Dans le secteur forestier, la gouvernance comprend tous les aspects de l'exercice du pouvoir par les institutions officielles et non officielles dans la gestion des ressources forestières d'une nation.
La gouvernance inclut des activités du secteur public, du secteur privé et de la société civile, ainsi que les relations entre ces trois secteurs. Une bonne gouvernance se traduit par des administrations efficaces et un cadre favorable (politiques, incitations, législations appropriées, mécanismes solides de mise en uvre, etc.) permettant à ces trois secteurs d'uvrer de concert en vue d'atteindre des objectifs nationaux tels que l'efficience économique, l'équité socioéconomique, l'amélioration de la qualité de l'environnement et une gestion plus durable des forêts.
Dans de nombreux pays, la faiblesse de la gouvernance dans le secteur forestier a des conséquences environnementales et socioéconomiques néfastes. Le présent chapitre est consacré à l'un des aspects les plus importants de cette faiblesse: la délinquance et la corruption dans le secteur forestier. Dans beaucoup de pays, les opérations illicites prolifèrent et les gouvernements sont incapables de contrôler leurs propres bureaucraties ou de faire respecter les «règles du jeu» par les entreprises commerciales et les entités de la société civile. Dans des cas extrêmes, des sociétés privées ou des groupes puissants peuvent déstabiliser le gouvernement et «acheter» des décrets, des lois et des règlements qui leur sont avantageux.
La corruption - jusqu'ici considérée comme un sujet tabou - est maintenant d'actualité dans le dialogue international sur les forêts. Elle a ouvertement été mise sur le tapis dans des tribunes importantes tenues récemment, et les gouvernements, les ONG, le secteur privé et les organisations internationales ont pris toute une série d'initiatives pour la combattre. Cet effort a été stimulé par la prise de conscience partout dans le monde du coût ruineux de la corruption et des activités illicites en général. En outre, il est apparu que les efforts en cours pour améliorer la gestion des forêts seront vains s'ils ne sont pas accompagnés de mesures visant à réduire la délinquance forestière. Enfin, grâce aux efforts des médias et des ONG, ainsi qu'à la diffusion rapide de l'information que permettent les nouvelles technologies, il est de plus en plus difficile de garder le secret sur les activités illégales et la corruption.
Le présent chapitre expose les effets de la délinquance et de la corruption dans le secteur forestier, ainsi que les efforts que font les divers partenaires pour les combattre. La première section décrit les activités forestières illicites et montre pourquoi le secteur des forêts et des industries forestières est peut-être plus vulnérable que d'autres aux activités illicites. Vient ensuite un bilan de l'ampleur et de l'impact des activités illicites et de la corruption dans le secteur forestier. La section suivante propose des réponses à deux questions: est-il possible de combattre efficacement la délinquance et la corruption? Dans l'affirmative, comment? La dernière section décrit les efforts qui sont faits pour combattre la délinquance forestière.
ACTIVITÉS ILLICITES AYANT UNE INCIDENCE SUR LES RESSOURCES ET LES INDUSTRIES FORESTIÈRES
Définition de la délinquance et de la corruption dans le secteur forestier
Des activités illicites qui sapent la gouvernance dans le secteur forestier peuvent être entreprises par des particuliers, par des groupes ou par des institutions. Il y a de nombreux types de pratiques forestières illicites (voir les exemples les plus courants à l'encadré 20). Ainsi, des fonctionnaires peuvent approuver des contrats illégaux avec des entreprises privées. Des entreprises commerciales privées peuvent exploiter des essences que la loi interdit de couper. Des particuliers ou des communautés peuvent entrer dans les forêts publiques et prélever illégalement des produits qui sont des biens publics. Les activités illicites ne se limitent pas au périmètre forestier. On les retrouve tout au long de la filière, jusque dans les opérations de transport, de transformation et de commerce des produits forestiers. Des particuliers ou des entreprises peuvent faire la contrebande de produits forestiers ou transformer des matières premières forestières sans permis. Des entreprises ayant beaucoup de relations solides avec l'étranger peuvent artificiellement gonfler le prix des intrants importés ou sous-déclarer le volume et les prix de leurs exportations pour payer moins d'impôts et transférer ainsi illicitement des capitaux à l'étranger.
Dans bien des cas, les activités illicites sont possibles simplement parce que les gouvernements sont incapables de faire appliquer la loi mais, trop souvent, elles sont dues à la corruption. La corruption est une notion complexe qui peut être interprétée et définie de bien des façons. Dans le présent contexte, on entend par corruption «l'utilisation illicite par des politiciens ou des fonctionnaires des pouvoirs liés à leur fonction pour leur propre avantage».
Selon cette définition, le terme corruption définit donc des actes illicites caractérisés par:
La participation de fonctionnaires. Un particulier qui vole du bois dans les forêts publiques commet un délit, mais selon cette définition, il ne s'agit pas de corruption. Il n'y a pas corruption sans qu'intervienne un fonctionnaire, mais le plus souvent, un acteur du secteur privé ou de la société civile est également impliqué.
Le fait que des biens publics et des représentants des pouvoirs publics soient en jeu. Ces biens publics peuvent être tangibles (par exemple du bois) ou intangibles (par exemple quand un fonctionnaire vend des secrets concernant la position du gouvernement dans les négociations sur les concessions forestières). Souvent, des biens privés sont aussi en jeu. Ainsi, un fonctionnaire corrompu peut utiliser le pouvoir que lui confèrent ses fonctions pour se faire verser des pots-de-vin par le secteur privé sans qu'il y ait à proprement parler atteinte à des biens publics. En fait, il s'agit alors plutôt d'extorsion de fonds ou de chantage que de corruption.
L'obtention d'avantages privés. Un fonctionnaire qui compromet des ressources forestières publiques par une mauvaise utilisation sans en tirer personnellement d'avantage peut être taxé de négligence et d'incompétence (et peut donc à ce titre être poursuivi) mais non de corruption.
Le caractère volontaire. Un fonctionnaire qui sans en avoir conscience utilise illégalement des ressources forestières publiques est aussi négligent et incompétent, mais non corrompu.
Certains auteurs établissent une distinction entre la corruption mineure et la corruption criminelle (Tanzi, 1998). Dans la corruption criminelle, les pots-de-vin sont très élevés. Beaucoup de gens considèrent que la corruption mineure est d'une certaine façon plus «acceptable» parce qu'elle est généralement le fait de fonctionnaires mal payés et que les sommes en jeu sont si faibles que l'effet sur les ressources forestières est négligeable. Mais ces postulats peuvent être erronés: l'effet global de la corruption mineure, si celle-ci est très répandue, peut être aussi important que celui d'un petit nombre de cas de corruption criminelle (Callister, 1999).
