8.1 Dans quelles conditions des réductions des droits NPF n'entraînent-elles pas une érosion des marges préférentielles?
8.2 Compensation des effets sur les marchés
8.3 Dans quelles conditions et selon quelles modalités une indemnisation se justifie-t-elle?
Une importante question qui a empoisonné le débat sur les préférences commerciales orientées vers le développement depuis qu'elles ont été accordées est celle de l'érosion des marges préférentielles à mesure que les droits NPF sont réduits. L'on a souvent dit qu'une réduction générale des droits de douane, comme celle résultant d'une série de négociations commerciales multilatérales, est pour les pays en développement une épée à double tranchant étant donné qu'elle a non seulement des avantages, dans la mesure où les exportations de ces pays ont plus largement accès aux marchés mondiaux, mais aussi des coûts du fait de l'érosion des marges préférentielles existantes dont ils bénéficient sur les marchés des pays développés. Parfois, a-t-il été suggéré, ces coûts peuvent en fait être plus importants que les avantages provenant de la libéralisation générale des échanges et se traduire par une perte nette pour certains pays en développement. Y a-t-il lieu d'indemniser ces perdants?
De même, si un pays développé réforme de manière unilatérale le régime qu'il applique à un produit dont l'exportation présente de l'intérêt pour les pays en développement et pour lequel des préférences commerciales ont été accordées à ces derniers par le passé, cette réforme peut entraîner une réduction, voire une élimination totale, de la marge préférentielle dont ils jouissaient précédemment. Un bon exemple est l'éventuelle réforme du régime appliqué par l'UE aux importations de sucre. Les pays ACP (et l'Inde) qui jouissent actuellement d'un accès préférentiel aux marchés communautaires du sucre perdraient d'importants avantages économiques si l'UE devait réduire le prix de soutien du sucre. Les pays en développement qui bénéficient actuellement d'un accès préférentiel aux marchés américains du sucre et les pays ACP qui exportent des bananes vers l'UE pourraient un jour subir des pertes semblables. Dans tous les cas de ce type, la question d'une indemnisation se posera immédiatement.
Les aspects économiques fondamentaux de l'érosion des préférences apparaissent comme relativement simples. Manifestement, lorsque le droit NPF sur un produit donné est éliminé totalement, il n'y a plus place pour un traitement préférentiel, de sorte que l'avantage économique ayant pu résulter d'une préférence commerciale par le passé se trouve éliminé. Lorsqu'un droit NPF est nul, la marge préférentielle est nécessairement nulle aussi. De même, lorsque les droits NPF sont réduits (mais pas éliminés), les margés préférentielles tendent à diminuer, ce qui réduit les avantages économiques qu'apporte un traitement préférentiel.
Toutefois, ce n'est pas à dire qu'une réduction (ou une élimination) des droits NPF se traduit toujours par une perte économique pour les bénéficiaires. Par conséquent, avant d'aborder la question de l'indemnisation, il faut examiner au moins brièvement la question de savoir comment l'on peut déterminer les cas dans lesquels une réduction des droits NPF ne se traduit par un préjudice économique pour les bénéficiaires de préférences commerciales ou peut même améliorer leur situation. Il y a lieu de distinguer deux catégories de cas, dont chacune comporte plusieurs variantes. La première catégorie comprend les cas dans lesquels les préférences sont fixées de telle sorte qu'elles protègent contre l'érosion ou que l'érosion ne pose pas de problème. La seconde englobe les situations dans lesquelles les effets sur les marchés, c'est-à-dire la formation des prix et la réaction des courants commerciaux, sont tels que l'impact net global pour les bénéficiaires des préférences est positif même si les marges préférentielles sont érodées. Regrettablement, il n'est pas toujours possible de mesurer cet impact net en termes quantitatifs et cette étude se borne par conséquent à discuter en termes plus généraux de la nature qualitative de tels cas.
Comme indiqué ci-dessus, des réductions des droits NPF n'entraînent pas toujours une érosion des marges préférentielles pour tous les produits. Le changement de la marge préférentielle, c'est-à-dire le droit NPF moins le droit préférentiel, l'un et l'autre exprimés sous forme de droits spécifiques (ou les équivalents tarifaires spécifiques des droits ad valorem effectifs), dépend clairement de la manière dont les préférences sont définies. Celles-ci sont parfois exprimées comme étant le droit NPF applicable moins une marge donnée. En pareil cas, lorsque le droit NPF est spécifique et que la marge est elle aussi exprimée sous forme d'un droit spécifique (autrement dit le droit préférentiel est égal au droit NPF moins un nombre déterminé d'unités monétaires par quantité), la marge préférentielle, en chiffres absolus, n'est pas affectée par une réduction du droit NPF, aussi longtemps que le droit NPF réduit demeure supérieur à la marge de réduction.
