T. MichaelsenTage Michaelsen est spécialiste de la conservation des forêts, au Département des forêts de la FAO.
Les administrations reconnaissent de plus en plus que la participation populaire est essentielle au succès de l'aménagement des bassins versants dans les zones d'altitude habitées. La politique de nationalisation des ressources naturelles telles que les forêts et les parcours très répandue il y a 30 ou 40 ans cède peu à peu la place à l'idée que la meilleure façon d'assurer la protection des ressources naturelles est d'associer directement les communautés locales à l'aménagement et de leur garantir que la conservation et l'utilisation rationnelle de ces ressources leur rapporteront des avantages.
Toutefois cette nouvelle conception s'impose difficilement et seulement parce qu'il apparaît désormais que les efforts des gouvernements pour imposer des mesures de conservation n'ont guère eu de succès durable. Dans certains pays, les services nationaux des forêts ou des parts nationaux sont désorientés par la nouvelle politique dans laquelle ils voient une menace pour leurs prérogatives professionnelles et leurs sources de revenu. Pourtant, si ces administrations se transformaient en institutions au service des ruraux, elles gagneraient beaucoup en popularité et en appui politique. La foresterie communautaire engendrerait une demande de forestiers beaucoup plus grande que la foresterie classique, où ils ne sont plus que les gardiens d'une ressource qui s'amenuise.
Alors qu'il y a 10 ans l'aménagement des bassins versants était essentiellement du ressort de l'Etat, l'initiative revient aujourd'hui de plus en plus aux populations, les administrations étant reléguées à un rôle consultatif et d'appui. Cette évolution tient à plusieurs raisons: les systèmes de protection basés sur la répression par les gardes forestiers et sur la nationalisation des forêts ont en général échoué: les populations des bassins versants se sont accrues et les pressions qui s'exercent sur les ressources des terres d'altitude se sont intensifiées sous l'effet de l'explosion démographique du 20e siècle (les populations doublent tous les 25 ou 30 ans): les programmes de réinstallation se sont avérés très coûteux et en général inacceptables sur le plan social: les projets pilotes financés par l'Etat, et exécutés par une main-d'uvre payée au jour le jour se sont généralement révélés coûteux et éphémères.
Les responsables de l'aménagement des bassins versants ont compris que des éléments autrefois considérés comme sans rapport avec leur projet - par exemple l'économie agraire - peuvent jouer un rôle décisif dans le bassin versant. Les politiques de prix et de subventions des aliments peuvent favoriser certaines cultures ou au contraire les rendre non rentables: la priorité attribuée aux cultures d'exportation peut reléguer les agriculteurs de subsistance sur des terres de plus en plus marginales: la précarité des régimes fonciers peut inciter les agriculteurs à se soucier davantage d'occuper les terres que d'assurer leur productivité à long terme; la gestion des terres communautaires devient un objet de préoccupation partout dans le monde.
Pourtant, encore aujourd'hui, il est rare que les populations locales et leurs représentants participent à la conception et à la planification des projets d'aménagement des bassins versants. La plupart des planificateurs travaillent encore dans des structures administratives fortement hiérarchisées et ont du mal à concilier la nécessité d'améliorer et d'accélérer la planification et l'élaboration des projets pour les bassins versants prioritaires et celle de faire participer les élites locales à la conception des projets. De plus, la plupart des organisations tant nationales qu'internationales de financement et d'assistance technique continuent à exiger un document de projet détaillé avant d'autoriser les décaissements, même pour les projets reposant sur la participation des populations locales. Il est donc nécessaire de décentraliser les administrations publiques, de créer ou renforcer des organisations et institutions rurales, de déléguer à l'échelon local le contrôle et la gestion des ressources et d'organiser des programmes de formation en milieu rural.
Il faut adopter pour la conception et l'exécution des projets d'aménagement des bassins versants une nouvelle approche qui consisterait non plus à combattre les contraintes externes de l'économie agraire, mais à les intégrer dans la logique du projet et à en tirer parti. Si une culture est rentable, elle peut aider les agriculteurs à financer de meilleures pratiques agricoles; si les régimes fonciers sont précaires, des certificats d'utilisation des terres pourraient motiver puissamment la participation des agriculteurs; si les populations locales peuvent gérer comme elles l'entendent les terres et les ressources forestières, cela pourrait inciter des groupements d'usagers, par exemple une association d'agriculteurs, à prévenir les feux de forêt.