Dans certains cas, la corruption criminelle est plus facile à détecter, mais elle peut être plus difficile à maîtriser et à sanctionner parce que ceux qui la pratiquent ont en général plus de pouvoir politique. Trop souvent, la corruption persistante et incontrôlée des dirigeants ouvre la porte à la corruption mineure, pourrissant ainsi les valeurs et les normes sociales.
Vulnérabilité du secteur forestier face à la délinquance et à la corruption
Il y a de bonnes raisons de penser que le secteur des forêts et des industries forestières peut être plus vulnérable que d'autres à la délinquance et à la corruption. Du moins cela semble-t-il être le cas dans beaucoup de pays tropicaux et subtropicaux, où les écosystèmes forestiers sont très complexes, où l'accès à la forêt est en général difficile et où les opérations illicites ne sont pas très visibles à cause de l'insuffisance des systèmes de suivi et de la faiblesse des médias. Plusieurs raisons expliquent pourquoi ces pays sont plus vulnérables que les autres à la corruption et à la délinquance dans le secteur forestier:
Dans ces pays, les activités forestières embrassent souvent de vastes zones situées loin de tout, à l'abri du regard du public, de la presse et des organismes officiels. Il est rare que des contrôles indépendants aient lieu. Les organismes publics de réglementation n'ont généralement que des moyens limités pour faire appliquer les lois dans des zones vastes et isolées.
Dans les pays riches en forêts, les ressources forestières sont précieuses, mais il est rare que le matériel sur pied et sa qualité soient connus avec précision.
Le plus souvent, les services des forêts doivent déléguer des pouvoirs discrétionnaires très larges aux forestiers locaux pour mesurer, classer et parfois évaluer les produits forestiers, car ces activités ont lieu sur le terrain, loin des centres décisionnels. Ainsi des forestiers ont-ils très souvent le pouvoir de certifier sans supervision le volume et la qualité du bois extrait des concessions forestières.
Même quand il existe un inventaire forestier détaillé, l'évaluation est difficile parce que la qualité des grumes, les volumes et les essences varient considérablement. Il est difficile, par exemple, de chiffrer la valeur commerciale de grumes atteintes de pourriture du c_ur et, parfois, l'identification des espèces est une bonne occasion de commettre des «erreurs». Si les prix établis varient selon l'essence, la qualité des grumes et la localité où l'exploitation a lieu, les concessionnaires peuvent déclarer des qualités ou des essences moins précieuses que celles qui ont effectivement été prélevées. En effet, l'évaluation est en grande partie une affaire d'interprétation et de subjectivité et non le résultat d'une mesure objective et précise (c'est une des raisons pour lesquelles les gouvernements tendent à établir pour les concessions des redevances uniformes dans toute une zone).
Les fonctionnaires, généralement mal payés et travaillant pratiquement sans supervision, ont la main haute sur des produits précieux dans de vastes zones. Dans ces circonstances, l'incitation à se laisser corrompre est puissante.
La multiplicité des règlements et des permis qu'émettent les gouvernements pour optimiser l'utilisation des ressources forestières crée des possibilités de corruption supplémentaires chaque fois qu'un fonctionnaire non supervisé doit approuver les permis ou faire appliquer les règlements. Le régime de permis de transport de bois est un exemple notoire de règlement bien intentionné, mais très souvent contourné. En outre, les règlements sont souvent mal conçus, changent sans cesse et se prêtent à des interprétations diverses, de sorte qu'il est relativement facile de les esquiver.
Les sanctions sont généralement minimes par rapport aux gains considérables que peut rapporter la corruption. En outre, quand la corruption est systémique, il est difficile d'identifier et de punir les fonctionnaires corrompus et leurs partenaires de la société civile ou du secteur privé alors qu'il y a tant d'autres corrompus, parfois même parmi ceux qui font l'enquête ou décident des sanctions.
Enfin, il arrive souvent, dans des zones isolées, que des inspecteurs forestiers impuissants soient obligés par des menaces de violence à participer à des activités illicites. Cela est l'un des aléas qui peuvent saper les efforts que fait l'administration forestière pour détecter et combattre les opérations illicites.
La valeur élevée du bois, la faible visibilité, les bas salaires, le manque de normalisation des produits, les pouvoirs discrétionnaires dont disposent les fonctionnaires locaux pour des décisions en grande partie subjectives, le manque d'informations objectives, la répartition inégale du pouvoir entre les divers acteurs et le peu de risques de sanction grave sont autant de facteurs qui créent un environnement favorable à l'illégalité et à la corruption.
AMPLEUR ET EFFETS DES ACTIVITÉS FORESTIÈRES ILLICITES
Les activités forestières illicites et la corruption sont présentes presque partout dans le monde, que ce soit dans les sociétés industrialisées, dans les pays en développement ou dans les pays en transition 30 .Ces derniers commencent depuis un certain temps à mobiliser plus d'attention, mais c'est sur les pays en voie de développement et en particulier les pays tropicaux riches en forêts que tend à se concentrer la couverture médiatique. Cela tient en partie à la préoccupation universelle que suscite le souci de protéger leurs forêts en raison de leur diversité biologique et parce que leur dégradation nuit à tant de pauvres parmi les plus pauvres du monde. Toutefois, les pays pauvres en forêts, tels que ceux des régions arides, ne sont évidemment pas exempts de délinquance et de corruption. Même s'il ne s'agit que d'actes de corruption mineure, même si chaque pot-de-vin est modeste, leur effet global peut être considérable et un grand nombre de pauvres peuvent en souffrir. Pourtant, la délinquance forestière dans ces pays intéresse moins les médias, les ONG écologistes, les spécialistes du développement et les organismes internationaux d'assistance.
Quelle que soit la situation - qu'il s'agisse de pays riches ou pauvres en forêts, de pays industrialisés, en voie de développement ou en transition - il est difficile d'évaluer l'ampleur de la délinquance forestière. Il n'existe aucune évaluation quantitative à l'échelle mondiale ou régionale de l'illégalité ou de la corruption dans le secteur forestier, et il est difficile de savoir si la fréquence et l'ampleur de ces phénomènes augmentent ou non. Toutefois, les renseignements fragmentaires dont on dispose montrent que ces fléaux sont très répandus dans beaucoup de pays.