Plus fréquents sont les cas où le droit préférentiel est défini comme un pourcentage de réduction du droit NPF. Dans une telle situation, la marge préférentielle, en chiffres absolus, diminuera du même pourcentage que le droit NPF, bien que le pourcentage de réduction demeure naturellement constant. Dans ces cas relativement fréquents, il y a effectivement érosion de la marge préférentielle, mais son incidence est bien moindre que lorsque le droit préférentiel est exprimé comme un taux déterminé, quel que soit le droit NPF applicable, ou lorsque la préférence revêt la forme d'un droit préférentiel nul.
D'un autre côté, il y a eu des cas où, après une série de réductions multilatérales générales des droits, les pays développés importateurs ont établi de nouvelles listes de droits préférentiels et les ont réduits pour essayer de maintenir la valeur des marges préférentielles et d'éviter ainsi leur érosion. Cela n'est évidemment pas possible lorsque la préférence commerciale est la plus généreuse, c'est-à-dire un droit préférentiel nul. Autrement dit, lorsque les préférences étaient jadis les plus généreuses, la marge préférentielle était aussi la plus exposée à l'érosion car toute réduction du droit NPF entraîne inéluctablement une diminution de la marge préférentielle.
Néanmoins, même des droits préférentiels nuls peuvent ne pas être vulnérables à l'érosion, simplement parce que, dans la pratique, il n'existait en tout état de cause pas de préférence effective. Il y a en effet des cas dans lesquels les pays développés importateurs ont établi une "préférence" commerciale sous forme d'un pourcentage de réduction du droit NPF ou d'un droit préférentiel nul, tout en appliquant un droit NPF nul aussi. Lorsqu'il existe de telles préférences "vides", la marge préférentielle, comme il va de soi, est nulle. Un exemple en est les préférences que l'UE accorde aux importations de produits agricoles en provenance des pays ACP. Ainsi, un huitième de la valeur de toutes les exportations de produits agricoles des pays ACP d'Afrique vers l'UE qui figurent sur la liste des préférences de la Quatrième Convention de Lomé représente des produits bénéficiant de telles préférences "vides" (Tangermann et Josling, 1999, p. 46).
Enfin, il y a des cas où la valeur monétaire effective d'une préférence commerciale, et par conséquent l'avantage économique pour le pays exportateur, est inférieure à la marge préférentielle apparente (droit NPF moins droit préférentiel). En pareil cas, une réduction du droit NPF et l'érosion apparente concomitante de la marge préférentielle ne se traduisent pas par une perte correspondante d'avantages pour les pays exportateurs. L'exemple le plus clair de cette situation est celui d'un droit NPF prohibitif contenant de l'"eau", étant plus élevé que nécessaire pour veiller à ce qu'il n'y ait pas d'importations du tout. En pareil cas, une réduction du droit NPF, en tout ou en partie, ne fait que réduire la quantité d'eau et, dans cette mesure, la valeur économique de la marge préférentielle (laquelle ne comprend évidemment pas l'eau incorporée au droit) n'est pas affectée par la réduction du droit NPF. Dans l'agriculture, les droits prohibitifs sont relativement fréquents, comme en témoignent le grande nombre de rubriques tarifaires pour lesquelles les importations soumises aux droits NPF sont nulles ou presque nulles. Pour cette raison, il y a probablement lieu de conclure qu'une partie significative des réductions des droits NPF qui pourraient être convenues lors de la prochaine série de négociations de l'OMC sur l'agriculture n'entraînera pas d'érosion des marges préférentielles présentant un intérêt économique.
Regrettablement, il est extrêmement difficile d'évaluer quantitativement la mesure dans laquelle une série déterminée de réduction des droits NPF ne ferait que réduire la quantité d'eau incorporée aux droits prohibitifs et par conséquent de déterminer la mesure dans laquelle des réductions des droits NPF n'entraînent pas d'érosion de préférences présentant une valeur économique, car il faudrait pour cela disposer d'une masse d'informations sur les prix qui ne sont généralement pas disponibles dans les statistiques publiées.
Simultanément (et souvent dans les mêmes situations), même des droits préférentiels n'ont pas aidé les pays en développement à exporter des quantités significatives de produits vers les marchés des pays industrialisés. En l'occurrence également, l'érosion effective des marges préférentielles n'a que des incidences limitées dans la pratique. Toutefois, les estimations classiques des marges préférentielles et de leur érosion du fait des réductions des droits NPF feraient immédiatement ressortir de telles situations étant donné que la valeur totale des marges préférentielles calculées (marge préférentielle unitaire multipliée par la quantité exportée) serait peu élevée en tout état de cause du fait que la quantité initiale exportée était faible, voire nulle. En conséquence, toute réduction, en pourcentage, de la valeur totale de la marge préférentielle serait faible aussi.
