Vu leur accession à une économie de marché et l'adoption d'engins plus efficaces (en particulier les sennes et les filets maillants), la plupart des fonds de pêche continentale traditionnels du monde ont subi une évolution de fond en comble. Les gestionnaires des pêcheries doivent désormais les prendre comme ils les trouvent, aussi est-il essentiel de bien connaître les tendances qui se sont dessinées et les répercussions de ces tendances sur les stratégies d'aménagement, traditionnelles ou gouvernementales.
On trouve des pêcheries traditionnelles à caractère commercial partout dans le monde; elles concernent des communautés restreintes ou de dimensions moyennes (moins de 10 à plus de 100 ménages), placées en des sites stratégiques sur les berges d'un fleuve ou les rivages d'un lac, ou encore sur des îles ou des monticules dans les lacs et les marécages. Vu leur dispersion et les orientations gouvernementales anciennes, voire périmées, la gestion des ressources n'a été que très rarement rentable, dans l'intérêt non seulement des ressources ichtyologiques mais aussi du bien-être des communautés de pêcheurs.
Bien que les méthodes utilisées par des pêcheries traditionnelles, souvent sans grandes modifications, soient très similaires dans tous les pays tropicaux, l'organisation économique des communautés de pêcheurs est très variable. Ceux qui pêchent à plein temps tout au long de l'année constituent une minorité. On peut les répartir en diverses catégories, y compris certaines communautés tribales très isolées, des castes et des organisations de pêcheurs ou encore des pêcheurs “professionnels”. Les premiers tendent à être relativement auto-suffisants, l'ensemble des échanges de poisson ne dépassant guère les barrières de la communauté et de l'ethnie; les deux dernières catégories de pêcheurs font parties de sociétés multi–ethniques plus complexes, dans lesquelles leur situation sociale peut varier sensiblement selon la région. L'Afrique peut être citée en exemple. Au Soudan méridional, la minorité de Nuers nilotiques et de Dinkas, qui pêchent à plein temps, sont méprisés par la majorité, qui combine la pêche saisonnière avec l'élevage et l'agriculture fluviale. Dans le delta intérieur du Niger et le long des berges de ce fleuve, depuis son cours supérieur jusqu'au Nigéria, par contre, les Sorkos (sous-groupe des Songheis), les Sarkawas (ethnie voisine des Sorkos, des Nupes) jouissent d'un statut assez élevé et sont renommés pour leurs connaissances, leurs aptitudes et leur maîtrise magique du poisson, des navires et de l'eau (Jenness, 1968: 51).
Les communautés dans lesquelles la pêche est pratiquée à temps partiel concentrent leurs activités de pêche sur certains saisons. Pour les fleuves à débit libre, la principale saison de pêche tend à suivre la crue annuelle, bien qu'une vaste gamme de méthodes permettent aussi l'exploitation en d'autres saison. Ailleurs, la pêche tend à s'intensifier à mesure de la progression de la saison sèche, ou encore lorsque les activités agricoles ou autres diminuent. Souvent, la pêche est combinée avec un éventail d'activités y compris l'agriculture pluviale et irriguée, l'élevage, la cueillette et la chasse, le commerce et d'autres entreprises commerciales artisanales ou encore un emploi salarié. Au niveau des ménages, les systèmes adoptés pour se créer des revenus tendent à varier. Ils ont aussi tendance à être dynamiques, l'année, compte tenu de l'évolution des phénomènes écologiques et autres. La pêche à temps partiel est le plus souvent combinée avec l'agriculture, mais on connaît aussi des pêcheurs éleveurs qui parfois font un peu d'agriculture pluviale, et des pêcheurs négociants.
Si la pêche fluviale dans les tropiques est en règle générale encore assez peu avancée selon les normes occidentales, elle a cependant connu une modernisation notable dans de nombreux secteurs au cours des dernières décennies. La transformation n'a pas été seulement de nature technique, mais a porté aussi sur les aspects éconimiques et sociaux. Sur le plan technique, une vaste gamme de nouveaux engins (y compris des filets de nylon et des bateaux à moteur) et de nouvelles méthodes de préservation du poisson (y compris le saumurage, le fumage et la mise en glace) ont été largement adoptées par de nombreuses pêcheries autrefois “traditionnelles”.
