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DEUXIEME PARTIE: LES JEUX D'ACTEURS ET LEURS REGLES


Chapitre 6 - La confrontation de différentes interprétations des projets
Chapitre 7 - L'approche dynamique: des outils pour analyser et comprendre


Il est apparu au groupe de réflexion que la contextualisation de la situation des groupes les plus vulnérables est un préalable à la clarification de la notion de participation de ces groupes ainsi d'ailleurs qu'à celles de pauvreté et de vulnérabilité censées les définir. La connaissance du contexte permet de situer les principaux déterminants structurels et constitue une première étape dans la compréhension des processus d'appropriation des innovations proposées ou appuyées par les agences de développement participatifs. La seconde étape consiste en la connaissance des processus d'interaction entre ces déterminants structurels et les capacités d'initiative et d'action (agency) des différents groupes d'acteurs.

On peut ainsi mieux comprendre que la participation des groupes les plus vulnérables dans les projets ne recouvre pas les mêmes significations pour les différents groupes d'acteurs (dont les agents de développement). Le groupe de réflexion estime très important de considérer que les catégories sémantiques ne vont pas de soi, qu'elles sont des constructions d'acteurs en situation (y compris pour les opérateurs de développement) et que, par conséquent, elles ne sont pas neutres. Le décalage sémantique, ou la superposition de significations différentes, suscitent immanquablement des tactiques et des stratégies de la part des acteurs villageois, tant à l'égard des projets qu'à l'égard d'autres objectifs relevant de l'arène villageoise, notamment d'ordre politique (chapitre 6). A partir de ce constat, on a tenté de formaliser une grille d'analyse générale qui puisse servir d'outil de description opératoire des arènes de confrontation que sont les projets (chapitre 7). Cette grille a été appliquée à quatre études de cas que l'on trouvera en annexe de ce document.

Chapitre 6 - La confrontation de différentes interprétations des projets


1 - Concepts des bailleurs de fonds et des opérateurs de développement
2 - Niveaux de pauvreté et logique de subsistance
3 - Les conséquences villageoises du décalage sémantique


Dans l'action de développement, les opérateurs de développement importent un système de sens particulier que traduisent des concepts comme ceux de pauvreté, d'exclusion et de communauté villageoise traditionnelle, ou que manifeste la propension à séparer l'une de l'autre les dimensions économique et politique de l'action (point 1). Ce système de sens particulier se trouve confronté aux systèmes de sens paysans, pour lesquels la pauvreté, l'exclusion, la notion du collectif et du bien commun sont difficilement séparables de la logique de subsistance qui oriente les normes de comportement (point 2). C'est ainsi qu'on pourra déterminer si des groupes censés être vulnérables le sont effectivement d'un point de vue villageois, s'il convient d'accorder à un système de castes une importance qu'il n'a peut-être plus, ou si l'on peut compter sur un sens villageois du bien collectif qui n'est sans doute pas du tout conçu de cette façon (point 3). Mais les effets du décalage sémantique vont au-delà de la validation (ou non) des concepts du développement. S'il y a bien malentendu, il s'agit d'un malentendu "productif": la confrontation de significations diverses offre aux différentes catégories d'acteurs la possibilité de se créer des marges de manoeuvre et d'influer sur les "règles du jeu" (point 4).

L'approche centrée sur les acteurs que l'on tente ici de préciser se préoccupe du décalage sémantique qui résulte de l'intervention de développement. L'approche participative met les acteurs locaux au premier plan; il est juste en conséquence que le système de sens villageois soit considéré comme référence pour l'évaluation de ce décalage: ce ne sont pas toujours les paysans qui ont une vision fausse du développement, c'est le développement qui souvent se trompe à propos des véritables enjeux des villageois.

1 - Concepts des bailleurs de fonds et des opérateurs de développement

a) Pauvreté

L'identification des catégories les plus pauvres et la nature de leur pauvreté se heurtent à deux difficultés abondamment soulignées dans la littérature. La première est l'inadéquation manifeste des indicateurs statistiques pour caractériser la pauvreté rurale africaine. Les méthodes utilisées ont en commun de privilégier les aspects économiques et de négliger les aspects sociaux, culturels et politiques (Gore et al. 1995). Or, dans les sociétés rurales africaines, il semble illusoire de distinguer la production économique de la vie sociale, tant l'une et l'autre sont étroitement imbriquées. La seconde difficulté est que, pour autant que l'on prenne en compte toutes les dimensions de la pauvreté, il y a peu de chance d'en saisir toutes les manifestations et la nature profonde car la pauvreté reste fondamentalement cachée aux yeux des observateurs extérieurs (Chambers).