La libéralisation du commerce dans les pays importateurs par le biais de réductions tarifaires constitue généralement un élément positif pour tous les pays exportateurs dans la mesure où elle améliore leurs possibilités d'exporter et de percevoir des prix plus élevés. Il n'est donc guère surprenant que les réductions des droits NPF dans les pays développés aient, d'une manière générale, amélioré la situation économique des pays en développement, même si elles ont pu entraîner des pertes partielles par le biais de l'érosion des préférences. Autrement dit, il est probable que les avantages d'une libéralisation du commerce plus que compense les pertes entraînées par l'érosion des marges préférentielles.
Pour les pays en développement, le gain potentiel net est manifestement le plus élevé lorsque les droits NPF sont réduits pour des produits qu'ils exportent traditionnellement mais pour lesquels ils ne jouissaient pas par le passé de traitement préférentiel ou qu'ils pourront exporter dès que les droits NPF auront été réduits. Selon la composition spécifique de leurs exportations et la structure par produit des préférences commerciales, il se peut fort bien que les gains sur les produits ne bénéficiant pas de préférences soient plus élevés que les pertes subies sur les produits pour lesquels les préférences ont été érodées.
Assez semblable est le cas où les préférences commerciales sont limitées à des quantités déterminées d'exportations, c'est-à-dire lorsque des contingents tarifaires s'appliquent et qu'au-delà de ce seuil, les exportations sont soumises aux droits NPF. En fait, l'on a constaté des exportations aux droits NPF même lorsque les contingents tarifaires n'étaient pas pleinement utilisés, généralement en raison de la charge de travail administrative que représente l'application des règles d'origine. En tout état de cause, lorsque des pays en développement exportent des produits vers les pays développés simultanément aux taux préférentiels et aux taux NPF, une réduction des droits NPF profite aux exportations réalisées dans ces conditions non préférentielles, ce qui peut fort bien plus que compenser l'érosion des marges préférentielles, mais qui dépend évidemment de l'importance relative des exportations sous contingents et hors contingents, de l'ampleur de la réduction du droit NPF et de l'importance et de la définition de la marge préférentielle avant la libéralisation. De plus, dans le contexte des négociations multilatérales concernant les réductions de droits, il est tout à fait concevable que les exportations vers des pays qui n'accordent pas de préférences augmentent plus que celles pour lesquelles la marge préférentielle est érodée dans les pays qui accordent des préférences.
Un peu plus complexes sont les situations dans lesquelles il peut y avoir un gain global par suite des effets sur le marché des réductions des droits NPF même pour les exportations réalisées exclusivement à des conditions préférentielles. L'exemple le plus simple est celui d'une marge préférentielle définie sous forme d'un droit spécifique (autrement dit, le droit préférentiel est défini comme étant le droit NPF moins un nombre déterminé d'unités monétaires par quantité d'importations). La marge préférentielle, en chiffres absolus, n'est donc pas affectée par une réduction du droit NPF (aussi longtemps que celui-ci, après réduction, demeure plus élevé que la marge préférentielle). D'un autre côté, du fait de la réduction parallèle du droit NPF et du droit préférentiel, le volume des importations augmente, de même que le prix à l'exportation.[32] Autrement dit, il n'y a pas diminution de la marge préférentielle par unité exportée et les pays bénéficiaires tirent en fait avantage de la réduction par suite de l'augmentation du volume des exportations et du prix perçu.
Même lorsque les préférences sont définies comme étant un pourcentage de réduction des droits NPF, un gain net demeure possible. Si la marge préférentielle absolue par unité d'exportation est érodée du fait de la réduction du droit NPF, les effets sur les marchés de la libéralisation du commerce peuvent, dans certaines conditions, se traduire par une augmentation des prix et du volume des exportations. Ce résultat est moins vraisemblable que lorsque les préférences sont définies sous forme d'une réduction spécifique des droits, mais est néanmoins possible.[33] En pareil cas, l'effet économique global de la réduction du droit NPF peut rester positif pour les exportateurs qui jouissent de préférences, même si la marge préférentielle se trouve érodée.