Certaines des études les plus connues sur la corruption dans le secteur forestier sont citées ci-après. Selon une étude commandée il y a quelques années par WWF, la plupart des exportations de bois de plusieurs pays d'Asie sont illégales (Dudley, Jeanrenaud et Sullivan, 1995). Un rapport récent de WWF-Belgique, de WRI et de WWF International, établi sous le parrainage de la Commission européenne, cite des cas de corruption dans plusieurs pays d'Afrique, du Pacifique et des Caraïbes (Sizer et Plouvier, 2000). La Veille forestière mondiale, lancée par le WRI, a révélé que dans un pays d'Afrique centrale, plus de la moitié des permis d'exploitation utilisés en 1999 étaient illégaux (permis expirés ou exploitation dans des parcs et des réserves) et que la légalité de 23 autres concessions forestières était douteuse (WRI, 2000a). Cette étude a également montré que beaucoup des entreprises et des particuliers violant ainsi la loi n'étaient jamais poursuivis parce qu'ils étaient protégés par une «autorité supérieure». Plusieurs organisations, telles que l'Environmental Investigation Agency, Global Witness et Les Amis de la Terre, qui ont étudié la délinquance forestière dans plusieurs autres pays, ont montré que c'est là un des problèmes les plus graves qui font obstacle à la gestion durable des forêts (voir par exemple Environmental Investigation Agency, 1996; Global Witness, 2000; Glastra, 1999).
À l'issue d'une enquête qui a fait beaucoup de bruit sur la délinquance et la corruption dans le secteur forestier, un juge d'une nation insulaire du Pacifique a conclu que:
«On peut dire de certaines entreprises qu'elles envahissent aujourd'hui le pays avec toute l'assurance des requins de la finance, corrompant politiciens et élites locales, brisant l'harmonie sociale et violant la loi pour accéder aux derniers vestiges des riches ressources en bois de la province et les exploiter en les dévastant. Ces sociétés trompent les propriétaires et utilisent des politiciens corrompus, crédules et qui ne pensent pas aux conséquences de leurs actes ... Et le scandale s'ajoute au scandale: ces sociétés étrangères transfèrent ensuite à l'étranger des fonds clandestins et illicites ... aux dépens des propriétaires et de l'État. Il est incontestable que l'exploitation forestière, par sa nature même, favorise les actes criminels contraires à la loi et à une bonne gouvernance.»
Pour estimer l'ampleur des activités illicites, une étude récente de la délinquance forestière dans un pays d'Asie du Sud-Est présente une comparaison entre les chiffres officiels de la production de bois dans les pays en 1997/98 et l'équivalent bois rond de la consommation intérieure apparente plus les exportations moins les importations. Ce dernier calcul donne une estimation approximative de la «production apparente». En comparant les chiffres officiels de la production avec ceux de la production apparente, l'auteur a constaté qu'il y avait un excédent de production non justifié de quelque 33 millions de m3°. Cet excédent clandestin dépasse la production déclarée, qui n'est que de 29,5 millions de m3. En d'autres termes, plus de la moitié du bois extrait de la forêt dans ce pays est probablement exploitée illégalement (DFID, 2000b).
Il y a donc de bonnes raisons de penser que la délinquance et la corruption dans le secteur forestier sont des problèmes très graves qui sapent les efforts que font les pays pour mettre en place des systèmes de gestion durable des forêts.
Qui contesterait qu'il ne saurait y avoir de bonne gouvernance sans respect de la loi et qu'il faut combattre les activités illicites? Pour cela, il faut améliorer la législation, assurer un suivi et une détection efficaces, et renforcer les sanctions. Toutefois, il y a moins d'unanimité dans le cas de la corruption. En dehors de toute considération morale, certains prétendent que la corruption contribue à l'efficience économique parce qu'elle permet aux investisseurs et aux entrepreneurs d'esquiver des règlements extraordinairement complexes et parfois apparemment absurdes. Selon les tenants de ce point de vue, la corruption est la «graisse» grâce à laquelle les rouages du développement forestier peuvent continuer à tourner. En permettant de contourner les restrictions imposées par l'État, la corruption serait une forme de déréglementation. Elle contribuerait à l'efficience économique parce que c'est l'entreprise la plus efficiente - celle dont les coûts sont le plus bas - qui pourra payer les pots-de-vin les plus élevés et qui donc obtiendra l'adjudication, par exemple pour les concessions forestières. De même, une entreprise ou un particulier qui attache du prix au temps tendra à payer des pots-de-vin pour avoir un tour de faveur et obtenir plus rapidement les papiers ou contrats. Là encore, la corruption semblerait accroître l'efficience économique.
En vérité, il y a beaucoup de preuves que l'illégalité et la corruption sont inefficientes sur le plan économique et nuisent à la durabilité de la gestion des forêts et à l'équité sociale. Loin d'être un lubrifiant économique, la corruption créée des distorsions dans l'allocation des investissements forestiers. C'est par pur hasard que les fonctionnaires qui acceptent des pots-de-vin prennent parfois des décisions conformes à l'intérêt national. Par exemple, les machines forestières et l'équipement de transport sont trop souvent choisis parce que le fournisseur a payé un pot-de-vin et non parce qu'ils sont adaptés aux conditions nationales. Parfois, on opte pour des technologies et des types de projet à forte intensité de capital parce qu'ils laissent plus de marge pour générer des «dessous-de-table».
En outre, dans un climat de corruption, un cercle vicieux tend à s'établir: quand la corruption est tolérée, les fonctionnaires sont incités à créer de nouveaux règlements pour que les entreprises et les particuliers aient plus d'occasions de payer des pots-de-vin pour accélérer les choses. Pour la même raison, les fonctionnaires corrompus s'opposent parfois aux tentatives de simplifier la réglementation. Ainsi, la recommandation de rationaliser les régimes de concessions forestières peut ne pas être suivie d'effets parce que la réforme a toutes chances de faire disparaître les occasions de prévarication. La corruption n'est donc pas nécessairement une réaction à des formalités trop lourdes, mais peut au contraire être un des facteurs qui favorise leur existence.
De même, les pots-de-vin versés pour passer avant les autres peuvent puissamment inciter les bureaucrates à ralentir les procédures bureaucratiques. Même si le pot-de-vin fait remonter au premier rang le dossier de celui qui l'a versé (par exemple pour obtenir une licence d'exportations) le temps moyen de traitement des dossiers risque d'augmenter considérablement. En pareil cas, la corruption tend à nourrir la corruption dans un cercle vicieux d'inefficience économique auto-entretenue.
Enfin, quand les fonctionnaires disposent d'un important pouvoir discrétionnaire, ils peuvent personnaliser leurs exigences en demandant des pots-de-vin plus élevés aux entreprises qui ont le plus de moyens. Il est vrai que ces dernières sont souvent aussi les plus efficientes; mais dans certains cas, c'est peut-être parce qu'elles fournissent des produits et services de mauvaise qualité qu'elles peuvent payer.