Ces difficultés sont encore démultipliées au niveau des politiques mises en oeuvre. Si l'aide orientée sur les populations les plus pauvres s'est sensiblement accrue depuis une vingtaine d'années, une analyse systématique des tendances et des expériences continue de se heurter à des difficultés majeures (Jul-Larsen 1995):

- pour des raisons d'échelle: toute politique de développement concerne directement ou indirectement la lutte contre la pauvreté;

- pour des raisons de pluralité d'objectifs: l'aide orientée sur la pauvreté répond aussi à des débats politiques internes aux pays donateurs;

- parce que la pauvreté est un phénomène social complexe et qu'il est difficile de mesurer précisément l'impact des politiques;

- parce que l'évaluation de cet impact peut beaucoup varier selon les méthodes choisies.

En outre, comme le montre cet auteur de manière convaincante, la diversité des conceptualisations de la relation entre transformation sociale, croissance économique et réduction de la pauvreté s'est considérablement réduite depuis le lancement des programmes d'ajustement structurel. Jusqu'au début des années 1980, les débats entre les "théories de la modernisation", les "théories de la dépendance" et les théories focalisées sur les "besoins fondamentaux" concouraient au pluralisme des conceptualisations de la pauvreté et des politiques d'aide. Aujourd'hui, un consensus semble s'être fait pour considérer que les politiques d'ajustement structurel - d'inspiration libérale sur le plan économique mais promouvant une transformation profonde des structures sociales pour y parvenir - est la seule possible concernant la réduction à long terme de la pauvreté. Les actions ciblées explicitement sur la pauvreté visent plutôt, explicitement ou implicitement, l'allégement à court terme de celle-ci.

b) Exclusion

Si la pauvreté est une cible traditionnelle des politiques de développement, l'exclusion est en revanche un concept plus récent, associé à celui de "nouvelle pauvreté" dans les pays européens, en particulier en France. Ce concept souligne la dimension sociale et institutionnelle du processus de marginalisation progressive des individus vis-à-vis de la société à la suite du chômage structurel et des problèmes d'emploi qui frappe en particulier les travailleurs non qualifiés, les immigrants et les jeunes (Rogers et al., ed. 1995).

Employé avec prudence dans un contexte très différent, celui des sociétés et des économies africaines, il est plus pertinent que le concept plus statique de pauvreté car il souligne l'interrelation entre les processus d'inclusion et d'exclusion et le caractère dynamique des relations entre les mécanismes micro- et macroscopiques ainsi qu'entre la dimension individuelle et collective de l'action sociale.

Toutefois, les perspectives ouvertes par l'usage du concept d'exclusion sociale sont récentes et n'ont pas véritablement changé les conceptions statiques et linéaires des politiques de lutte contre la "pauvreté ciblée". En outre, l'usage du concept d'exclusion sociale n'est pas à l'abri de la dérive latente dans le vocabulaire des institutions internationales: celui de réifier un nouveau problème social, qui s'ajouterait au catalogue des calamités qui accablent l'Afrique (Gore et al., 1995).

c) Communautés rurales, bien collectif

L'idée que se font les bailleurs de fonds et les opérateurs institutionnels des populations rurale africaines est souvent empreinte de stéréotypes (Olivier de Sardan 1995; Kenkou 1994) qui s'expriment par deux concepts principaux: la tradition et la communauté. Le concept de tradition renvoie à une vision des sociétés paysannes figées dans un savoir-vivre et un savoir-faire millénaires. Selon que l'expert verse dans le "populisme" ou, plus fréquemment, dans le "misérabilisme" (Olivier de Sardan 1990), il y verra des ressources dans lesquelles les sociétés locales sont en mesure de puiser pour faire face aux défis du moment ou, à l'inverse, des obstacles à la prise d'initiative et au changement

