Diminution des superficies
Non-respect du calendrier agricole
Baisse de la production végétale
Modification de l'allocation spatiale de la main-d'uvre
Abandon d'investissements productifs
Vente de biens de production
Dans les villages de l'enquête, la réduction de la main-d'uvre, quoique importante, n'atteint pas (encore) l'ampleur signalée en Afrique centrale et en Afrique de l'Est, puisque dans une grande partie des cas analysés les personnes affectées par le SIDA vivaient à l'extérieur de l'unité de production de prise en charge avant de revenir mourir au village. Il existe tout de même des cas où l'émigrant envoyait de l'argent pour l'embauche de main-d'uvre agricole occasionnelle. Par ailleurs, il est certain que la mobilisation des énergies autour de la personne gravement malade ne manque pas de détourner, au moins partiellement et temporairement, certains actifs de leurs travaux agricoles. Lorsque le sidéen faisait intégralement partie de l'exploitation, comme c'est parfois le cas en Côte d'Ivoire, sa disparition entraîne des conséquences plus sérieuses et pérennes.
Les exploitations les plus vulnérables à cette répercussion du SIDA sur la main-d'uvre sont les petites unités de production qui sont impliquées dans la prise en charge des malades et qui se limitent souvent au mari, sa femme et leurs jeunes enfants.
De nombreux cas de diminution des superficies agricoles ont été signalés, qu'il s'agisse de cultures de rente (maraîchage au Burkina Faso, coton ou café/cacao en Côte d'Ivoire, par exemple) ou de produits vivriers. Les cultures de rente étant très peu présentes dans les deux provinces d'étude au Burkina Faso, c'est surtout sur les cultures vivrières que les répercussions du SIDA se font sentir.
Comme l'illustre l'histoire de cas qui suit, au Burkina Faso on assiste à une réduction des superficies lorsque la personne décédée travaillait dans une exploitation ne possédant que peu d'actifs ou que la personne décédée, tout en étant ailleurs, contribuait financièrement aux travaux agricoles.
Encadré 3: Abandon de quatre champs de céréales par le chef d'une petite exploitation dans le Sanguié au Burkina Faso Antoine est un agriculteur de plus de 70 ans. Son exploitation ne comporte que quatre actifs: un garçon et trois jeunes filles, sa femme étant décédée il y a 18 mois. Antoine décide de s'équiper en charrette pour épandre du fumier et ramasser des pierres destinées à construire des diguettes anti-érosives. Il souhaite ainsi améliorer ses rendements agricoles. Pour réaliser son projet d'achat, Antoine vend deux bufs et remet l'argent à un de ses fils, chauffeur à Ouagadougou, qui promet de compléter la somme requise. Malheureusement, ce fils, qui finançait aussi de la main-d'uvre, tombe malade et meurt du SIDA. Non seulement le décès du fils se traduit-il par l'abandon de 4 champs de céréales, mais son séjour au village au pire de la maladie, oblige le père à vendre des animaux et ses productions de riz et de patates douces. Le projet d'achat de charrette doit également être abandonné. |
Le Nord de la Côte d'Ivoire jouit de conditions agroécologiques un peu meilleures, ce qui autorise la culture du coton. Comme l'illustre l'encadré 4, la tendance est de diminuer les superficies de coton et de riz qui consomment beaucoup de main-d'uvre et qui ne rapportent que modérément, avant de réduire les surfaces consacrées aux cultures vivrières.