Plusieurs chercheurs ont testé des hypothèses justifiant la corruption sur la base de ses avantages économiques présumés. Les résultats obtenus pour plusieurs secteurs économiques ne confirment absolument pas l'idée que la corruption favorise l'efficience en graissant les rouages (Kaufmann et Wei, 2000). Même si aucune de ces études empiriques n'est axée sur le secteur forestier, il n'y a pas de raison convaincante de penser que l'effet serait différent dans ce secteur. En fait, les sociétés responsables tendent à éviter d'investir dans les pays et les secteurs où la corruption est généralisée (Kaufmann, 1997). En effet, le coût des opérations dans un climat de corruption peut être très élevé. Par exemple, des chercheurs ont montré que le coût moyen de la corruption dans le secteur forestier dans un pays où elle est répandue est de l'ordre de 20 pour cent. Cela équivaut à un taux très élevé d'impôts sur les sociétés (Tanzi, 1998). En outre, les bénéfices des entreprises et les gains des fonctionnaires corrompus sont généralement exportés ou thésaurisés sous forme d'avoirs improductifs, empêchant ainsi toute utilisation productive du capital.
Enfin, la corruption tend à avoir un effet dissuasif sur les investissements forestiers à long terme à cause des risques inhérents à un environnement corrompu. Ceux qui pensent que la corruption graisse les rouages postulent que corrupteurs et corrompus respecteront les termes de leur marché implicite, mais souvent ce n'est pas le cas. Les promesses sont fréquemment violées ne serait-ce que parce que cela permet de récupérer un nouveau pot-de-vin. Bien sûr, il n'est pas question de s'adresser aux tribunaux pour obliger à faire respecter les conditions achetées par la corruption. En outre, quand les contrats peuvent être résiliés ou modifiés arbitrairement par des fonctionnaires corrompus, et que ceux-ci peuvent être remplacés à la première modification de la donne politique, il est évident que l'incitation à investir dans des opérations à long terme s'estompe. Tous ces facteurs tendent à réduire le volume des investissements privés dans le secteur forestier.
Jusqu'ici, seule la corruption associant des fonctionnaires et des entités commerciales privées a été examinée. Mais les mêmes forces antiéconomiques interviennent aussi dans les relations entre, d'une part, le secteur public et les institutions et, d'autre part, les membres de la société civile tels que les communautés rurales ou les ruraux en général de l'autre. En tel cas, la corruption tend à être encore plus condamnable sur le plan éthique parce que certains membres de la société civile sont très faibles. Les fonctionnaires, abusant de leur pouvoir, peuvent souvent extorquer de l'argent à certains des plus pauvres et des plus défavorisés de leurs administrés. A vrai dire, et selon la définition de la corruption, il ne s'agit pas là de corruption parce qu'un des partenaires n'est pas consentant. Il s'agit bien d'un délit, mais d'un délit d'extorsion et non de corruption. Dans des cas extrêmes, il arrive que les pauvres soient obligés de payer pour accéder à certains biens et services forestiers dont la loi leur concède pourtant la jouissance, tel que le droit de ramasser du bois de feu dans les forêts publiques. S'ils refusent de payer, ils risquent d'être poursuivis abusivement et sont obligés de s'incliner; victimes de la corruption, ils n'ont aucun recours possible. En dehors de leurs effets négatifs possibles sur l'efficience économique, ces délits portent atteinte à l'équité ainsi qu'à la dignité des groupes défavorisés.
En outre, quand des fonds publics sont empochés par des particuliers, c'est autant de moins pour le Trésor public. Comme indiqué précédemment, il peut s'agir de sommes considérables. Ce détournement de fonds est en général relativement plus nuisible dans les pays en voie de développement, qui manquent de capital pour les investissements et où il est urgent d'accélérer la croissance économique et d'améliorer les conditions de vie des pauvres.
En résumé, contrairement à la théorie qui voudrait qu'elle «graisse les rouages», la corruption a de nombreux effets sur la gouvernance des forêts, sur l'efficacité économique, sur la gestion des forêts et sur l'équité, et ces effets sont pour la plupart négatifs. La corruption sape la possibilité pour l'État de faire régner le droit dans le secteur forestier. Elle nuit à l'efficience économique parce qu'elle inspire des décisions erronées et une mauvaise répartition des ressources économiques, déjà peu abondantes. Elle a un effet dissuasif sur l'investissement privé dans le secteur forestier. Elle réduit la qualité de la gestion des forêts car elle favorise l'exploitation à court terme des ressources forestières et leur gaspillage en vue de maximiser les gains privés et non pas en vue de l'intérêt national. Les pauvres, qui souffrent plus que les autres de la corruption, considèrent que le gouvernement est injuste et qu'il privilégie les possédants. Cela accroît les risques de troubles sociaux ou même de conflits violents. C'est ainsi qu'en 1994, l'État de Chiapas au Mexique a été le théâtre d'une révolte armée contre le gouvernement fédéral. Les rebelles étaient pour la plupart des Indiens qui avaient été expulsés de leurs fermes et de leurs forêts par de gros éleveurs et exploitants forestiers avec la complicité de fonctionnaires corrompus.
QUE FAIRE POUR COMBATTRE L'ILLÉGALITÉ ET LA CORRUPTION DANS LE SECTEUR FORESTIER?
On s'accorde en général à reconnaître que l'illégalité peut être combattue efficacement grâce à de meilleurs systèmes de suivi, une législation plus simple et une application stricte des lois et règlements. Mais s'agissant de la corruption, certains sont beaucoup plus sceptiques. Les uns prétendent que quand la corruption est systémique, elle devient un «facteur culturel» accepté par tous et que toute initiative visant à la combattre est vouée à l'échec. Les autres font observer que dans ces conditions, la lutte contre la corruption dans un secteur - par exemple dans les activités concernant les ressources forestières et les industries forestières - ne peut pas réussir parce qu'il est impossible d'isoler une partie de l'administration de tout le système de gouvernance et qu'il faut une réforme totale de toute l'administration publique avant qu'il soit possible de faire régner l'intégrité dans le secteur forestier.
Les faits ne confirment pas ces arguments. Des affaires récentes ont révélé que même dans des sociétés où la corruption est systémique, la majorité de la population la rejette presque toujours, ce qui prouve qu'elle ne fait pas vraiment partie de la culture. Cela ne signifie pas qu'il soit facile de l'éradiquer. Quand la corruption imprègne tout l'appareil gouvernemental, quand elle est organisée, quand elle n'est pas efficacement combattue à l'échelon politique, il est extrêmement difficile de la combattre dans le secteur forestier (Johnston et Doig, 1999). Les initiatives à l'échelle sectorielle peuvent peut-être susciter un progrès dans l'immédiat, mais ce progrès risque fort d'être éphémère.