Une approche participative à la planification des bassins versants ne consiste pas simplement à consulter au début les «populations cibles» avant d'aller s'enfermer dans un bureau pour rédiger une proposition de projet détaillée; elle doit reposer sur un mécanisme de classement des priorités et de prise de décision à l'échelon local. Les habitants doivent être informés des options possibles et avoir le sentiment que le projet répond à leurs besoins. Après la planification initiale, il faut un système de suivi et d'évaluation permettant aux ruraux eux-mêmes de contrôler et de mesurer les progrès accomplis dans l'application des décisions prises d'un commun accord et d'y apporter les modifications qui pourraient être nécessaires.
Une planification participative implique en outre des esquisses indicatives ou provisoires des projets pour permettre le démarrage des opérations. Comme il a été dit plus haut, la plupart des organismes nationaux et internationaux de financement exigent un document de projet élaboré dans le détail. Or, si le principe de la participation est pris au sérieux, il faut prévoir avant l'exécution une phase d'élaboration, avec des financements adéquats, permettant d'assurer la participation des populations locales ou de leurs représentants.
Avec la nouvelle approche, il faudra donc allouer davantage de crédits pour l'élaboration des projets, et prévoir des périodes de gestation assez longues au cours desquelles les détails seront mis au point d'un commun accord avec les populations intéressées. Un projet typique pourrait comporter les étapes ci-après:
· Identification et formulation de l'idée de projet. Cette étape prendrait de deux à trois semaines pour le travail de terrain et la rédaction d'un document sommaire.· Evaluation de l'idée de projet et, selon les résultats, présentation à des organismes de financement compétents qui seraient invités à faire savoir s'ils s'y intéressent. Cette étape pourrait prendre plusieurs mois.
· Formulation du projet préliminaire et esquisse générale du projet proprement dit. La préparation, y compris la rédaction d'un document, pourrait demander de quatre à six semaines.
· Evaluation et, selon les résultats, approbation officielle et financement du projet préliminaire. Cette étape pourrait durer de quelques mois à un an ou même plus, selon l'organisme de financement.
· Exécution du projet préliminaire. Cette étape comprendrait les activités suivantes: identification des institutions rurales et de leurs chefs; démarrage d'un dialogue avec les populations locales: enquête rurale rapide: enquêtes sur le bassin versant; analyse du problème: formulation des objectifs immédiats, des stratégies, des activités, des résultats escomptés et des apports nécessaires; établissement d'un budget; recherche d'experts nationaux compétents et, le cas échéant, d'homologues techniques internationaux: identification des réformes ou des dispositifs institutionnels nécessaires et mise en place d'un système de suivi et d'évaluation: formulation d'un plan préliminaire de mise en valeur de la totalité du bassin versant ou de certains sous-bassins; enfin, préparation du document du projet proprement dit.
Pendant cette période, certaines activités pilotes, par exemple fixation du sol pour protéger une école contre un glissement de terrain imminent, pourraient mobiliser les habitants.
Pour une planification rapide, fiable et souple, les techniques et outils de pointe sont tout indiqués: enquêtes rurales rapides, aménagement du territoire assisté par ordinateur, modèles hydrologiques des bassins versants, systèmes d'information géographique, etc. Ces techniques permettent de gagner du temps, et ce temps devra être utilisé pour travailler à la base, avec les utilisateurs au lieu d'établir pour eux de façon autoritaire des plans détaillés d'utilisation des terres. Le projet préliminaire pourrait normalement durer de 6 à 18 mois.
Première phase du projet proprement dit. Cette phase, qui peut durer de trois à cinq ans, devrait démarrer immédiatement après l'achèvement du projet préliminaire.