Encadré 4: Cas d'une exploitation de savane en Côte d'Ivoire forcée de réduire ses superficies André, 40 ans, est marié à deux femmes et possède neuf enfants. Il est malade du SIDA depuis quatre ans. Avant cette maladie, il cultivait du riz (2 ha), du maïs (2 ha), du coton (3,5 ha) et de l'arachide (0,5 ha). Le riz et le maïs sont produits pour l'autoconsommation. De l'igname était achetée périodiquement. Le coût total des dépenses occasionnées par la maladie est évalué à 50 000 FCFA, soit presque 100 dollars EU. L'unité de production a dû affecter toute son épargne aux soins du chef d'exploitation, si bien qu'elle s'est trouvée dans l'impossibilité d'acheter des fournitures scolaires pour trois des enfants allant à l'école. A plusieurs reprises, l'on a dû vendre les réserves de riz pour faire face aux rechutes. L'insuffisance d'entretien des champs, du fait de l'absence prolongée du père sur l'exploitation, a entraîné une baisse de la production des cultures (vivrières et rente). Aujourd'hui, l'igname est absente du régime alimentaire de l'unité de production, parce qu'elle n'a plus les moyens d'en acheter. Pour préserver un certain équilibre alimentaire, les petites superficies de maïs et d'arachide ont été conservées. En revanche, l'unité de production a été obligée de modifier son plan de production des principales cultures: 2 ha de coton au lieu de 3,5 ha comme précédemment; 1 ha de riz, au lieu de 2 ha. |
Dans le Centre-Ouest, où poussent café et surtout cacao, plusieurs agriculteurs ont opté pour le maintien de leurs superficies de cultures de rente, quitte à réduire la production vivrière et à acheter du maïs, la céréale la moins chère. Puisque les rendements et la valeur marchande du café et du cacao permettent une bonne rémunération du facteur travail, une concentration presque exclusive sur les cultures de rente s'avère rentable. Cette histoire de cas (encadré 5) rend compte de ce type de stratégie qui incite à poser des choix, forts différents de ceux qui sont adoptés dans les autres régions.
Encadré 5: Cas d'une exploitation qui augmente ses superficies de cultures de rente et diminue ses cultures destinées à la consommation dans la région forestière de la Côte d'Ivoire Annie vivait en ville et y travaillait comme bonne. Tombée malade, elle retourne au campement et y décède six mois plus tard. Les frais occasionnés par sa maladie s'élèvent à 60 000 FCFA. Les nombreuses tractations effectuées par le père à la recherche du «bon guérisseur» en ville et dans les environs ont eu un impact négatif sur la production, en dépit du retour du fils de la Basse-Côte pour remplacer le père. En l'absence du chef d'exploitation habituel, un quart du champ de café a été enherbé et a connu une baisse non négligeable de la production. La production de cacao a également chuté. Pendant les six mois de la maladie, la famille a dû emprunter pour se nourrir. Depuis peu, l'unité de production a procédé à des réarrangements de l'allocation de ses ressources. Désormais, 5 ha de café seront produits, au lieu de 2.5 ha; 1 ha au lieu de 2 hectares d'igname-manioc; 1 ha de maïs au lieu de 2 ha. |
Pour la plupart des maladies autres que le SIDA, il existe des remèdes plus ou moins efficaces: les soins initiaux apportent généralement un soulagement et le malade reste dans le lieu d'émigration pour conserver son emploi. La particularité du SIDA est que les malades sont désespérés, plus ou moins démunis économiquement et, en phase terminale de leur maladie, ils doivent être pris en charge par des tiers. Même dans le cas où un produit traditionnel ou moderne apporte une amélioration éphémère, le mal subsiste. Il est moralement difficile pour les proches de regarder le malade sans rien entreprendre pour le soulager surtout si l'on dispose de ressources.
Ce sont les personnes valides, très actives, et souvent influentes pour assurer la bonne conduite des opérations agricoles, qui se déplacent à tout moment à la recherche de médicaments ou de guérisseurs efficaces. Ces absences répétées se font au détriment de la quantité de main-d'uvre disponible pour l'agriculture et de la qualité de la conduite des opérations culturales. A condition d'avoir suffisamment de main-d'uvre, il est possible de maintenir les mêmes superficies mais, en l'absence du principal gestionnaire et travailleur de l'exploitation, l'intensité de travail par unité de surface baisse. De même, des retards interviennent dans l'exécution de certaines opérations culturales avec un impact négatif sur les rendements.
Le non-respect du calendrier agricole, notamment au moment des sarclages, peut faire chuter les rendements à tel point que certaines unités de production doivent abandonner des champs. Celles-ci se retrouvent dans des situations d'impayés vis-à-vis des instances qui leur fournissent des intrants agricoles. Faute de pouvoir rembourser leurs dettes, certains agriculteurs se voient bannis de leur groupement villageois et doivent abandonner certaines cultures de rente (le coton, par exemple).