L'idée de communauté est également souvent associée à un stéréotype qui découle pour partie de la réification de la tradition et, pour le reste, d'un examen partiel des mécanismes d'entraide, de solidarité et de contrainte collective effectivement à l'oeuvre dans les sociétés paysannes: ces deux facteurs contribuent à donner des sociétés paysannes l'image de groupes unis, solidaires et collectivistes, au sein desquels une notion particulière, celle de bien collectif, est considérée comme allant de soi. Cette vision peut faire croire à une utilisation collective par les "communautés paysannes" des biens mis à leur disposition et qui seraient ipso facto des biens communs. En réalité, l'accès à ces biens et leur usage sont soumis à des clivages et des inégalités qui relèvent aussi bien de l'organisation hiérarchique locale que de manoeuvres opportunistes émanant d'acteurs ou de groupes d'acteurs particuliers. Sans tomber dans le stéréotype individualiste inverse, il est indispensable de concevoir le monde villageois comme hétérogène et traversé de conflits, même si l'image qu'il donne de lui (auprès des outsiders en particulier) est celle de communautés solidaires.

d) Etat, marché et politique

Les concepts des bailleurs de fonds et des opérateurs de développement sont par ailleurs largement influencés par une conception dévalorisante du politique au profit de l'économique (Coussy 1991). Succédant à l'économisme interventionniste, qui fit son cheval de bataille de l'instrumentalisation du politique au profit des stratégies de développement, les politiques d'ajustement structurel tire les conséquences extrêmes de cette dévalorisation du politique. Elles visent à séparer aussi radicalement que possible le fonctionnement du marché et celui de l'Etat d'un côté, les difficultés des économies africaines sont expliquées par les dérives politiciennes et rentières, tandis que, d'un autre côté, les tensions socio-politiques actuelles en régime d'ajustement structurel ne seraient que le reflet des tensions dues à la récession et à la reconversion et seraient donc transitoires.

La dénégation du politique est une constante des pratiques et des projets de développement au niveau local. Elle permet aux opérateurs de développement non nationaux de légitimer leur intervention par l'affirmation de leur non-ingérence dans les affaires politiques locales, et aux opérateurs nationaux d'affirmer leur attachement à l'intérêt (économique) général. De même que le "community development" et "l'animation rurale" des années 1950 et 1960 s'inscrivaient dans une stratégie non-révolutionnaire de développement dans le contexte de la guerre froide (Chauveau 1994), de même le soutien au développement local sous régime d'ajustement structurel manifeste le souci de court-circuiter les appareils étatiques discrédités tout en réduisant les conflits politiques en imposant des règles du jeu "objectives" (Coussy 1991).

Or la "dépolitisation de la dynamique économique", pour reprendre l'expression de J. Coussy, se heurte à des obstacles durables. D'une part, "même si les résistances socio-politiques à l'ajustement devaient, à terme, céder sous les contraintes extérieures et par intériorisation de l'idéologie de l'économie de marché, celle-ci ne pourra empêcher la persistance de conflits socio-politiques interférant constamment avec la dynamique économique". Parmi les raisons qu'en donne cet auteur, on peut relever les impératifs de la construction des Etats et des nations ainsi que l'implication croissante des administrations internationales dans des décisions qui affectent de plus en plus d'intérêts particuliers et dans des estimations de plus en plus subjectives de l'opportunité économique de ces décisions (Coussy 1991).

Au niveau local et micro-économique, la croyance dans l'apolitisme des critères d'efficacité économique réduit l'activité économique à l'organisation des transactions et ignore sa dimension de création de ressources. Celle-ci consomme du temps et repose sur des règles, des conventions, des contrats, des systèmes d'attentes réciproques entre les agents, des représentations qui informent la démarche rationnelle des acteurs. Les dynamiques économiques consistent non pas à séparer mais à combiner des logiques de comportement et des formes de rationalité: le principe d'efficacité de la sphère de la production, le principe d'équivalence du monde du marché et le principe d'interconnaissance et de réputation du monde domestique et villageois (Boltanski et Thévenot 1987). "La nécessité de reconnaître cette pluralité est un thème récurrent dans l'analyse du comportement des sociétés paysannes et notamment des sociétés paysannes dans les pays en développement" (Requier-Desjardins, à paraître).

Cette pluralité et cette combinatoire de logiques de comportement est constitutive de la dimension intrinsèquement politique des activités économiques puisque celles-ci impliquent des confrontations, des négociations et des arbitrages entre les agents et, par conséquent, un processus constant d'apprentissage, même si celui-ci est d'ampleur et de nature très variable. Donner la priorité exclusive à l'efficacité économique en termes d'impacts, comme le suggèrent les concepts des bailleurs de fonds et des opérateurs institutionnels, revient à méconnaître l'importance incontournable des processus de nature politique dans le fonctionnement de l'économie.