En résumé, des réductions de droits NPF n'entraînent pas toujours des pertes économiques pour les pays en développement exportateurs qui jouissent de préférences commerciales. Il faut procéder à des analyses quantitatives empiriques pour déterminer si l'érosion de préférences constitue réellement un problème en ce sens qu'elle entraîne une perte globale pour les pays en développement exportateurs concernés. Une telle analyse, cependant, est malaisée. Pour analyser quantitativement les marges préférentielles, il faut habituellement calculer la marge préférentielle par unité d'exportation (droit NPF moins droit préférentiel, l'un et l'autre exprimés sous forme de droits spécifiques), puis multiplier la marge préférentielle unitaire par la quantité exportée. Si ce calcul est fait pour les droits NPF d'abord avant libéralisation puis après libéralisation, dans les deux cas sur la base d'une quantité donnée d'exportations (habituellement tirée d'une période de référence passée, c'est-à-dire avant la réduction des droits NPF), l'on peut se faire une idée approximative de l'étendue de l'érosion des préférences. Comme indiqué ci-dessus, toutefois, le résultat peut être trompeur pour plusieurs raisons. En particulier, le calcul ne fera pas apparaître les cas dans lesquels la réduction du droit NPF ne fait que réduire la quantité d'eau incorporée au droit. De plus, ces estimations ne tiennent pas compte des effets possibles sur les marchés (augmentation des prix et du volume des exportations). Pour évaluer comme il convient les effets économiques globaux d'une réduction des droits NPF, il faudrait établir un modèle complet du marché permettant de mesurer l'évaluation des prix et du volume des exportations pour toutes les rubriques tarifaires et, idéalement, reflétant tous les liens entre les produits. Or, il est rare que de tels modèles puissent être construits de manière assez détaillée. Il est donc assez difficile d'évaluer quantitativement tous les effets d'une réduction des droits NPF sur les pays en développement qui jouissent de préférences commerciales.
Même s'il est difficile de mesurer empiriquement les effets globaux, il ne fait aucun doute qu'une libéralisation multilatérale ou unilatérale du commerce peut causer une érosion des préférences commerciales et entraîner des pertes supérieures aux avantages économiques pouvant éventuellement résulter des effets de la libéralisation sur les marchés. Dans les considérations qui suivent, l'on a supposé qu'il a été établi sans discussion qu'un groupe spécifique de pays en développement risque de subir une perte économique nette par suite d'une série déterminée de réductions des droits NPF. La question d'une indemnisation se pose par conséquent. Quatre questions sont particulièrement pertinentes dans ce contexte. Premièrement, une indemnisation est-elle vraiment défendable? Deuxièmement, dans l'affirmative, qui doit prendre à sa charge le coût de cette indemnisation et comment ses bénéficiaires doivent-ils être déterminés? Troisièmement, quels sont les instruments qui pourraient être utilisés aux fins d'une indemnisation? Quatrièmement, comment faut-il déterminer l'étendue de l'indemnisation?
1) Le point de savoir si une indemnisation est justifiée est une question complexe des points de vue économique et encore plus politique. Plusieurs arguments peuvent être avancés pour et contre. L'argument le plus clair en faveur d'une indemnisation est que les pays en développement concernés ont subi une perte économique. L'on considère généralement que la libéralisation du commerce se traduit par des avantages économiques, et c'est précisément pourquoi les gouvernements acceptent de faire face aux difficultés politiques que représente une libéralisation du commerce. Cela étant, si ce processus se traduit par un préjudice pour certains pays, ceux-ci devraient en être indemnisés. Du fait du gain économique global retiré de la libéralisation, les perdants peuvent être indemnisés sans que les gagnants se trouvent pour autant dans une situation défavorisée. L'argument ne manque pas de poids, dans la mesure où les pays en développement qui subissent une perte par suite de l'érosion des préférences sont les pays les plus pauvres de la planète. Ce serait aller à l'encontre de l'équité mondiale que d'accepter une situation où, du fait que tous les pays conviennent ensemble d'une libéralisation multilatérale du commerce, les pays riches s'enrichissent tandis que les pauvres s'appauvrissent encore plus.
De plus, comme indiqué ci-dessus, les préférences commerciales en faveur des pays en développement peuvent être considérées comme un substitut à l'assistance financière et technique. Une réduction pure et simple de l'assistance financière et technique serait difficilement acceptable. Pourquoi une diminution des avantages accordés effectuées d'une façon différente mais comparable devrait-elle être acceptable?
Un autre argument en faveur de l'indemnisation est qu'il y a des précédents. Dans la Décision ministérielle de Marrakech concernant les mesures relatives aux effets négatifs possibles du programme de réforme sur les pays moins avancés et les pays en développement importateurs nets de produits alimentaires, il a été reconnu, ce qui va tout à fait dans le sens de l'argument exposé ci-dessus, que la mise en uvre progressive des résultats du Cycle d'Uruguay dans son ensemble créera des possibilités croissantes d'expansion des échanges et de croissance économique dans l'intérêt de tous les pays bien que, pendant le programme de réforme devant déboucher sur une libéralisation accrue des échanges de produits agricoles, il se peut que les pays moins avancés et les pays en développement importateurs nets de produits alimentaires subissent des effets négatifs. Pour ce motif, il a été convenu d'adopter un certain nombre de mesures en faveur des pays en développement concernés. Les effets négatifs envisagés dans cette Décision ministérielle ne comprenaient pas expressément (et sans doute pas non plus implicitement) l'érosion des préférences tarifaires. Manifestement, les ministres ont concentré leur attention sur les effets sur les importations plutôt que sur les exportations des pays en développement en question. De plus, très rares sont les mesures concrètes qui ont été adoptées jusqu'à présent pour mettre en uvre la Décision. Celle-ci a néanmoins posé le principe selon lequel la libéralisation du commerce dans son ensemble peut entraîner des pertes pour certains groupes de pays pauvres et que quelque chose doit être fait pour les indemniser.