Deuxième phase du projet proprement dit. La plupart des projets d'aménagement des bassins versants conçus en fonction des besoins des populations locales nécessitent une période d'exécution relativement longue. Il n'est donc pas rare que la première phase soit suivie d'une deuxième phase dont la durée peut être de l'ordre de cinq ans.
La nécessité de pratiquer des cultures vivrières a des conséquences décisives sur le bassin versant
Suivi et évaluation participatifs
Un aménagement participatif ne se conçoit pas sans un effort participatif de suivi et évaluation. Ceux qui ont investi leur temps et leur travail dans une activité dont ils espèrent bénéficier devront contrôler en permanence si tout se passe bien, s'il faut rectifier le tir, s'il est encore réaliste d'attendre les résultats escomptés au départ, si de nouvelles options sont devenues possibles, etc.
Le suivi est particulièrement important pour les pauvres, qui ont investi une proportion considérable du temps et des ressources dont ils disposaient et encourent donc un plus grand risque en cas d'échec. D'où la nécessité de mettre au point une série d'indicateurs sensibles permettant de répondre aux questions des participants et d'être alertés au plus vite quand les choses commencent à mal tourner ou, de préférence, avant.
Nouvelles conceptions de la vulgarisation
La conception classique du vulgarisateur, chargé de transmettre aux agriculteurs les «messages» des stations de recherche ou de l'administration, n'a plus cours. Dans le contexte de l'aménagement participatif des bassins versants, où la communauté elle-même se transforme souvent en station de recherche ou en laboratoire de terrain, les représentants de l'administration ont autant à apprendre des villageois qu'à leur enseigner. Le rôle du vulgarisateur doit être conçu de façon plus large: il devra rechercher avec les ruraux les solutions possibles, aider à constituer et appuyer des groupements d'usagers, associations de producteurs et autres, et au début servir de liaison avec l'administration, les stations de recherche, les universités et les organisations non gouvernementales, en faisant passer des messages en sens inverse, c'est-à-dire de la communauté aux services agricoles. Son objectif doit être d'apprendre aux communautés à se passer de lui et à accéder directement aux services.
Incitations
Les incitations directes - vivres contre travail, distribution gratuite de plants d'arbres, etc. - peuvent être utiles dans l'aménagement participatif des bassins versants à condition d'être conçues de façon à permettre aux montagnards de consacrer du temps et du travail au démarrage d'activités productives qui, au bout de quatre à six ans au plus, n'auront plus besoin d'apports extérieurs.
Les organisations rurales sont un atout essentiel tant pour la planification participative que pour la viabilité et la continuité du projet après le démarrage. Sans elles, il n'y a pas de dialogue entre l'administration et la population, et donc aucune possibilité de planification ascendante.
Les administrations devront identifier des institutions rurales appropriées ainsi que des chefs formels ou informels. Elles devront toutefois s'abstenir de les diriger ou de les prendre à leur service, ce qui saperait leur autorité et réduirait leur légitimité en tant que porte-parole du groupe ou de la communauté.
Il n'existe aucun principe ou modèle universel pour les organisations rurales, et aucune formule n'est à priori la meilleure pour assurer la participation à la planification et à l'exécution des projets d'aménagement des bassins versants. La communauté d'intérêts qui sous-tend la formation d'un groupe peut prendre les formes les plus diverses: religion syndicats, associations de producteurs (de café par exemple), associations de pasteurs ou d'éleveurs, familles étendues, voisinage, groupements féminins, coopératives, etc. Peu importe la nature du groupe, l'essentiel est qu'il fonctionne bien, qu'il défende les intérêts de ses membres et que ses chefs représentent réellement toute la base.
Organisations non gouvernementales
Les organisations non gouvernementales (ONG) peuvent jouer un rôle décisif en appuyant la formation et le fonctionnement des groupements ruraux, la formation des élites locales, la sensibilisation politique etc. Etant indépendantes des structures officielles, elles ont plus de latitude pour adapter directement action aux besoins des communautés et ont souvent plus facilement accès aux groupes minoritaires et tribaux aux zones de conflits nationaux ou internationaux, etc.