Toutefois, la corruption n'est pas toujours systémique. Quand elle est moins profondément enracinée, la réforme d'un ministère ou d'une administration peut donner des résultats très appréciables. Dans le cas du secteur forestier, l'établissement de mécanismes plus transparents tels que la mise aux enchères des concessions forestières, la réduction des pouvoirs discrétionnaires dans l'allocation des subventions, la mobilisation de tous les partenaires du secteur privé et de la société civile, l'utilisation d'un organisme de suivi indépendant et la promotion de la privatisation peuvent tous contribuer à réduire la corruption. Le cas de la Bolivie, qui fait l'objet de l'encadré 21, montre bien ce qu'il est possible de faire dans le secteur forestier.
Politiques nationales possibles pour combattre la délinquance et la corruption dans le secteur forestier
Comme les mesures visant à combattre la délinquance et la corruption dans le secteur forestier se heurtent normalement à une forte résistance de la part des groupes d'intérêts, leur efficacité dépendra pour beaucoup de la volonté politique et de la détermination des fonctionnaires. Les activités illicites et la corruption sont des symptômes de problèmes de gouvernance plus profonds. Bien évidemment, toute solution durable doit s'attaquer aux causes sous-jacentes de la corruption et non seulement à ses manifestations immédiates. Cela peut demander du temps, beaucoup de temps. Ces causes sous-jacentes sont nombreuses et complexes: mépris de l'état de droit, application déficiente des lois, grandes inégalités dans la répartition du pouvoir économique, manque de protection des droits de propriété, prévalence de méthodes non démocratiques de prise de décisions, etc.
Une application plus stricte des lois et règlements a peu de chances, à elle seule, de faire disparaître la délinquance forestière. Les activités illicites et la corruption offrent dans bien des cas les seules possibilités d'emploi et de survie à de nombreuses personnes. Dans la lutte contre la corruption, il ne faut pas oublier que ces personnes n'adopteront de solutions légales que dans la mesure où il en existe. Il faut que le gouvernement leur fournisse d'une façon ou d'une autre d'autres moyens de gagner de l'argent et mette en place des incitations qui détournent les ruraux de l'exploitation illicite des forêts.
Il peut être utile, pour combattre ce type de délinquance, de rendre la corruption plus difficile tout en s'attaquant à ses causes fondamentales. La prévention est une bonne chose, mais la dissuasion peut aussi être efficace. Même si la délinquance forestière n'est pas éradiquée, certaines mesures peuvent au moins permettre d'atteindre une situation suboptimale, dans laquelle l'environnement est moins favorable à l'illégalité.
Compte tenu de ce qui précède, les mesures décrites ci-après peuvent être envisagées, particulièrement quand la corruption n'est pas systémique et que le gouvernement est déterminé à améliorer la gouvernance. Toutefois, une certaine prudence s'impose: le plus souvent, les mesures de lutte contre la délinquance forestière n'auront d'effet que si un ensemble d'autres mesures, judicieusement dosées selon les conditions nationales, sont mises en uvre simultanément. Chacune pourrait isolément contribuer à combattre la délinquance forestière, mais aucune ne serait une solution à elle seule. Par exemple, une meilleure surveillance des ressources forestières peut aider à détecter les actes illicites mais cela n'aura pas beaucoup d'effet si ces actes ne sont pas sévèrement sanctionnés.
Rendre l'intégrité plus «rentable». C'est là une politique de prévention de la délinquance forestière. Si les forestiers sont mal payés ou si les promotions s'obtiennent par protection et non pas au mérite, quel intérêt a-t-on à être honnête? Dans des situations de ce genre, on ne perd pas grand chose quand on est licencié, et la propension à accepter des pots-de-vin n'en est que plus grande. La hausse des salaires des forestiers serait évidemment une réforme souhaitable car elle rendrait plus coûteuse la perte d'un emploi apprécié; toutefois, c'est une condition nécessaire mais non suffisante. Ce sont souvent les fonctionnaires les mieux payés qui sont les plus corrompus. En fait, dans certaines circonstances, des salaires élevés peuvent être à l'origine de nouveaux problèmes: un fonctionnaire bien payé peut exiger des pots-de-vin plus élevés pour compenser le risque de perdre son poste s'il est pris. La hausse des salaires des forestiers ne doit donc être qu'un élément d'une réforme beaucoup plus complexe. Un autre inconvénient de ce type de mesure est que bien souvent, elle est contraire aux programmes d'ajustement structurel qui, normalement, demandent des réductions des dépenses du secteur public. Toutefois, cette difficulté peut être surmontée si l'on supprime assez d'emplois superflus pour économiser de quoi payer plus les fonctionnaires restants tout en réduisant le budget total.
Accroître la probabilité de détection. Là encore, il s'agit de mesures essentiellement de prévention de la délinquance et de la corruption. Ainsi, on peut mieux évaluer les ressources forestières et surtout leur valeur commerciale, et diffuser largement ces estimations, particulièrement dans la presse et parmi les ONG qui font fonction de «chiens de garde». On peut également commander un audit, un suivi et des rapports à un organisme extérieur indépendant, de préférence une institution internationale réputée. Le travail de cette institution extérieure devrait compléter celui des organismes forestiers nationaux; il ne dispensera pas de continuer à renforcer les capacités de l'administration publique et à promouvoir une culture hostile à la corruption. C'est là le modèle qui a été mis en place au Cambodge, où une unité comprenant des représentants de deux administrations publiques et d'un organisme international indépendant de veille (Global Witness) a été créée en 1999 pour détecter les activités forestières illégales et travailler à leur éradication.
Durcir les sanctions. Il s'agit là de mesures visant à punir ceux qui sont coupables de corruption et donc à avoir un effet dissuasif. Les sanctions peuvent être dissuasives si elles sont assez fortes et si elles sont à la mesure des gains économiques résultant du délit. Elles sont plus efficaces si elles sont appliquées à la fois aux fonctionnaires et aux parties privées participant à l'acte de corruption. Les gouvernements peuvent aussi résilier tous les contrats passés avec des entreprises privées ou des groupes de la société civile participant à des activités illégales et inscrire sur une liste noire les entreprises privées corrompues ou d'autres groupes de personnes de façon à les exclure des marchés publics futurs.