Des arguments plus spécifiques peuvent être invoqués dans le cas des préférences accordées à des groupes limités de pays en développement et pour des produits spécifiques. Par exemple, dans le cas des préférences que l'UE accorde aux exportations de sucre des pays ACP (et de l'Inde), qui risquent de perdre beaucoup de leur valeur lorsque l'UE libéralisera de manière unilatérale le régime appliqué à ce produit, l'on pourrait faire valoir qu'au sein de l'UE, le principe selon lequel les agriculteurs qui subissent un préjudice du fait d'une réduction des prix de soutien ont droit à une indemnisation sous forme de paiements directs est maintenant solidement établi. Les producteurs de sucre des pays ACP concernés, pourrait-on soutenir, sont beaucoup plus pauvres que les cultivateurs de betterave de l'UE, de sorte qu'une compensation est au moins aussi nécessaire pour eux. De plus, les cultivateurs de betterave à sucre de l'UE peuvent passer assez facilement à d'autres cultures comme les céréales et les graines oléagineuses, mais il sera beaucoup plus difficile pour les pays ACP de diversifier leur production.
Cependant, les opposants à cette idée défendront un certain nombre d'arguments contre une indemnisation. La libéralisation du commerce, peut-on dire, est dans l'ensemble d'un processus positif qui, à long terme, améliore les possibilités économiques pour tous les pays. Plus spécifiquement, les pays en développement qui reçoivent des préférences ont pu être des bénéficiaires secondaires de la protection dans les pays développés mais ils ne doivent pas s'amarrer à cette position à tel point qu'ils commencent, en réclamant des indemnisations, à causer des difficultés au processus de libéralisation. Comme il n'est généralement pas versé d'indemnisation à ceux qui subissent un préjudice du fait de réductions tarifaires dans les pays développés, pourquoi les producteurs d'autres pays auraient-ils droit à une indemnisation? De plus, les réductions des droits préférentiels peuvent être considérées, comme on l'a vu plus haut, comme anticipant sur la libéralisation future du commerce pour un groupe spécifique de pays qui devraient profiter plus tôt de ce mouvement en raison de leurs besoins spécifiques. De ce point de vue, l'on peut soutenir que les bénéficiaires ne devraient pas gagner deux fois, d'abord lorsque le commerce est libéralisé spécialement pour eux et à nouveau au moyen d'une indemnisation lorsque la libéralisation est élargie. En outre, et c'est peut-être là un argument plus valable, il a toujours été entendu qu'un jour, le processus de libéralisation générale du commerce serait repris, ce qui aurait pour effet de réduire les marges préférentielles. Comme cette perspective a toujours été un élément de l'ensemble du cadre de relations économiques entre les pays en développement et les pays développés, pourquoi y aurait-il maintenant des demandes d'indemnisation alors que le processus de libéralisation des échanges se poursuit en fait?
2) S'agissant de savoir qui devrait "payer" si une indemnisation est jugée nécessaire et justifiée, il y a plusieurs possibilités. Si l'érosion des marges préférentielles résulte d'une libéralisation multilatérale des échanges convenus à l'OMC, l'on peut faire valoir que c'est la communauté des pays développés dans son ensemble qui devrait payer la facture, par l'entremise d'une institution multilatérale (qui pourrait même être créée spécialement à cette fin). Après tout, la décision de réduire les droits a été adoptée conjointement par tous les membres de l'OMC. La contribution que devrait apporter chaque pays développé serait déterminée sur la base d'un indicateur général, comme l'étendue des concessions commerciales initialement accordées, ou sur la base de son PIB.
Une autre formule consisterait pour chaque pays développé importateur à "payer" individuellement. Les droits préférentiels ont été fixés de manière unilatérale par les pays développés et varient beaucoup d'un pays à un autre. De plus, leurs droits NPF varieront aussi, même à l'intérieur d'une formule généralement convenue, étant donné que les taux de base varient beaucoup entre eux, en particulier pour les produits agricoles. En outre, la structure par produit des importations est très différente, de sorte que les effets de réductions tarifaires dans le pays développé A sur le bien-être économique des pays en développement seront assez différents des effets de ces réductions dans le pays B.
