisme |
«Tu devrais te sentir coupable de gaspiller l'argent de la collectivité en utilisant mal les rodenticides distribués gratuitement» |
Affiches éducatives; messages radiophoniques; débats en groupe; tableau blanc portatif |
Mémorisation facile |
«Utiliser le poison en pâte chaque semaine avant la montaison et le pesticide en poudre après» |
Source Adapté de R Adhikarya (1985)