Sur le plan économique on a assisté dans de nombreuses pêcheries traditionnelles, au cours des dernières décennies, à une commercialisation rapide, face à la demande croissante d'une source de protéines peu coûteuse, tant de la part des populations locales que des populations urbaines en constitution dans la plupart des pays en développement. Simultanément, l'accroissement de la demande commerciale de poisson d'origine fluviale a entrainé une intensification marquée de l'exploitation des pêcheries, à mesure que les pêcheurs locaux augmentent leur effort et que des étrangers cherchant un emploi et des capitaux s'efforcent de pénétrer dans des entreprises établies ou de commercialiser des exploitations traditionnelles.
Au plan social, la commercialisation des pêcheries fluviales traditionnelles a entraîné deux conséquences importantes. En premier lieu, dans la plupart des cas, le rôle des femmes a progressivement évolué; si, à l'origine, elles prenaient part, tout au moins à temps partiel, à la capture du poisson, elles en sont désormais pratiquement exclues. A moins que les femmes ne soient ultérieurement appelées à participer à d'autres activités productives telles que la commercialisation du poisson (comme c'est le cas dans tout l'Ouest africain) ou le brassage de la bière, leur dans le ménage et la collectivité risque de régresser.
Le développement de nombreuses pêcheries intérieures a entraîné une seconde conséquence sociale, à savoir le creusement du fossé socio-économique entre une majorité de pêcheurs à très petite échelle et une minorité d'entrepreneurs prospères qui en sont venus à contrôler l'essentiel des dépenses en capital, de plus en plus considérables, maintenant indispensables pour se faire une place dans l'industrie de la pêche commerciale (cette situation est exacerbée par la pénurie totale de crédits aux fins du développement des pêches continentales). Ces entrepreneurs peuvent être des pêcheurs eux-mêmes, la pêche commerciale ne constituant que l'une des activités économiques multiples auxquelles ils participent. Ils préfèrent s'attacher les services de travailleurs ayant une part de prise ou percevant un salaire relativement faible, la force de travail prenant de plus en plus les allures d'un prolétariat rural de plus en plus marginal.
Sur la base des travaux de Goulding (1981) et dans la perspective du cadre dressé par Welcomme en 1979, pour analyser les modifications intervenues dans les fleuves coulant dans des plaines d'inondation, nous avons élaboré, analysé, l'évolution de la pêche fluviale, en quatre étapes, depuis le stade traditionnel jusqu'à sa forme commerciale. Nous fondant sur une synthèse de plus de 25 études de cas tirées des ouvrages relatifs aux pêches continentales, nous avons pu juger de l'utilité de ces étapes quant à notre compréhension d'un processus dynamique complexe, pour les questions d'aménagement liées à ce processus. Il faudrait toutefois user de ces cadres avec circonspection. A tout moment, les individus ayant affaire à une pêcherie déterminée pourront avoir un comportement conforme au stade un, tandis que leurs voisins pêchent de manière tout à fait différente, à d'autres fins. En fait, la même personne peut adopter, face à la pêche, différentes saisons, évoluant, par exemple, entre des modes de production à des fins de subsistance ou commerciaux. Il semblerait néanmoins qu'un nombre surprenant de pêcheries traditionnelles soient récemment passées à une situation du stade quatre, en survolant les étapes deux et manière extrêmement rapide.
Parmi les pêcheries du stade un, il faut citer la pêche artisanale, pratiquée par les populations indigènes, en premier lieu à des fins de consommation ou de troc local. Il n'existe guère de marché à l'exportation, encore que le poisson puisse faire l'objet d'échanges en quantités significatives, pour d'autres denrées, et même être parfois vendu. Ces pêcheries de subsistance sont en règle générale localisées dans des zones où la densité de population est faible et qui sont isolées des grands centres de population par l'absence de routes ou d'autres moyens fiables de transport. Ces pêcheries deviennent de plus en plus rares, cependant on en trouve encore des exemples dans des zones éloignées des tropiques, notamment dans les basses terres humides d'Amérique du Sud et les secteurs les plus isolés de l'Afrique (cf. Behrens, 1981; Bergman, 1974; Gilmore, 1978; Goulding, 1981; Stocks, 1983; White, 1956). Les stocks de poissons sont sous-exploités et, dans certaines zones du moins les systèmes de gestion traditionnels sont très rudimentaires (cf. notamment Moran, 1981: 52, pour le bassin de l'Amazone).