Une troisième possibilité consisterait pour les pays développés exportateurs à prendre à leur charge le coût de l'indemnisation. C'est en leur faveur que le commerce a été libéralisé, et cette libéralisation est intervenue essentiellement parce qu'ils l'ont demandée avec insistance. Du point de vue économique, ce sont les pays développés exportateurs qui ont le plus à gagner de réductions des droits NPF dans la mesure où elles leur permettent d'avoir plus largement accès aux marchés. Comme ce sont surtout eux qui ont à gagner, pourquoi ne devraient-ils pas indemniser les perdants?
Lorsqu'il s'agit de déterminer les "bénéficiaires" de l'indemnisation, ou plutôt de savoir quel pays "bénéficiaire" devrait recevoir combien, il y a aussi plusieurs possibilités. L'on peut dire que les pays en développement dans leur ensemble bénéficient du SGP et que par conséquent, l'indemnisation ne devrait pas être versée à tel ou tel pays mais à l'ensemble des pays en développement. L'on peut néanmoins faire valoir aussi qu'aucun pays en développement ne sera affecté de la même façon en raison des différences qui caractérisent la structure par produit et par destination de leurs exportations, ce qui milite en faveur d'une indemnisation pays par pays.
3) Plusieurs instruments pourraient être utilisés pour fournir une indemnisation. Le plus évident serait un transfert direct en espèces sous forme forfaitaire (par exemple un paiement annuel d'un montant déterminé pendant un nombre convenu d'années, quelle que soit l'évolution des marchés et de la conjoncture). Les économistes manifestent une préférence pour cette forme d'indemnisation dans la mesure où elle fausse moins l'allocation des ressources que toute autre. Le concept de "paiements découplés" en matière de politique agricole a gagné beaucoup de terrain depuis une trentaine d'années, d'abord parmi les milieux universitaires puis, dans une certaine mesure, parmi les responsables des politiques agricoles. Il existe par conséquent dans l'agriculture un précédent quant aux modalités selon lesquelles les producteurs peuvent se voir indemnisés des effets négatifs qu'ils subissent du fait des réformes politiques. Pourquoi ce concept devrait-il être limité au plan interne et ne pas être utilisé aussi dans les relations internationales?
C'est lorsqu'une réforme des politiques agricoles dans un pays développé a des effets négatifs significatifs sur les exportateurs des pays en développement tandis que les producteurs nationaux dans le pays développé concerné reçoivent une indemnisation sous forme de paiement en espèces qu'une telle indemnisation se justifie le plus. Dans ce cas également, l'exemple le plus évident est l'éventualité d'une réforme du régime appliqué par l'UE au sucre. La Commission européenne a maintenant suggéré d'étudier en 2002 une "réforme plus fondamentale du secteur du sucre". Une formule envisagée va dans le sens de la réforme du régime des céréales en cours dans l'UE depuis 1992, c'est-à-dire une nette réduction des prix de soutien et une indemnisation des agriculteurs sous forme de paiements directs en espèces.[34] Si cette option était finalement retenue par l'UE, il y aurait de bonnes raisons de soutenir que les pays ACP (et l'Inde) devraient être traités de la même façon que les cultivateurs européens de betterave à sucre. Après tout, dans ce cas spécifique, les pays ACP et l'Inde non seulement "possèdent" une préférence commerciale au sens classique mais encore se voient garantir pour leur sucre le même prix que les producteurs de l'UE (pour une quantité déterminée, tout comme les producteurs de l'UE, qui sont également soumis à un contingent). De ce fait, ils sont traités essentiellement de la même façon que les producteurs de sucre de l'UE. Pourquoi ne devraient-ils pas alors être traités également pour ce qui est des conséquences d'une réforme des politiques?
Une légère variante de l'indemnisation au moyen de paiements en espèces consisterait à fournir un surcroît d'assistance financière ou technique pour la réalisation de projets de développement, en sus des courants de financement actuels. Comme on l'a vu, les préférences commerciales peuvent dans une certaine mesure être considérées comme un substitut à l'assistance financière et technique. Par conséquent, lorsque les préférences sont érodées et qu'une indemnisation est envisagée, pourquoi ne pas revenir à la formule la plus proche, c'est-à-dire une augmentation de l'assistance technique? Une forme d'assistance qui est particulièrement utile dans le contexte des échanges consiste à aider les pays en développement à se mettre au niveau des normes techniques, phytosanitaires et sanitaires établies par les pays développés. Ce serait aller à l'encontre du but recherché que de demander que des normes moins élevées soient exigées pour les importations des pays en développement, car cela aurait très probablement un impact négatif sur l'image de leurs produits. Toutefois, étant donné la complexité qui caractérise généralement les normes appliquées dans les pays développés, il est souvent difficile pour les pays en développement de les respecter. Mieux aider les pays en développement, et de manière plus accessible, dans les efforts qu'ils déploient pour se conformer à ces normes peut par conséquent être une forme d'indemnisation très utile en contrepartie d'une érosion des préférences commerciales.
