Dans le présent rapport, “traditionnel” se réfère aux communautés de pêcheurs qui ne participent pas encore à une pêcherie commerciale fondée sur des transactions monétaires. Isolées des débouchés, ces communautés ne l'étaient pas nécessairement des autres groupes ethniques, avec lesquels elles ont élaboré des mécanismes bien au point de troc de poisson en échange de nourriture et d'autres denrées indispensables (Riley et Brokensha, 1984:11–14). D'ailleurs, ces communautés n'étaient pas statiques, en effet toutes les sociétés, quel que soit leur degré d'isolement, ont une histoire faite à la fois de continuité et de changement.
Dans le présent rapport, l'expression “pêche fluviale” couvre à la fois les notions de pêche de subsistance et de pêche commerciale, et porte sur un large éventail d'espèces ichtyologiques vivant dans des fleuves (y compris les plaines d'inondation des deltas) et des lacs. La plupart des pêcheries traditionnelles prennent un caractère de plus en plus commercial, aussi aurons-nous affaire à une vaste gamme de méthodes de pêche, la principale exception étant constituée par le chalutage (comme dans le lac Victoria) ou les grands gréements utilisés pour la capture des clupéidés (comme sur le lac Kariba). Ces mécanismes, ainsi que d'autres, propres à l'exploitation des eaux plus profondes des lacs naturels et artificiels, sont exclus non pas tant pour des motifs d'échelle et de coût mais parce qu'ils sont rarement propriétés des pêcheurs indigènes. Les grandes unités de pêche motorisées employées sur les fleuves sont étudiées, pour des motifs du même ordre. Si elles tendent à être la propriété d'entrepreneurs étrangers dans l'Amazone, il n'en est pas ainsi sur le Niger, où les pêcheurs professionnels migrants ou les pêcheurs commercants, font partie de tribus qui exploitent le Niger depuis des décennies.
La pêche fluviale est souvent pratiquée à l'échelle artisanale, en termes de rendement et de nombre de pêcheurs, mais il n'en est pas toujours ainsi: environ 80 000 pêcheurs, dans le delta intérieur du Niger, capturent plus de 100 000 tonnes de poisson par an lorsque la crue a été favorable (Galais, 1967). Par contre, les opérations de certaines unités de pêche tendent à être assez artisanales. Lorsque la pêche a pris un caractère commercial, l'équipement le plus fréquemment utilisé est constitué par des sennes et des filets maillants. Les pêcheurs opérant au filet maillant sont la vaste majorité. Plusieurs pêcheurs coopèrent parfois à partir d'un seul navire, mais chacun tend à travailler seul ou avec un ou deux aides, le plus généralement des parents. Les rendements par pêcheur et par an dépassent rarement trois tonnes (le chiffre le plus fréquent tendant à être de l'ordre d'une tonne). Les propriétaires de sennes emploient une main-d' oeuvre plus nombreuse, souvent des salariés sans liens de parenté avec eux et capturent des quantités de poisson bien plus importantes. Toutefois, leurs effectifs et leurs opérations tendent à être d'envergure sensiblement moindre que pour les pêcheurs à la senne dans les pêcheries côtières.
Selon Klee (1980: 3), les stratégies d'aménagement des communautés de pêcheurs traditionnels se composent de pratiques à la fois “fortuites” et “intentionnelles”. Parmi les premières, on peut citer des schémas de comportements, de coutumes et de croyances très variés qui contribuent indirectement à la conservation de la population ichtyologique en limitant l'accès à certaines communautés, à des clans, des lignages et/ou des individus déterminés, et en interdisant la consommation de certaines espèces. Les pratiques restrictives, y compris les saisons de clôture et l'interdiction de certaines méthodes, sont appliquées et exécutées à la fin explicite de conserver les ressources ichtyologiques.
Dès le début de la présente étude, il était clair que l'on dispose sur la pêche fluviale traditionnelle de renseignements moins nombreux que l'on aurait pu s'y attendre compte tenu de leur importance du point de vue de la nourriture et de l'emploi de millions d'individus. Si les informations sur la pêche maritime sont plus nombreuses, elles demeurent médiocres par rapport aux connaissances sur les systèmes traditionnels d'agriculture. En outre, les données existantes sont pour une large part de nature très restrictive, et se concentrent davantage sur les méthodes de pêche et des rituels hauts en couleur que sur l'économie politique ou l'aménagement de la pêcherie. Il s'ensuit que les chercheurs qui étudient la pêche fluviale sont moins nombreux et, parmi eux, quelques-uns s'intéressent aussi à la pêche traditionnelle en estuaires, dans les lagunes et côtière. Enfin, la pêche fluviale, par opposition à la pêche dans les lacs naturels et artificiels et l'aquaculture, ou encore à la pêche maritime artisanale, a aussi moins intéressé les institutions internationales de développement.