Sur une plus large échelle, les pêcheries au stade un caractérisent les activités des femmes et des enfants dans d'innombrables autres sociétés, alors que les hommes ont parfois commercialisé leurs opérations de pêche ou participent à des entreprises agricoles et autres. Le champ d'application de cette pêcherie est immense, les intéressés exploitant toutes les ressources aquatiques (y compris les petits cours d'eau) contenant du poisson. On voit dans toutes les zones tropicales et subtropicales, de petits garçons, le plus souvent pêchent à la ligne, en différentes époques de l'année, tandis que les femmes pêchent avec des corbeilles, des épuisettes, voire à la main, de manière plus saisonnière.
Les méthodes de pêche sont en général limitées: usage d'un arc et d'une flèche, d'une lance, d'une ligne à main, de nasses, de corbeilles, de poison, de petits barrages à poissons et de filets simples (éperviers et épuisettes), etc. Traditionnellement, ces différents types d'engins sont construits sur place, mais ils sont de plus en plus fréquemment fabriqués en nylon, et achetés en dehors de la communauté.
Le plus souvent, la pêche est une importante activité saisonnière qui assure un apport notable de protéines. Néanmoins, les fluctuations du niveau d'eau amènent une morte-saison prolongée, au cours de laquelle l'agriculture, l'élevage, la cueillette et la chasse ou le travail salarié deviennent les principales activités de subsistance. Dans certains cas, les pêcheurs de subsistance comptent beaucoup sur les échanges avec les populations d'agriculteurs ou de pasteurs voisines, pour un grand nombre de denrées qui leur sont nécessaires pour vivre. Les Ungas des marais de Bangweulu, en Zambie, n'ayant pas de terres arables du fait de leur environnement marécageux, ont été forcés d'échanger une partie de leurs captures de poisson avec les agriculteurs voisins pour obtenir du manioc et d'autres denrées essentielles à leur nourriture (Brelsford, 1946). Les échanges revêtent encore davantage d'importance pour les rares communautés dans lesquelles vivent des pêcheurs à plein temps. Nous n'avons pu disposer que de rares études informatives, mais soupçonnons toutefois qu'une telle spécialisation professionnelle est liée à l'existence de conditions de pêche plus favorables tout au long de l'année, comme c'est le cas dans les marécages, les lacs et les réservoirs (y compris de petites retenues d'irrigation en Asie méridionale) et le long de fleuves, comme le cours moyen et inférieur du Niger, caractérisés par un régime modifié de “réservoirs”, par opposition à un régime de crues (Welcomme, 1979: 1).
Trois rapports sur le bassin de l'Amazone estiment que le travail des groupes d'Amérindiens employant des méthodes traditionnelles dans les plaines d'inondation et les étendues lacustres rapporte entre 0,48 et 2,12 kilogrammes de poisson par heure de travail tout au long de l'année, encore qu'il faille tenir compte des considérables variations saisonnières en fonction du niveau de l'eau et d'autres facteurs environnementaux (Behrens, 1981; Stocks, 1983; Beckerman, 1983). Stocks (1983:262) estime que la pêche dans un lac en plaine alluviale, pratiquée par des Indiens Cocamillas produit en moyenne 17,6 tonnes par kilomètre carré, ou 17 kilogrammes par journée de travail, ce qui n'est pas tellement inférieur aux rendements courants dans les pêcheries intensives du stade quatre.
En règle générale, les hommes, les femmes et les enfants (et surtout les petits garçons) pratiquent la pêche de subsistance à l'étape une. Il est cependant typique que l'on assiste à une division du travail selon la méthode. Les hommes se servent généralement d'un arc et de flèches, de lances, de lignes à main, ainsi que d'autres méthodes qui supposent que l'on pêche à partir d'un navire, et notamment lorsqu'il est nécessaire de s'éloigner de la communauté. Par contre, les femmes tendent à se concentrer sur les méthodes de pêche à la corbeille ou à la nasse, en eaux peu profondes ou participent à des activités en groupes, comme la pêche aux barrages et au poison. Les petits garçons se servent de plus en plus de lignes à main.