Réduire le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires. Comme le pouvoir discrétionnaire d'un petit nombre de fonctionnaires sur des décisions qui ont d'importantes conséquences financières accroît le risque de délinquance forestière, la réduction de ce pouvoir discrétionnaire contribue à prévenir la corruption. Ainsi, si un petit nombre de fonctionnaires peuvent octroyer des concessions forestières ou décider si telle ou telle entreprise remplit les conditions voulues pour bénéficier d'une subvention sans qu'aucun organisme de contrôle ne surveille leurs activités, le risque de corruption augmente. Pour le réduire, on peut par exemple simplifier certaines formalités telles que les procédures d'exportation, éliminer les subventions et assujettir l'octroi de concession à des procédures transparentes, y compris des systèmes d'appels d'offres ouverts et indépendants. Ce genre de mesures améliore en général en même temps l'efficience économique. Certaines opérations peuvent être privatisées, ce qui revient à remplacer les pots-de-vin par des paiements parfaitement légaux dont le montant est déterminé par les prix du marché. En outre, quand cela est possible, un certain chevauchement entre les responsabilités d'institutions différentes peut être utile pour réduire le pouvoir discrétionnaire d'une institution unique ou d'une seule personne. Par exemple, les gardes forestiers peuvent contrôler les permis de transport de bois, mais des forces de police ordinaires peuvent parallèlement assurer ce même contrôle. Avec ce genre de système, les risques de collusion sont moins grands. Pas plus que les mesures décrites plus haut, celle-ci ne pourra à elle seule éradiquer la corruption; elle risque d'obliger certains opérateurs à payer deux fois; mais au moins le coût élevé des pots-de-vin réduira-t-il l'incitation à les payer et les chances d'échapper à la détection diminueront.
Rationaliser les politiques, la législation et la réglementation. En accompagnement des mesures décrites plus haut, des règlements moins nombreux, plus simples et plus clairs réduiront la marge d'interprétation subjective et les occasions de délinquance. Par exemple, quand un programme de subventions est supprimé, les occasions qu'il offre d'en tirer des avantages personnels disparaissent. Quand les biens et services faisant l'objet de marchés publics sont normalisés, on dispose d'un point de repère pour juger du bien-fondé des décisions et pour détecter les violations. Parfois, on peut mettre en place des mécanismes permettant aux soumissionnaires malchanceux (par exemple pour une concession d'exploitation forestière) de contester officiellement la décision et de poursuivre l'État au cas où un abus serait découvert. La reconnaissance en droit des droits coutumiers des populations locales accroîtrait les chances qu'elles portent plainte contre les délinquants. Il faudrait promulguer des règles définissant clairement les responsabilités et les procédures d'octroi des concessions et, d'une façon générale, de tous les permis d'accès et d'utilisation des forêts publiques.
S'appuyer davantage sur les mécanismes du marché. Dans certains cas, on peut s'appuyer davantage sur les forces du marché pour réduire le rôle des réglementations autoritaires et les occasions de corruption. Si les marchés sont raisonnablement concurrentiels, il est possible de remplacer les régimes de prix fixés par voie administrative par des mécanismes du marché plus ouverts et plus transparents, fondés sur le libre jeu de l'offre et de la demande. Des mesures d'incitation et des régimes fiscaux émettant des signaux qui encouragent une gestion plus durable des forêts peuvent être mis en place.
Mobiliser les médias, les ONG et le public pour la lutte contre la délinquance forestière. Plusieurs ONG écologistes qui, en collaboration avec la presse, font fonction de chiens de garde, ont aidé dans de nombreux pays à révéler des illégalités et ont souvent réussi à faire passer des mesures correctives. Les gouvernements devraient encourager ce genre d'activité. Les médias peuvent aider puissamment à détecter la délinquance forestière et à la faire connaître. L'Internet est déjà un instrument puissant pour suivre et évaluer les activités illicites, et il offre aux dénonciateurs une filière de communication d'accès facile. Quand le public est bien informé de la nature des ressources forestières et de la façon dont elles sont utilisées, il fait en général pression en faveur d'une meilleure gouvernance. Au contraire, le secret crée des situations de rente pour les détenteurs de l'information. Les populations et les ONG locales pourront combattre la délinquance forestière si, par exemple, elles sont tenues au courant des concessions octroyées et si on leur donne des cartes indiquant les limites des concessions et les zones pour lesquelles des permis d'exploitation ont été délivrés.
Les gouvernements et les citoyens qui se préoccupent de la délinquance forestière et qui appliquent des mesures visant à la prévenir et à punir les délinquants ne sont pas tout seuls. La prise de conscience du coût élevé de la corruption et de la possibilité de la combattre efficacement dans le secteur forestier ont inspiré aux gouvernements, aux ONG, au secteur privé et aux organismes internationaux d'assistance toute une série d'initiatives.
Plusieurs pays en voie de développement adoptent actuellement des législations incorporant certaines des mesures recommandées ci-dessus pour réduire la délinquance et la corruption dans le secteur forestier. Ainsi, en Malaisie, le Ministre des industries primaires aurait convoqué les dirigeants des industries forestières pour leur dire qu'il exigeait qu'ils respectent les lois des pays où ils avaient des opérations. Les sanctions - amendes et emprisonnement - applicables en cas d'exploitation forestière illicite ont été durcies. Des amendes ont récemment été infligées à 20 grandes sociétés convaincues d'appliquer des prix de transfert, et elles ont été obligées de payer des arriérés d'impôts.
Aux Philippines, le Département de l'environnement et des ressources naturelles a récemment redoublé d'efforts pour réduire les coupes illicites. Mais il est difficile dans ce pays de s'attaquer aux puissants syndicats d'exploitants: les efforts du Département pour faire appliquer la loi ont suscité des réactions violentes et cinq de ses fonctionnaires qui enquêtaient sur des affaires de corruption ont été tués en 2000 (Gouvernement des Philippines, 2000).
Au début des années 90, une crise forestière couvait au Ghana. La demande asiatique de bois et le comportement très agressif de certaines grandes sociétés forestières ont suscité une augmentation massive des extractions illicites de grumes. Le Ministère des forêts a pris plusieurs mesures pour mettre fin au trafic illicite: il a d'abord institué une taxe à l'exportation, puis interdit les exportations. Malheureusement, ces mesures n'ont guère eu d'effet. En 1994, le ministère a redoublé d'efforts, instituant plusieurs mesures réglementaires: inspection obligatoire par les gardes forestiers avant l'exploitation, permis d'exploitation, permis de transport, etc.. Ces mesures sont aussi restées vaines. Alors, le gouvernement a pris la décision vitale de tout faire pour mobiliser d'autres parties du secteur privé et la société civile pour la lutte contre l'utilisation illégale des forêts, refermant ainsi le triangle de la bonne gouvernance. Agriculteurs, propriétaires forestiers, industriels, transporteurs, tous ont été encouragés à participer. Les principaux intéressés, les propriétaires forestiers, ont été les premiers à s'associer à l'effort du gouvernement; mais, peu à peu, d'autres partenaires du secteur privé et de la société civile se sont joints à eux. C'est ainsi que les coupes illégales ont beaucoup diminué. La réduction de l'offre de grumes a fait quadrupler la valeur du bois commercialisé entre 1994 et 1995, d'où une augmentation des recettes de l'État (Bouderbala, 2000). Toutefois, la corruption n'a pas disparu du secteur forestier et les problèmes persistent. Quoi qu'il en soit, il va sans dire que le combat mené au Ghana contre la corruption va dans la bonne direction.