On trouvera sans doute que cette description des catégories utilisées par les bailleurs de fonds est singulièrement négative, et on aura raison; il est évident que sur le terrain les nuances s'imposent d'elles-mêmes à l'agent de développement consciencieux et compétent, mais il reste qu'à l'échelle globale ce décalage sémantique joue un rôle non négligeable dans les relations "développeurs-développés".

Les concepts utilisés par les bailleurs de fonds et les opérateurs de développement suscitent trois types de biais qui ont des implications importantes pour le développement participatif orienté sur les catégories vulnérables:

- tendance à réifier des "catégories" statiques plutôt que des processus, avec le risque de "labeliser" des groupes sociaux et de se placer dans une perspective de court-terme;

- propension à la stéréotypie à partir de prénotions qui semblent aller de soi, comme celles de tradition et de communautarisme, mais qui sont démenties par l'observation des faits;

- forte inclination à "dépolitiser" le développement au profit d'un discours économiste sans rapport avec les dynamiques économiques réelles.

Une conséquence importante de l'orientation conceptuelle des opérateurs institutionnels de développement est de donner la priorité à l'efficacité en termes d'impact des projets sur des indicateurs économiques et de négliger ou de rendre invisibles les processus socio-politiques qui orientent les comportements économiques.

2 - Niveaux de pauvreté et logique de subsistance

Les conditions de l'activité agricole et de son environnement économique et politique soumettent les comportements des paysans à une logique générale qui privilégie la limitation du risque et de l'incertitude par rapport à un niveau de subsistance considéré comme minimal. Il en découle un décalage certain entre les concepts de pauvreté et d'exclusion des opérateurs de développement par rapport aux systèmes de sens paysans: les premiers cherchent à identifier des niveaux de pauvreté internes aux sociétés paysannes tandis que les seconds identifient d'abord la condition paysanne à une situation globale de pauvreté vis-à-vis de la société environnante.

Cependant, il faut fortement souligner que la recherche de la sécurité et "l'éthique de subsistance" (Scott 1976) des sociétés paysannes (qu'il convient de ne pas confondre avec "l'autosubsistance") n'est incompatible ni avec l'innovation technique, ni avec une attitude passive à l'égard des interventions extérieures de développement, ni avec le recours au marché ou aux migrations, ni, enfin, avec la perception d'une forte inégalité et d'une compétition sociale au sein de l'arène villageoise.

a) La logique de subsistance paysanne

Les paysans se considèrent comme vulnérables et "pauvres" en référence à trois types de facteurs:

* le risque et l'incertitude liés aux activités agricoles, qui poussent les paysans à privilégier (sans pour autant lui accorder une exclusivité) une logique de minimisation du risque et de l'incertitude agro-climatiques et économiques;

* la domination culturelle, économique et politique exercée par l'Etat et ses représentants, qui se manifeste par l'affirmation de compétences culturelles associées à la scolarisation et à la culture urbaine ainsi que par des ponctions (fiscale et autres);

* la dépendance vis-à-vis du monde marchand qui, si elle varie d'intensité, reste omniprésente du fait des besoins paysans en numéraire et en crédit.

Dans ces conditions, "le" paysan se perçoit comme soumis au risque et à l'incertitude dans ses conditions quotidiennes d'existence. Les comportements économiques et les stratégies des agriculteurs africains sont donc largement influencés par la "logique de subsistance" (Olivier de Sardan 1995), caractéristique des sociétés paysannes - mais aussi des groupes qui se perçoivent eux-mêmes dans une situation de pauvreté et d'incertitude relativement aux autres groupes de la société globale.

"L'éthique de subsistance" qui caractérise les comportements paysans a d'ailleurs conduit bon nombre de socio-anthropologues à parler de manière globale, à propos des cultures paysannes, de "cultures de la pauvreté" et de "cultures de répression" (Shanin 1973, Scott 1976) dans lesquelles la représentation du monde dominante souligne la limitation des ressources et du "Bien" en général: ce qu'un paysan possède en plus des biens de subsistance minimale est considéré comme acquis au détriment des autres (Foster 1971). Il en résulte qu'au sein d'une société globale donnée, le monde paysan adopte collectivement un comportement qui vise à garantir d'abord la sécurité de la subsistance et de la reproduction physique et sociale des groupes familiaux. On peut schématiser la situation en disant que les comportements des agriculteurs sont régis par des comportements de consommateurs plus que de producteurs.