Il faut toutefois vérifier avec soin si les ONG parlent et agissent réellement pour le compte des ruraux. Chacune a sa vocation et dépend de contributions et subventions qui sont fournies en vue d'objectifs spécifiques, lesquels ne coïncident pas toujours avec les besoins des montagnards. Beaucoup de grandes ONG nationales et internationales envisagent dans une optique urbaine les problèmes de la conservation de la nature, du déboisement, de la pollution de l'eau et de l'air, et leur échelle de priorités est différente de celle des montagnards qui doivent nourrir leur famille dans une économie de subsistance.
Comme on l'a dit plus haut, une participation réelle des habitants à la planification et à l'exécution des activités d'aménagement des bassins versants n'est possible que si le système classique, autoritaire et hiérarchisé cède la place à des formules de plus en plus décentralisées. Cela ne veut pas dire qu'il faille supprimer les organisations centrales: il est au contraire nécessaire de renforcer et de mieux coordonner les services et mécanismes nationaux. Pour les bassins versants d'importance nationale, la planification doit être centralisée. La décision de protéger les zones en amont des grands barrages hydroélectriques, des réservoirs approvisionnant les villes, des périmètres d'irrigation et des zones de bonification sujettes aux inondations doit être prise à l'échelon national. Pour toute entreprise d'une certaine ampleur, il faut des engagements de ressources qui ne peuvent être mobilisées localement. Mais, même dans ces bassins versants d'importance nationale, il n'est pas réaliste de planifier ou de modifier l'utilisation des terres sans consulter les usagers, qu'il s'agisse d'organismes publics, de communautés locales, d'agriculteurs commerciaux ou de subsistance, d'éleveurs ou de pasteurs, de bûcherons, etc. Comment imposer une modification de l'utilisation des terres si les usagers n'y voient aucun avantage ni pour eux-mêmes ni pour leur famille ou leur communauté?
Les travaux du Réseau de coopération technique latino-américain pour l'aménagement des bassins versants confirment l'importance d'une solide organisation nationale et montrent que certains éléments sont essentiels pour assurer l'efficacité et la continuité des projets. Ces cléments, encore plus importants pour les projets et programmes visant à faire participer les populations locales à l'effort et aux bénéfices dans toutes les régions sont les suivants:
· Un comité interministériel. La conservation des terres d'altitude comporte de multiples aspects relevant de ministères différents: protection de l'environnement, production agricole, foresterie, infrastructures hydrauliques, emploi peuplement et migrations, etc.: pour harmoniser les politiques dans tous ces domaines, la meilleure formule est de constituer un comité interministériel qui veille à ce que les besoins des populations locales soient dûment pris en compte.· Un mécanisme de coordination sur le terrain. Pour assurer un développement rural rationnel et une utilisation viable et optimale des ressources naturelles, il est essentiel de coordonner l'action des diverses institutions. Par exemple, la construction de routes rurales, qui relève en général du Ministère des travaux publics, appelle des précautions particulières dans les bassins versants où il existe des équipements hydroélectriques, lesquels dépendent du Ministère de l'énergie. Les programmes de conservation des sols, les réseaux de zones protégées, la construction d'écoles rurales, etc. doivent être coordonnés, et le cas échéant modifiés pour permettre un aménagement intégré des bassins versants.
· Un organisme chef de file. Il est essentiel qu'un des organismes concernés soit désigné et doté de pouvoirs accrus pour prendre la responsabilité principale de la planification et de l'exécution. Cet organisme peut varier d'un cas à l'autre: l'essentiel est qu'il s'attache résolument à résoudre tous les problèmes du bassin versant et non pas seulement ceux qui relèvent directement de sa compétence spécialisée.
De nombreux pays ont beaucoup avancé selon les grandes orientations préconisées ci-dessus, mais, dans la plupart sinon dans tous, il reste encore de grandes lacunes à combler avant que de vastes programmes d'aménagement des bassins versants basés sur la participation populaire ne deviennent une réalité. Il faut maintenant analyser ces lacunes et faire la synthèse de l'expérience incomplète et pourtant utile des divers pays pour élaborer des solutions complètes qui puissent ensuite être adaptées à la situation propre à chaque pays.