En Bolivie aussi, le gouvernement a énergiquement combattu la délinquance forestière (encadré 21). La plupart des protagonistes, y compris les industriels progressistes, sont favorables à cet effort, ne serait-ce que parce que les nouvelles lois privilégient les entreprises innovantes à technologie de pointe aux dépens de celles qui sont inefficientes et techniquement dépassées. Mais, comme après toute réforme, il sera difficile de prédire l'avenir, du moins tant que les causes profondes de la corruption persisteront.
Initiatives des organisations non gouvernementales
Les ONG sont en première ligne dans la lutte contre la délinquance et la corruption dans le secteur forestier. Il n'est possible ici que de mentionner quelques-uns des nombreux groupes qui sont actifs dans ce domaine. Une ONG parmi les plus réputées, Global Witness, a organisé une efficace campagne anticorruption au Cambodge. La publicité et la sensibilisation mondiales qui en ont résulté ont incité le gouvernement et des organisations internationales, notamment la Banque asiatique de développement (BasD), la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et plusieurs donateurs bilatéraux à appuyer des mesures de lutte contre la corruption dans le secteur forestier cambodgien
Une ONG, ayant pour vocation de combattre la corruption nationale et internationale, la Transparency International, publie un indice désormais célèbre de la corruption 31, dans lequel les pays sont classés selon le degré perçu de corruption des fonctionnaires et des politiciens. Cette ONG aide les pays résolus à combattre ce fléau à élaborer des stratégies de lutte contre la corruption. Le principal objectif de l'Environmental Investigation Agency, une ONG ayant son siège au Royaume-Uni et aux États-Unis, est d'enquêter sur le commerce illégal de sauvagine, les coupes forestières illégales et la destruction de l'environnement naturel. Elle a aidé à faire prendre conscience des méfaits des entreprises sans scrupules qui se livrent à l'exploitation et au commerce illégaux du bois. Des mouvements écologistes affiliés à la fédération internationale Les Amis de la Terre ont effectué de nombreuses études et mené des actions de sensibilisation dans beaucoup de pays; leurs initiatives ont, dans bien des cas, débouché sur des mesures concrètes de lutte contre la corruption dans le secteur forestier.
L'action que mène le Forest Stewardship Council pour appuyer et promouvoir les systèmes de certification offre aux entreprises et aux particuliers une référence pour développer des pratiques durables et «propres» de gestion des forêts. La certification ne vise pas spécifiquement à combattre la délinquance forestière mais, du fait des prescriptions qu'elle comporte en matière de durabilité, elle peut aider à prévenir les délits qui débouchent sur des pratiques non durables. D'autres ONG s'emploient à promouvoir la certification. Ainsi, le WWF's Global Forest and Trade Network réunit des sociétés qui tiennent à acheter leur bois exclusivement à des fournisseurs certifiés. L'effet global de la certification est sans doute limité, parce qu'une partie seulement du bois produit dans les pays en développement est destinée au marché international et qu'à l'heure actuelle, seule une proportion minime du bois exporté est certifié; la certification n'en est pas moins un moyen complémentaire de réduire la délinquance forestière.
Au début de 2000, le WRI a lancé une Veille forestière mondiale qui consiste à suivre les activités risquant de menacer la forêt si elles ne sont pas contrôlées, telles que l'exploitation minière ou forestière, en utilisant des technologies satellitaires et en mettant à profit les connaissances de tous les partenaires sur le terrain. Cette veille vise à identifier les responsables de ces activités et les processus qui les provoquent de façon à introduire plus de transparence et de responsabilité. La «Global Forest Watch» est actuellement active dans sept pays, mais devrait être étendue à 21 autres d'ici 2005: 80 pour cent de ce qui reste des grands écosystèmes forestiers non perturbés seraient ainsi surveillés. Plusieurs chantiers d'exploitation illégaux ont déjà été révélés grâce à elle.
Les initiatives du secteur privé visant à promouvoir la gestion durable des forêts et à prévenir la délinquance et la corruption dans le secteur forestier se multiplient sous l'impulsion de sociétés puissantes qui adoptent volontairement des «codes de conduite» et font pression en faveur de la transparence. Dans le dessein d'améliorer la gestion des forêts du monde, des groupes d'acheteurs, comprenant des détaillants et de gros consommateurs de bois, se constituent un peu partout dans le monde et s'engagent à n'acheter que des produits forestiers certifiés.
Par exemple, 42 entreprises forestières brésiliennes ont récemment constitué, avec l'aide du WWF et de Friends of the Earth Amazonia, une alliance d'acheteurs de bois certifié, Compradores de Madeira Certificada, (WWF, 2000); cette alliance donne une certaine garantie que le bois qu'elles achètent n'a pas été coupé illégalement et montre comment des entreprises privées et des ONG nationales et internationales peuvent s'unir pour réduire la corruption dans le secteur forestier.
Les pays développés et les grandes sociétés transnationales qui en sont l'émanation sont en grande partie responsables de la diffusion de la corruption partout dans le monde. On oublie souvent que la corruption qui règne dans les pays en voie de développement et dans les pays en transition est souvent suscitée par des sociétés des pays industrialisés. Quand ils ont compris qu'en raison des opérations de leurs sociétés trans-nationales, une partie de la responsabilité de combattre la corruption devait leur incomber, les pays industrialisés ont pris certaines mesures correctives. Dès 1977, les États-Unis ont adopté une loi, le United States Foreign Corrupt Practices Act, aux termes de laquelle les sociétés américaines qui corrompaient des fonctionnaires étrangers étaient passibles de poursuites criminelles. Malheureusement, cet exemple est longtemps resté unique. Jusqu'à tout récemment, dans les autres pays industrialisés, les pots-de-vin versés à des fonctionnaires étrangers étaient déductibles des bénéfices imposables des sociétés à titre de «dépenses d'entreprise». En d'autre termes, non seulement il était légal de corrompre des fonctionnaires étrangers dans les pays industrialisés, mais cela était encouragé par une incitation fiscale.