b) Logique de subsistance et innovation technique

Dans les activités de production, la primauté reconnue à la minimisation du risque et de l'incertitude n'est nullement incompatible avec l'innovation. En situation généralisée d'incertitude, les comportements des agriculteurs africains traduisent non seulement une capacité d'initiative mais aussi une obligation d'initiative. Pour certains auteurs, cela autorise à parler de capacité d'innovation permanente dont la réalisation est fonction des situations et des objectifs des acteurs (Richards 1985). Même dans des conditions très contraignantes, comme celles des agricultures sahéliennes, les analyses en recherche-développement mettent en évidence les stratégies adaptatives et innovatrices des agriculteurs, en dépit des aléas climatiques et de la vulnérabilité économique des exploitations (Yung et Bosc 1993).

c) Subsistance et relations avec les institutions non paysannes

Dans les relations avec les institutions non-paysannes (en premier lieu les structures locales de l'Etat et les projets de développement), les paysans cherchent à minimiser les ponctions imposées de l'extérieur, généralement par des comportements de résistance non explicites et informelle (passivité, affectation de docilité, désertion etc.) (Scott 1985). Ces comportements débouchent rarement sur des formes ouvertes de résistance, mais cela peut-être le cas lorsque les ponctions menacent le niveau de subsistance considéré comme nécessaire.

Dans le cas où les institutions non-paysannes sont en mesure d'offrir des ressources (infrastructures, intrants subventionnés, crédits etc.), l'assistance offerte par les structures de développement est généralement considérée par les paysans comme une contrepartie inégale qu'il faut savoir capter (Elwert et Bierschenk 1988). La scolarisation est, par exemple, souvent considérée comme une possibilité de sortie de l'agriculture que les familles paysannes essaient en général de valoriser. Dans le cadre des projets, les paysans tentent en général de maximiser les aides extérieures si les contreparties immédiates (aménagement des systèmes de culture et d'exploitation) n'augmentent pas de trop le risque et l'incertitude. Ce comportement "assistancialiste" ou de captation de la "rente de développement" s'accompagne en général d'une sélection par les paysans des thèmes techniques au sein de l'ensemble du paquet technologique proposé, et d'un détournement de l'usage prévu des ressources pour les mettre au service de leurs propres objectifs;

d) Subsistance et marché

La logique de subsistance n'entretient pas une relation antinomique avec le marché. La recherche de la sécurité ou la réponse à des besoins urgents (notamment dans le cadre d'obligations sociales) peuvent susciter le recours à la production pour le marché, à la vente en urgence de produits de subsistance qu'il faudra racheter plus tard, au salariat agricole temporaire ou à la sortie de l'agriculture (scolarisation, migrations urbaines, migrations internationales). Le recours au marché ne s'oppose pas mais se combine à la logique paysanne de subsistance. Il ne transforme pas pour autant le paysan-producteur en entrepreneur agricole comme le suppose souvent les opérateurs de développement, de même qu'il ne coupe pas le migrant de ses obligations de concourir à la reproduction de son groupe paysan d'origine (qui reste en mesure de contrôler la "rente migratoire", par exemple: La vigne Delville 1994).

Les relations avec le marché sont principalement régulées par le niveau et la stabilité de la rémunération du travail qu'il permet en termes de subsistance. Dans le cas où ce niveau et cette stabilité sont affectés par une trop grande incertitude (dysfonctionnement des circuits d'approvisionnement en intrants ou en maintenance, des circuits de commercialisation des produits, baisse des prix), leur capacité d'autosubsistance peut permettre aux producteurs-paysans de se retirer au moins partiellement du marché. Mais, en général, leur dépendance vis-à-vis de la détention de liquidité pousse à rechercher une solution marchande: adoption de cultures commercialisables ou migration.

e) Subsistance et inégalités

L'éthique de subsistance fait de l'activité de production économique non pas une fin en soi mais un moyen au service de la reproduction sociale, où tout investissement économique est simultanément un investissement dans les relations sociales. Néanmoins, elle n'est nullement incompatible avec la perception d'inégalités et de compétitions internes. On sait en effet que les sociétés paysannes africaines en apparence les plus "simples" sont en réalité extrêmement hétérogènes (Olivier de Sardan 1990).

Les unités d'exploitation sont en premier lieu des instances d'arbitrage entre des fonctions économiques et sociales différentes. Au sein des exploitations familiales les différentes fonctions de production et de reproduction ne se recouvrent généralement pas (Gastellu 1978). Les fonctions de résidence, de production, de consommation et d'accumulation (notamment par la transmission des biens) correspondent à des groupes d'acteurs différents, à des rôles sociaux différents et à des modes différents de décision économique et de régulation sociale. L'arbitrage passe nécessairement par la confrontation d'objectifs et de stratégies multiples.