Un autre type d'indemnisation pourrait revêtir la forme de réductions tarifaires supplémentaires pour les produits dont l'exportation revêt un intérêt particulier pour les pays en développement. Deux variantes pourraient être envisagées. Premièrement, les préférences tarifaires en faveur des pays en développement pourraient être améliorées. Dans le cas des produits qui jouissent déjà d'un traitement préférentiel et pour lesquels une réduction des droits NPF pourrait se traduire par une érosion des préférences, la marge préférentielle pourrait être accrue. Toutefois, cela n'est possible que lorsque le droit préférentiel (après la réduction du droit NPF, qui peut également réduire les tarifs préférentiels si ceux-ci sont fixés par référence au droit NPF) demeure supérieur à zéro. Pour les produits faisant l'objet de préférences limitées par des contingents tarifaires, ces derniers pourraient être accrus. Dans le cas des autres produits, l'on pourrait introduire des droits préférentiels. De nouvelles préférences ou des préférences tarifaires améliorées, toutefois, ne font que remettre à plus tard le problème de l'érosion des préférences dans la mesure où les futures séries de réductions tarifaires les éroderont de nouveau.
Pour cette raison, l'on pourrait envisager une seconde variante, à savoir des réductions supplémentaires des droits NPF pour les produits qui sont surtout exportés par les pays en développement. Si ce type d'indemnisation peut paraître attrayant en principe, il risque de ne guère avoir d'applications pratiques car il se peut fort bien que la plupart des pays développés aient déjà accordé des préférences tarifaires pour la plupart de ces produits de sorte qu'une réduction des droits NPF en l'occurrence n'aurait guère d'utilité, voire aucune, étant donné qu'elle a également pour effet de réduire les marges préférentielles existantes.
4) Déterminer le montant de l'indemnisation est une tâche extrêmement complexe. Comme on l'a vu, il est très difficile de faire des estimations empiriques fiables des incidences économiques quantitatives de réductions des droits NPF pour les pays qui jouissent de préférences. Un simple calcul des marges préférentielles et de leur diminution lorsque les droits NPF sont réduits ne permettra pas d'obtenir un résultat approprié dans tous les cas lorsque les quantités exportées et les prix perçus changent, comme cela est probable, à la suite des réductions tarifaires. De plus, dans les nombreux cas où les droits NPF contiennent de l'eau, il n'est pas même possible d'évaluer l'évolution de la marge préférentielle par unité d'exportation.
Néanmoins, il se peut fort bien que la seule approximation qui soit empiriquement réalisable soit une telle estimation mécanique de la variation de la valeur totale des marges préférentielles. En prenant cette approximation grossière comme point de départ, l'on peut opérer une réduction standard pour tenir compte du fait que le préjudice économique résultant, le cas échéant, de l'érosion des préférences sera souvent moindre que la diminution, calculée mécaniquement, de la valeur totale de la marge préférentielle. L'on pourrait suggérer, par exemple, que l'indemnisation ne dépasse pas une proportion déterminée, par exemple les deux tiers, de l'érosion ainsi calculée.
Il y a cependant des cas où l'étendue du préjudice et partant de la demande potentielle d'indemnisation peut être estimée avec assez d'exactitude, c'est-à-dire lorsque la préférence s'applique seulement à un volume déterminé d'exportations (c'est-à-dire lorsqu'il existe des contingents tarifaires) et qu'il n'y a pas d'exportations aux droits NPF, c'est-à-dire lorsqu'il est peu probable qu'il y ait des exportations hors contingents, même après la réduction des droits NPF. En l'occurrence, l'on se trouve essentiellement en présence d'une situation de rente pure, et le changement de cette rente peut être estimé assez bien. Un autre exemple est, dans ce cas également, les préférences accordées par l'UE aux exportations de sucre des pays ACP et de l'Inde. Un des indicateurs assez fiables du préjudice résultant d'une réduction du prix de soutien communautaire du sucre est le changement de prix dans l'UE multiplié par le volume du sucre importé en provenance du pays en développement dont il s'agit. Toutefois, si la réduction du prix du sucre dans l'UE est telle qu'il n'est plus intéressant pour les pays ACP et l'Inde d'utiliser l'intégralité du contingent préférentiel applicable aux exportations de sucre vers l'UE (ou si le Protocole relatif au sucre à la Convention de Lomé/l'Accord de Cotonou est intégralement remplacé par un régime différent qui ne prévoit plus d'accès préférentiel au marché du sucre de l'UE), l'on peut soutenir que, pour les pays en question, le préjudice économique est un peu moindre que la marge préférentielle actuelle telle que calculée mécaniquement. En effet, une réduction des quantités de sucre effectivement exportées vers l'UE et par conséquent de la production de sucre dans les pays exportateurs économise des coûts de production à ces derniers (Wissenschaftlicher Beirat, 1994, p. 34-36). En raison de ces incidences sur les coûts, le gain économique net effectif pour les pays qui exportent du sucre vers l'UE à des conditions préférentielles est moindre que la marge préférentielle telle que calculée mécaniquement.[35] Même en pareil cas, toutefois, le changement de la marge préférentielle résultant d'une réduction du prix intérieur dans le pays importateur demeure un assez bon point de départ pour déterminer l'ordre de grandeur de l'indemnisation potentielle et les ajustements à la baisse qu'il y a ensuite lieu d'apporter à ce montant.