Il n'existe guère de différences sur le plan socio-économique, dans les communautés pratiquant la pêche au stade un. La pêcherie est dans l'ensemble ouverte à tous les membres de la communauté et les appareillages simples, nécessaires pour capturer le poisson sont aisément fabriqués par tous, aussi n'y a-t-il guère de chances pour que des inégalités se manifestent. Bien que les divers pêcheurs puissent être plus ou mois heureux, l'obligation de partager avec les parents, d'autres mécanismes de redistrubution, ainsi que l'absence d'échanges en espèces, tendent à niveler tout avantage que cela risquerait de conférer à un individu déterminé et à interdire l'accumulation de capital.
A mesure que la densité de la population augmente dans un secteur et que les contacts avec des débouchés locaux ou régionaux se développent, de nombreux pêcheurs pratiquant précédemment la pêche uniquement à des fins de subsistance commencent à échanger une part de leurs produits contre des espèces ou à les troquer contre d'autres denrées. Cette transition à la pêche commerciale à temps partiel s'accompagne souvent d'une intensification de l'effort de pêche et de l'adoption de nouveaux engins, qui permettent des captures plus considérables par heure de travail. Il arrive souvent que le gouvernement participe à la gestion de l'industrie de la pêche à partir de ce stade. Un certain nombre de pêcheries historiques et contemporaines ont été analysées dans divers ouvrages (exemples: Awachie et Walson, 1978; Goulding, 1981; Lawson, 1972, 1974, 1983; Leynseele, 1979; Smith, 1981; Welcomme, 1971; Whitehead, 1959, 1960; Williams, 1960; Willoughby, 1978).
On emploie fréquemment des engins de pêche plus modernes dans les opérations au stade deux; cela suppose normalement l'acquisition ou la fabrication de filets de nylon, plus durables que les matières traditionnelles. De nouveaux types de filets, en particulier des sennes et des filets maillants, sont aussi communément adoptés par de nombreux pêche à ce stade car ils permettent de capturer des quantités accrues de poisson. Néanmoins, les méthodes et engins de pêche traditionnels restent parfois en usage, en particulier pour les opérations de pêche de subsistance.
L'intensification de l'effort de pêche qui accompagne les débuts des opérations commerciales entraîne souvent une augmentation initiale marquée du rendement par secteur de pêche. Le poisson est parfois commercialisé par les pêcheurs ou par leur femme; cependant des intermédiaires s'introduisent souvent à ce stade, notamment lorsque les débouchés sont situés à une certaine distance du fond de pêche. Malgré l'augmentation de l'effort de pêche, compte tenu des variations saisonnières de la productivité de la pêcherie, les activités agricoles et salariées demeurent une source importante de revenu dans de nombreuses pêcheries ayant atteint le stade deux.
Il est très rare que les femmes participent aux opérations de pêche commerciale intérieure (voir cependant Lawson, 1972, qui examine les activités des femmes pêchant le clam dans le fleuve Volta au Ghana). Les femmes peuvent toutefois continuer à pratiquer la pêche pour la consommation du ménage dans de nombreuses pêcheries au stade deux; en règle générale, elles utilisent des méthodes traditionnelles (les enfants aussi continuent à attraper du poisson pour la consommation familiale). Dans certains cas, les femmes sont chargées de la commercialisation du poisson, notamment lorsqu'il est vendu au-delà de la collectivité locale. Vu le coût des engins plus modernes et les variations dans la réussite des divers pêcheurs, des différences de statut socio-économique peuvent commencer à émerger au stade deux; en général, elles ne sont pas très prononcées.
Les pêcheries du stade trois se développent souvent au long des grands fleuves, dans les importantes plaines d'inondation ou dans un grand secteur marécageux, fortement peuplé ou adjacent à des zones de forte densité de population. Elles tendent aussi à se développer rapidement sur les lacs artificiels, à l'arrière des grands barrages. Les moyens de transport vers les villes ou les autres grands débouchés (exemple: le Copperbelt, en Zambie) sont alors bien développés et généralement fiables. Les fonds de pêche sont exploités intensivement, aux fins du commerce local et régional, et le poisson peut être exporté vers des zones urbaines éloignées ou à l'étranger, comme c'est le cas pour les anciens pêcheurs traditionnels du Kenya (lac Turkana) et du Soudan (le Sudd), exportant du poisson séché vers l'Ouganda et le Zaïre. L'exploitation de la pêcherie est souvent assurée par des pêcheurs locaux mais aussi par des étrangers qui participent aux opérations dans l'espoir de profiter des possibilités commerciales qu'elle comporte. On trouvera chez Goulding, 1981; Hayward, 1981; Smith, 1981; Willoughby, 1978; des descriptions d'opérations de pêche essentiellement commerciale.