Heureusement, la situation évolue rapidement. Suivant l'exemple des États-Unis, les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont conclu une Convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, qui a pris effet en février 1999. Dans le cadre de cette convention, 34 pays, parmi lesquels toutes les grandes puissances économiques, s'engagent à adopter des règles communes pour punir les entreprises et les personnes coupables de corruption.Aux termes de la Convention, il est illégal d'offrir, promettre ou verser des pots-de-vin à des agents publics étrangers pour obtenir un traitement favorable dans une transaction commerciale (OCDE, 2000a).
De nombreuses autres initiatives internationales visent directement ou indirectement la corruption et la délinquance dans le secteur forestier. Le Plan d'action de Libreville 1998-2001 de l'Organisation internationale des bois tropicaux (OIBT, 1998) se réfère à plusieurs reprises à des activités commerciales et forestières «non signalées» et à des activités forestières «irrégulières»: il s'agit évidemment de la délinquance et de la corruption dans le secteur forestier. La Convention interaméricaine contre la corruption de l'Organisation des États américains, qui a pris effet en 1997, vise à renforcer les mécanismes de prévention, détection, sanction et éradication de la corruption dans les pays membres. Le Sommet de Yaoundé, qui a réuni cinq chefs d'État africains en mars 1999, a souligné la gravité du problème que posent le braconnage et l'exploitation forestière illégale et la nécessité de les combattre dans les pays participant au Sommet (pour un débat sur le Sommet de Yaoundé, voir la Troisième partie). La prorogation de la Convention de Lomé est assortie de dispositions visant spécifiquement à favoriser la certification du bois et donc, indirectement, les mesures de lutte contre la délinquance et la corruption.
Le problème de la corruption est maintenant à l'ordre du jour du débat international sur les forêts. Le Groupe intergouvernemental sur les forêts (IPF) a «invité les pays à fournir une évaluation et échanger des données sur la nature et l'ampleur du commerce illicite des produits forestiers, et à envisager des mesures propres à lutter contre ce trafic». Un des thèmes débattus au Forum intergouvernemental sur les forêts (IFF) est celui de la «transparence du marché et la question connexe du commerce illicite des produits forestiers ligneux et non ligneux».
De même, les pays du Groupe des 8 (G8) 32 , lors de la réunion tenue à Birmingham (Royaume-Uni) en 1998, se sont entendus pour mettre en uvre un Programme d'action sur les forêts comprenant des mesures de lutte contre l'exploitation et le commerce illégaux des produits forestiers. Le Sommet du G8, tenu à Okinawa (Japon) en juillet 2000, a réaffirmé la volonté des pays du G8 de rechercher la meilleure façon de combattre l'exploitation forestière illégale et les pratiques illégales en matière d'exportation et de marchés publics. En août 2000, le Royaume-Uni a pris plusieurs initiatives pour donner effet à cet engagement: amélioration de la procédure des marchés publics, efforts pour réduire la consommation de bois illégal dans le pays, collaboration avec d'autres pays pour encourager la bonne gouvernance et avoir raison de la corruption.
En 1997, la Banque mondiale a lancé une vaste initiative contre la corruption. Ses objectifs déclarés étant de donner des orientations pour prévenir la fraude et la corruption dans les projets qu'elle finance, de tenir compte de la corruption dans ses analyses et ses dialogues avec les pays et d'appuyer les initiatives internationales de lutte contre la corruption. En 1998, la Banque mondiale s'est alliée avec le WWF. Dans le cadre de cette alliance, ces deux institutions collaborent avec les gouvernements, avec le secteur privé et avec la société civile pour promouvoir une meilleure gestion des forêts. Ses objectifs pour 2005 sont notamment d'assurer une meilleure protection des 50 millions d'hectares de forêts menacées et des 200 millions d'hectares de forêts qui font l'objet d'une gestion certifiée par des tiers indépendants. Bien qu'elle ne vise pas explicitement la lutte contre la corruption, cette alliance ne saurait travailler à la réalisation de ses objectifs sans s'y attaquer.
La délinquance et la corruption créent de graves menaces pour les forêts du monde, surtout mais non exclusivement, dans les pays en développement riches en forêts. Dans certains cas, l'exploitation illégale et le commerce illicite des produits forestiers semblent augmenter, en partie sous l'effet de la libéralisation du commerce et de la mondialisation. Mais on a pu se réjouir ces dernières années de quelques progrès encourageants. La corruption n'est plus un sujet tabou dans les grandes conférences internationales sur la durabilité des forêts. La théorie selon laquelle elle serait justifiée pour des raisons d'efficience économique ou parce qu'elle serait une pratique excusable inhérente à la culture de certains pays a été discréditée par l'expérience, de même que les attitudes défaitistes de ceux qui pensent qu'elle ne peut pas être combattue à l'échelle sectorielle ou qu'elle est inévitable dans les pays en développement.
Beaucoup d'ONG et d'institutions du secteur privé ont lancé des campagnes visant directement à combattre l'illégalité et la corruption dans le secteur forestier. En faisant connaître les cas d'illégalité et de corruption, ces campagnes ont efficacement fait prendre conscience de leurs conséquences économiques, environnementales et sociales et ont déclenché des actions de lutte. D'autres types d'initiatives, par exemple celles concernant la certification, ne visent pas explicitement la corruption, mais n'en jouent pas moins un rôle important dans sa prévention.
Dans la lutte contre l'illégalité et la corruption, on se paie trop souvent de mots qui ne sont pas suivis de mesures concrètes. Mais certains gouvernements ont la volonté politique de traduire les mots en actes et de réduire l'incidence de l'illégalité et de la corruption dans le secteur forestier. La lutte contre la délinquance et la corruption comprend des mesures telles que la mise en place de systèmes de suivi et d'application plus solides; l'amélioration de la transparence des décisions; une rationalisation de la législation propre à réduire la réglementation et le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires; une aggravation des sanctions; et, surtout, la participation effective de la société civile et des entreprises privées progressistes. Pour ces réformes, il faudra vaincre la résistance de puissants intérêts privés profondément enracinés. Plusieurs gouvernements, avec l'appui d'ONG et de certaines entités privées responsables, ont réussi à beaucoup éroder cette résistance. Compte tenu de la valeur planétaire des forêts, il est essentiel que la communauté internationale appuie les pays qui se lancent dans une telle entreprise.
30 L'indice de perception de la corruption établi par Transparency International ne cite qu'un pays en développement parmi les 20 pays où la corruption est le moins répandue, alors que le groupe des 20 pays où elle est le plus répandue compte 14 pays en voie de développement (dont plusieurs pays riches en forêts). On trouvera l'indice pour 2000 dans www.transparency.de/documents/cpi/2000/cpi2000.html
31 Voir référence à la note de page 30, page 91.
32 Le G8 comprend les sept pays les plus industrialisés et la Fédération de Russie.