En résumé, la question du droit à indemnisation du fait de l'érosion des marges préférentielles est extrêmement complexe. Il n'est pas évident que toutes les réductions des droits NPF applicables aux produits bénéficiant de préférences se traduisent effectivement par une érosion de marges préférentielles (économiquement significatives). Dans certains cas, l'érosion est compensée (en tout ou en partie) par les effets favorables sur les marchés de la libéralisation des échanges. De plus, lorsque l'érosion des préférences entraîne manifestement un préjudice économique pour les pays exportateurs concernés, l'on peut avancer des arguments aussi bien pour que contre une indemnisation. En outre, si le principe d'une indemnisation est admis, l'on ne peut pas toujours dire clairement qui doit "payer" et qui doit "recevoir" cette indemnisation. Différentes formes d'indemnisation peuvent être envisagées sans qu'aucune n'apparaisse clairement comme devant être privilégiée. Enfin, il sera souvent difficile d'évaluer de façon fiable l'impact économique de l'érosion des préférences et par conséquent le montant de l'indemnisation qui pourrait être justifiée.
Tout cela n'est pas à dire que i) l'érosion des préférences ne pose pas de problème ou que ii) la question d'une indemnisation pour l'érosion des préférences ne peut pas être abordée dans des négociations commerciales multilatérales. Les considérations évoquées dans cette étude conseillent néanmoins de se méfier de solutions simplistes. En définitive, l'indemnisation sera une question de négociation. À titre d'approximation grossière, il peut être utile d'établir une distinction entre les deux catégories des références, c'est-à-dire les SGP, d'une part, et les préférences profondes et spécifiques accordées à des groupes limités de pays en développement, de l'autre. Lorsque les préférences accordées dans le cadre d'un SGP sont érodées par suite des réductions de droits négociées au plan multilatéral, la façon la plus logique de négocier une indemnisation est peut-être de chercher à obtenir une série de nouvelles réductions des droits NPF de nature à bénéficier aux exportateurs des pays en développement. D'un autre côté, lorsque des préférences très spécifiques et profondes sont accordées à des pays déterminés pour des produits spécifiques, comme c'est le cas du régime appliqué par l'UE aux importations de sucre provenant des pays ACP, l'idée d'une indemnisation en espèces est relativement défendable. Les raisons d'établir une telle distinction sont les suivantes.
L'érosion des marges préférentielles accordées dans le cadre du SGP provoquée par les réductions tarifaires convenues au plan multilatéral affecte un grand nombre de pays, qu'il s'agisse des pays qui en bénéficient ou des pays qui les donnent. En l'occurrence, la question de savoir qui doit recevoir et qui doit payer une indemnisation est particulièrement délicate. En outre, l'étendue de l'érosion effective des préférences et par conséquent de l'indemnisation appropriée est difficile à déterminer étant donné les innombrables changements de droits et participants en cause. Une indemnisation en espèces serait extrêmement difficile à appliquer car, essentiellement, elle exigerait la création d'un fonds international auquel contribuent tous les pays développés, qui procéderait alors au versement d'une indemnisation à tous les pays en développement. Cela ne semble pas être une proposition réaliste. Pour toutes ces raisons, la forme d'indemnisation la mieux appropriée est sans doute une réduction supplémentaire des droits NPF, en sus des réductions tarifaires généralement convenues, sur les produits dont l'exportation présente un intérêt particulier pour les pays en développement.
Lorsque l'on se trouve en présence de préférences profondes spécifiques accordées par des pays développés déterminés à des pays en développement sélectionnés, comme c'est le cas du sucre dans l'UE, c'est le raisonnement inverse qui est vrai. En effet, l'on voit très clairement, alors qui sont les bénéficiaires spécifiques et qui sont les donateurs spécifiques. L'étendue de l'érosion des préférences peut être estimée avec une précision raisonnable, notamment parce que ces préférences revêtent habituellement la forme de contingents tarifaires, qui tendent à être intégralement utilisés. Une indemnisation en espèces est une option concevable, surtout parce que les producteurs nationaux des pays développés sont souvent aussi indemnisés de cette façon lorsqu'il intervient une libéralisation significative. Pour toutes ces raisons, une indemnisation expresse, en espèces, peut être en pareil cas la solution appropriée.