Aux fins des opérations strictement commerciales, les sennes et filets maillants de nylon constituent souvent le principal engin, et le méthodes de pêche traditionnelles décrites pour le stade un sont rarement employées. Dans de nombreuses pêcheries, ces filets n'ont été adoptés qu à partir des années cinquante, leur nombre augmentant rapidement par la suite. Chaque fois que le milieu le permet, des flotilles de pêche dotées de grandes unités motorisées sont parfois utilisées (exemple: l'amazone et ses principaux affluents). Ces navires sont parfois dotés de conteneurs isothermes pour conserver le poisson, en particulier lorsque les fonds de pêche sont situes à quelque distance du port d'attache. Lorsque les pêcheurs débarquent directement leur poisson frais, de grands nombres de négociants sont souvent sur place, d'autres se rendent dans les communautés de pêcheurs plus isolées ou les campements, pour acheter du poisson séché ou encore du poisson frais qu'ils sèchent ensuite eux-mêmes.
Faute d'une gestion appropriée, les pêcheries, au stade trois, se caractérisent trop souvent par deux stades subsidiaires. Nous avons isolé le second, que nous examinons au point 5.3.4, comme une quatrième étape. Au cours du premier “sous-stade”, la productivité totale tend à augmenter de façon très spectaculaire, avec des captures relativement élevées par unité d'effort. Des économies substantielles sont souvent réalisés et permettent à certains pêcheurs de diversifier leur base professionnelle tout en jouant un rôle important dans le développement de la région. Toutefois, ces succès attirent généralement un nombre croissant de pêcheurs, membres de la communauté ou étrangers, dont certains traversent eux-mêmes des frontières internationales pour accéder à la pêcherie (pêcheurs maliens, par exemple, se rendant au lac Kossou, en côte-d'Ivoire). Il s'ensuit que les captures par unité d'effort baissent de même que le revenu net, un grand nombre de pêcheurs étant réduits à ne plus produire que pour leur subsistance. Les grands spécimens de poissons des classes d'âge les plus avancées disparaissent, de même que quelques-unes des espèces le plus fortement exploitées (exemples: Goulding, 1981; Rao et Rajyalakshmi, 1977). Ainsi, dans les secteurs le plus lourdement exploités du bassin de l'Amazone, les chercheurs estiment que les pêcheries commerciales produisent actuellement environ 20 à 30 kilogrammes de poisson par jour de pêche, soit pratiquement la moitié des rendements antérieurs, et Goulding estime que cela constitue le niveau minimum auquel l'exploitation commerciale peut fonctionner en conditions de rentabilité (cf. dans Welcomme, 1979; 211 ff. une récapitulation plus générale des rendements dans les pêches fluviales), les mises à terre totales peuvent aussi se trouver réduites, cependant, le plus souvent, l'importance relative des facteurs écologiques (notamment variations de l'ampleur et de la durée des crues) par rapport à la surpêche à la modification du régime hydrographique et à la pollution n'est pas connue. En tout état de cause, les captures par pêcheur sont suffisamment faibles pour réduire à néant toute possibilité d'augmenter leur niveau de vie.
La commercialisation du poisson provenant de ces exploitations commerciales est souvent dominée par des intermédiaires, parfois très riches, et qui commencent à investir dans l'équipement de pêche majeur comme les sennes et les grandes unités motorisées. Parmi les autres effets secondaires importants, il faut citer le développement des industries de la construction navale et de la réparation des navires, ainsi que les usines de fabrication de glace, de traitement du poisson ou les conserveries (Comte, 1982; Goulding, 1981; Hayward, 1981; Smith, 1981). Les services publics (police et administration, écoles, dispensaires, etc.) peuvent être assurés parallèlement à des installations parrainées par le secteur privé, telles que des centres de pêche communautaires.
Dans les pêcheries commençant à prendre un tour commercial, les femmes participent rarement à la capture du poisson au stade trois. Elles jouent parfois un rôle significatif dans la commercialisation; il nous semble cependant-encore que cela demande à être exploré-que les femmes participent moins à la commercialisation que dans les pêcheries côtières (à tout le moins en Afrique de l'ouest). Comme dans les autres cas de développement rural rapide, les inégalités socio-économiques deviennent de plus en plus apparentes dans les pêcheries strictement commerciales.