Ainsi, depuis la fin des années soixante-dix, parmi les études très importantes, les évaluations consacrées à la pêche traditionnelle et les symposiums, aucun n'a étudié la pêche fluviale autrement qu'en passant, alors même que parfois les titres donnent à penser le contraire. On peut à ce propos citer deux documents de travail récents de la Banque mondiale (No 423 et 490). Le premier s'intitule Rethinking Artisanal Fisheries Development: Western Concepts, Asian Experiences (Emmerson, 1980) mais ne traite que de pêche maritime. Le second, Sociocultural Aspects of Developing Small Scale Fisheries: Delivering Services to the Poor (Pollnac, 1981) tire la plupart de ses exemples de la pêche côtière. Il en est également ainsi du chapitre rédigé par l'auteur en 1984 pour le document de la Banque mondiale intitulé “Putting People First: Sociological Variables in Development Projects (Cernea, 1985), et intitulé “Social and Cultural Characteristics in Small Scale Fisheries Development”. Cette disparité est incontestablement liée à l'orientation de la Banque en matière d'investissements: sur 14 projets achevés et ayant fait l'objet d'une révision comptable par la Division de l'Evaluation de la Banque mondiale, 12 étaient consacrés à la pêche maritime, tandis que les deux autres, aux Philippines, s'occupaient de pêche maritime et d'aquaculture. De tout temps, la Banque, lorsqu'elle s'intéressait aux écosystèmes fluviaux, pensait davantage en termes de construction de barrages pour la fourniture d'énergie électrique et l'irrigation.
Si le lecteur pouvait supposer que les exemples ci-dessus ne reflètent pas la situation générale des études, des évaluations et des projets, on ajoutera que les activités du Peace Corps des Etats-Unis, en matière de pêche continentale, se concentrent sur l'aquaculture. De plus, les ouvrages récents des anthropologues (qui ont consacré davantage de recherches que tous les autres scientifiques aux communautés de pêcheurs) portent aussi sur la pêche maritime. On citera notamment le volume préparé par Smith sur Those Who Live from the Sea (1977), celui d'Andersen, en 1979, sur North Atlantic Maritime Cultures, une collection de documents d'anthropologie maritime parus dans Anthropological Quaterly, en 1980, le volume préparé par Spoehr (1980) intitulé Maritime Adaptations: Essays on Contemporary Fishing Communities, l'“Anthropology of Fishing” d'Acheson (1981) parue dans l'Annual Review of Anthropology et l'étude de McCay intitulée “Development Issues in Fisheries as Agrarian Systems”, publiée dans Culture and Agriculture (également en 1981). Nous n'avons rencontré aucun ouvrage équivalent, consacré aux communautés actives dans la pêche continentale, les auteurs récents qui s'en sont le plus rapproché étant Hames et Vickers dans Adaptive Responses of Native Amazonians (1983), qui traite aussi bien des chasseurs que des pêcheurs. Si Lawson, une économiste, s'occupe de pêche maritime comme de pêche continentale, en dehors de son analyse de l'exploitation du fleuve Volta (1972), elle s'est récemment penchée le plus souvent (y compris en 1984), sur les activités de pêche côtière et maritime.
Dans ce contexte d'insuffisance générale du matériel analytique relatif à la pêche fluviale, il est devenu nécessaire de “jeter le filet” plus largement qu'il n'était prévu, pour obtenir les informations nécessaires à l'élaboration des conclusions du présent rapport. Nous jugeons que nos conclusions supporteront l'analyse mais il convient néanmoins de les considérer comme provisoires jusqu'à ce qu'elles aient subi victorieusement l'épreuve des documents inédits figurant dans les archives de la FAO et des rechereches à venir dans ce domaine.
L'étude actuelle a été réalisée à domicile par les deux auteurs et une assistante de recherche à temps partiel (Carol Mies), pendant un an à partir de mars 1983. Ils ont tiré leurs renseignements de six sources. La première est constituée par une recherche bibliographique, réalisée sur une base extrêmement sélective, et portant aussi sur certaines pêcheries artisanales côtières (maritimes). On a procédé de la sorte à des fins de comparaison, en supposant que les petites communautés de pêcheurs ont en commun certaines caractéristiques fondamentales quel que soit leur champ d'activités, et dans le but de compléter un matériel insuffisant sur la pêche fluviale. L'une de nos principales sources est la “Human Relations Area Files” qui contient du matériel provenant d'un grand nombre d'études anthropologiques, ventilées en une série normalisée de catégories, à des fins de comparaison. De la sorte, les auteurs ont obtenu des informations sur 91 sociétés d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie, pratiquant, au moment de l'étude, la pêche traditionnelle.
La deuxième source d'information était sélectivement consacrée au thème plus général de la gestion des ressources naturelles par les petites communautés pratiquant des modes de production consuméristes. Des informations relatives aux stratégies gestionnaires applicables aux terres cultivables, aux pâturages, aux produits forestiers et à la faune sauvage ont été examinées et comparées aux données relatives à l'aménagement des ressources ichtyologiques. Les troisième, quatrième et cinquième sources d'information étaient des réponses à des lettres envoyées à 52 services des pêches dans les pays tropicaux, 32 experts des pêches de la FAO et 19 autres spécialistes, y compris des universitaires. Au total, 27 réponses ont été reçues et quelques-unes contenaient des renseignements précieux. Quant à la dernière source d'information, elle était constituée par l'expérience du principal auteur en matière de pêche fluviale et en réservoirs dans les pays africains, du Moyen-Orient et asiatiques. Les données recueillies sur une période de 27 ans sur l'économie locale (y compris la pêche) dans le cours moyen du Zambèze, avant et après la construction du barrage du lac Kariba (Zambie-Zimbabwe) ont été particulièrement utiles.