Les baisses de production agricole ne sont pas exclusivement liées au retrait du malade de la vie active. Souvent, le chef de l'unité de production accompagne un de ses proches chez un tradipraticien ou dans un centre de santé ou encore qu'il entreprenne de nombreux voyages pour tenter de trouver de nouveaux médicaments, contribuant à réduire le nombre de travailleurs dans l'exploitation agricole. La main-d'uvre restante, privée de son leader habituel, peut ne pas produire de façon aussi efficace que si le chef d'exploitation avait été présent. C'est ce qui s'est passé dans le cas de cet agriculteur du Sanguié au Burkina Faso.
Encadré 6: Cas d'une baisse radicale de production agricole à la suite des absences répétées du chef d'exploitation Laurent est à la tête d'une exploitation agricole constituée de sa femme et d'une fille de 12 ans. Le couple a eu quatre autres enfants mais ils sont morts en bas âge. Selon la coutume gourounsi, Laurent emblave des superficies différentes de celles de sa femme. En peu de temps, un des frères de Laurent et la femme de celui-ci, de même que deux de ses surs et leurs maris, tombent malades du SIDA. Laurent entreprend alors près de 15 voyages, dont trois allers-retours à Ouagadougou. L'entraide agricole qu'il sollicite lui parvient rarement au moment idéal. Ses cultures de céréales puis maraîchères sont paralysées durant toute cette période. Sans être paralysées, les cultures de sa femme diminuent car celle-ci manque de soutien moral et technique. |
Dans le Centre-Ouest de la Côte d'Ivoire, il est possible de parer au manque de main-d'uvre en confiant à un «métayer» une partie des plantations. La production agricole ne diminue donc pas, en tant que telle, mais l'unité de production, propriétaire des plantations, ne dispose plus que d'une partie très réduite de sa production antérieure.
Lorsqu'un malade est grabataire, les membres actifs de l'unité de production doivent lui consacrer une partie importante de leur temps, ce qui entraîne au Burkina Faso une modification de l'allocation spatiale de la main-d'uvre agricole. Le travail s'effectue de préférence sur les champs de case ou de village, en reportant au jour où le malade ira mieux les interventions sur les champs éloignés, qui sont généralement les plus fertiles.
Des cas d'abandon de projets d'investissements productifs (semences améliorées pour le maraîchage, motopompe, traction animale) ont aussi été mentionnés.
Pour faire face aux dépenses occasionnées par la maladie, il arrive que des exploitations soient obligées de procéder à la vente d'instruments aratoires (charrue, notamment) ou de bufs de trait (dans la région de Korhogo en Côte d'Ivoire) ou se voient contraints de vendre des terres à vil prix (dans le Centre-Ouest du même pays). Mieux que toute autre explication, cette histoire de cas recueillie dans le Bulkiemdé au Burkina Faso résume plusieurs des effets du SIDA (encadré 7).
Encadré 7: Multiples conséquences de la prise en charge d'un parent sidéen (province du Bulkiemdé au Burkina Faso) Jean, 62 ans, est agriculteur. C'est un ancien de la Côte d'Ivoire où il possède toujours une plantation de 30 ha. Son frère Kassum travaillait dans cette plantation. Celui-ci est décédé du SIDA il y a deux ans, alors qu'il avait 33 ans. Compte tenu de la nature de la maladie de Kassum, sa veuve, malgré son jeune âge, ne peut pas se remarier. Jean ne lui apporte qu'un soutien économique, de même qu'à deux des trois orphelins. Kassum a été soigné un an en Côte d'Ivoire avant de revenir dans son village où c'est sa mère qui s'est occupée de lui pendant trois ans. Les soins médicaux reçus là-bas provenaient des revenus de la plantation et sont estimés à 150 000 FCFA (environ 250 dollars EU). Au village, le malade a surtout été traité par des guérisseurs traditionnels. En tout, quatre chèvres, sept moutons et un nombre imposant de poules ont été offerts aux guérisseurs. Les multiples voyages de Kassum et de Jean chez les tradipraticiens ont obligé ce dernier à embaucher de la main-d'uvre salariée pour assurer sa production agricole. Un buf de trait a été vendu 125 000 FCFA, de même que du sorgho. Les dépenses, au moment du décès, se sont chiffrées à environ 25 000 FCFA. Les autres conséquences de la prise en charge de son frère ont été l'abandon par Jean de la traction animale pendant un an, la réduction des superficies cultivées, l'abandon d'un hangar loué pour dés motifs commerciaux dans la ville la plus proche et la non-mise en valeur d'une parcelle d'habitation achetée en ville. L'année dernière, Jean a pu racheter un buf et reprendre l'usage de sa charrue. Il n'a toutefois pas encore réussi à emblaver des superficies équivalentes à celles qu'il cultivait auparavant. |
Les revenus physiques, monétaires, agricoles et non-agricoles ainsi que les transferts au profit de l'exploitation sont négativement affectés par la présence d'une personne atteinte du SIDA au sein d'une exploitation agricole.