A défaut d'une gestion appropriée, le succès même des pêcheries au stade trois met en branle une série de phénomènes qui entraînent presque inévitablement la marginalisation de la plupart des pêcheurs faisant partie de communautés traditionnelles. En fait, selon Crutchfield, la régression est une caractéristique propre à toutes les pêcheries commerciales ayant atteint leur maturité, une période de développement rapide s'accompagnant de bénéfices intéressants étant toujours suivie d'un déclin de la productivité, d'une très faible rentabilité de tous les facteurs de production et, trop fréquemment, de la déplétion physique, voire de l'extinction de la ressource (1982: 9).
Les anciennes communautés traditionnelles pratiquant la pêche maritime et continentale sont très fortement épouvées. Le problème de la surcapitalisation, bien que présentant une signification moindre pour certaines pêcheries intérieures, est essentiel (Marr, 1976). Ce que dit Johannes de l'Océanie s'applique également à de nombreuses pêcheries intérieures: à mesure que l'équipement devient de plus en plus complexe, son prix en vient à excéder les possibilités du pêcheur moyen … Les emplois diminuent à mesure que des navires modernes performants repoussent les embarcations indigènes. Le pêcheur s'appauvrit de plus et ses profits, quels qu'ils soient, finissent par se retrouver dans la poche de quelques rares entrepreneurs. Ce schéma n'est que trop familier dans les pêcheries artisanales tropicales, (1978: 356–7). (On trouvera un exemple relatif à l'Amérique latine chez Cordell, 1980; quant à l'Afrique, on se reportera à Hayward, 1981).
La détérioration du niveau de vie des communautés de pêche locales n'est pas imputable à l'inefficacité de leurs membres ou à leur inaptitude à rivaliser dans un contexte de libre entreprise. Elle est due à an ensemble complexe de facteurs historiques, sur lesquels les communautés locales n'ont que peu de prise. Trois sont particulièrement importantes. Il s'agit du droit de propriété, de la politique du crédit et des stratégies d'aménagement. Les régimes coloniaux reconnaissaient les droits juridiques des communautés, des tribus et des individus, à tout le moins sur certaines de leurs ressources terriennes coutumières; par contre, ces mêmes régimes ignoraient presque universellement les droits coutumiers sur les grandes étendues d'eau et parfois s'y opposaient activement; il s'ensuit que les communautés traditionnelles ne pouvaient se fonder sur aucune base légale pour exclure les étrangers. Quant aux politiques de crédit, les prêts individuels aux pêcheurs semblent bien être relativement moins fréquents que pour les cultivateurs. Il faudrait toutefois examiner cette question de plus près. En outre, les pêcheurs tendant à être plus déshérités, et ne disposant d'aucun gage tel que la terre pour obtenir des prêts, ceux qui sont consentis le sont généralement à des “pêcheurs d'élite” d'où un accroissement de la stratification sociale. Quant aux stratégies d'aménagement, qui d'ailleurs ne fonctionnent pas, elles tendent à pénaliser les petits exploitants en limitant les types d'engins qu'ils peuvent encore se permettre d'acquérir et d'utiliser efficacement (à savoir notamment les filets maillants pour lesquels il existe souvent des limitations de nombre et de maillage).
Vu l'aptitude inégale des individus à investir dans des équipements de plus en plus coûteux, nécessaires pour rivaliser dans un contexte de pêcheries surcapitalisées, nous trouvons de plus en plus d'hommes qui ne possèdent pas d'engins de pêche importants, qui travaillent comme membres d'équipage sur des navires, appartenant à une minorité de pêcheurs mieux lotis ou d'entrepreneurs. Dans certains cas, l'équipement très coûteux est propriété d'hommes d'affaires étrangers, qui investissent dans les pêches comme dans une entreprise financière, versant un salaire à des pêcheurs indigènes déshérités, comme hommes d'équipage. Dans ces cas, la stratification sociale plus poussée est associée à des inégalités prononcées. En fait, de nombreux pêcheurs peuvent être incapables de gagner suffisamment pour faire face aux besoins de leur famille.
Une marginalisation croissante n'est pas nécessairement liée à la commercialisation; cependant, pour l'éviter, il faudra adopter en matière de gestion des pêches intérieures des approches nouvelles, faisant appel à une aide gouvernementale, dans un contexte de forte participation locale à l'exploitation de pêcheries auxquelles l'accès est limité.