Le coût du traitement d'un adulte masculin oscille de 75 000 FCFA à 450 000 FCFA (de 125 à 760 dollars EU) et parfois plus, sans parler des pertes de ressources de nature agricole ou non-agricole. Ce large écart entre le coût de différents traitements s'explique en partie par les moyens du sidéen ou de l'unité de production qui le prend en charge. La position que le malade occupe dans l'exploitation agricole ou le type de liens qu'il a maintenus avec l'unité de prise en charge, dans le cas de quelqu'un qui n'en faisait pas partie, entrent également en jeu. Le type de soins recherché importe aussi. La tendance générale est de se diriger vers les tradipraticiens lorsque l'on est chez soi. A l'inverse, un immigrant ira plutôt consulter des professionnels de la santé formés à la médecine occidentale, même si le coût de leurs prestations est bien plus élevé.
De surcroît, ce soit au Burkina Faso ou en Côte d'Ivoire, une femme mariée atteinte du SIDA reçoit nettement moins de soins qu'un homme, surtout si ceux-ci sont coûteux. Ce décalage s'explique en partie du fait que, dans l'échantillon de l'enquête, les hommes décédaient souvent les premiers, ce qui réduisait considérablement les ressources financières et incitait les survivants à conclure que, quelles que soient les dépenses, rien ne pouvait sauver une personne atteinte du même mal. En témoigne cette histoire de cas recueillie dans le Bulkiemdé au Burkina Faso (encadré 8).
Encadré 8: Soins accordés aux hommes et aux femmes dans le Bulkiemdé au Burkina Faso Fernand, 66 ans, a perdu son frère utérin, commerçant à Koudougou et les trois épouses de celui-ci. Durant sa maladie, le frère commerçant a participé à la prise en charge des frais de sa maladie en vendant son véhicule. Il s'est rendu en Côte d'Ivoire et au Ghana à la recherche de soins médicaux efficaces. Au pire de sa maladie, c'est Fernand qui a pris la relève. Les frais médicaux se sont élevés à environ 150000 FCFA pour l'hôpital, des consultations dans divers cabinets médicaux, 1 500 FCFA et de nombreuses offrandes de poulets, chèvres, pintades pour les soins traditionnels. Malgré tous les efforts déployés, le frère de Fernand mourait un an après la déclaration de sa maladie. La première épouse est ensuite tombée malade. Plus de 50 000 FCFA ont été dépensés par Fernand pour des soins médicaux modernes. Un an plus tard, celle-ci mourait également. Quant aux deux dernières épouses, elles n'ont bénéficié que de soins traditionnels, qui n'ont entraînés que 1 500 FCFA chacune, de même que des offrandes de quelques poulets et pintades. «De toutes façons», de conclure Fernand, «elles allaient mourir. Il fallait arrêter de dépenser d'énormes sommes pour des soins modernes». |
La prise en charge traditionnelle du malade entraîne un prélèvement régulier d'animaux, en particulier des poules et des chèvres qui interviennent dans les sacrifices recommandés par les guérisseurs ou qui sont échangés contre des médicaments.
Pour acheter du sérum et d'autres produits pharmaceutiques régulièrement, les responsables de la prise en charge d'un malade doivent se départir d'animaux et de cultures de rente. Des cas de vente de céréales et d'animaux de trait ont même été signalés. Les revenus non-agricoles tirés du petit commerce, de la mécanique ou de la forge peuvent aussi être utilisés.
Les multiples déplacements des soignants, liés à la prise en charge d'un proche, entraînent souvent l'arrêt temporaire de certaines activités rémunératrices non-agricoles ou de contre-saison, comme le petit commerce, la mécanique ou le jardinage.
Les malades constituaient parfois eux-mêmes des sources de transferts de revenus qui disparaissent.