Les unités d'exploitation sont également des instances d'arbitrage entre acteurs ayant des intérêts et des projets différents, voire contradictoires. Les stratégies des différentes catégories d'acteurs varient au sein de chaque exploitation. La position de chacun des agents au sein du groupe domestique suscite des intérêts et des objectifs différents qui se répercutent sur le fonctionnement concret des exploitations. Les cadets, les femmes, les aînés peuvent ainsi être caractérisés par des "structures d'objectifs endogènes" (Ancey 1975) différents au sein de chaque exploitation.

En dépit de ces inégalités et de ces différences d'intérêt, il est difficile de distinguer la ou les catégories "des plus pauvres" en fonction de critères simples tels que le revenu ou l'appartenance à une catégorie socio-économique. Il existe dans les sociétés paysannes africaines un certain nombre d'activités, de réseaux et d'institutions domestiques ou villageois qui contribuent à compenser les risques et qui sont utilisés dans le cadre de la logique de subsistance dominante: obligations d'entraide au sein de la parenté, réseaux d'amitié et d'entraide villageoises, relation de clientèle entre individus de statuts différents... Le niveau de vie dépend en grande partie de prestations non monétaires (en particulier en produit de subsistance ou en entraide de travail) et de prestations monétaires qui ne transitent pas par le circuit classique de formation des revenus. Symétriquement, un niveau de vie ou de revenu élevé qui est totalement indépendant de ces prestations est considéré comme suspect et redevable d'interprétations lourdes de conséquences. Par exemple, les anthropologues savent bien qu'au delà des interprétations simplistes auxquelles elle donne lieu, la sorcellerie est d'abord un système de représentations qui met en rapport les changements globaux et les réalités locales: "C'est l'idiome par lequel les participants eux-mêmes essayent de comprendre les articulations souvent déconcertantes entre ce qui se passe au niveau de la famille (ou de la localité) et les développements politico-économiques plus larges; autrement dit entre la crise d'accumulation et les formes de sécurité sociales existantes" (Fisiy et Geschiere 1993).

La "pauvreté" n'est donc pas simplement assimilé au revenu: un exploitant disposant de ressources économiques moyennes mais dépourvu d'épouse peut connaître par exemple des difficultés dans sa vie quotidienne qui le fera considérer comme plus vulnérable qu'un exploitant polygame qui a le plus grand mal à assurer la subsistance et les frais d'entretien d'une famille nombreuse. Le premier sera soumis quotidiennement au risque d'une marginalisation tandis que le second pourra mobiliser plus facilement des réseaux d'entraide.

La pauvreté n'est pas non plus assimilable au non-accès ou à l'accès limité aux ressources à un moment donné. Les unités d'exploitations sont soumises à un cycle de reproduction qui ôte une grande partie de sa pertinence aux catégories de différenciation socio-économique telles que, par exemple, la taille et le revenu des exploitations. Fonction des cycles de vie du chef d'exploitation et de ses membres (mariage, naissances et incorporation de parents, décès), ce "cycle des groupes domestiques" (Fortes 1962) détermine la disponibilité en force de travail ainsi que l'accès aux ressources foncières (ou du cheptel). La stratification économique des exploitations doit donc tenir compte de ces variations "cycliques": un exploitant "pauvre" au regard de critères économiques standards peut tout simplement être un jeune adulte amorçant son cycle de vie économique autonome.

f) Marché du risque et marché politique

Il y a une certaine continuité historique dans la perception de la pauvreté dans les sociétés rurales africaines. Comparativement aux sociétés asiatiques et européennes, la richesse (ou, inversement, la pauvreté) était encore plus directement enchâssées dans le social et le politique. Le rang, le statut et le prestige permettaient (en particulier par le circuit matrimonial) le contrôle d'hommes et de femmes par un individu ou un petit groupe d'individus. Ils étaient rarement "redoublés" par le contrôle direct des moyens de production et de la terre par les riches et les puissants. Le contrôle par des moyens politiques de l'accès à la force de travail, éventuellement la capacité de ponctionner un tribut, étaient seuls déterminants (Goody 1971, Iliffe 1988). Symétriquement, l'africain "pauvre" (l'esclave constituant une figure limite) était d'abord l'individu en situation de "non-réciprocité", dépourvu de tous droits sur d'autres individus en contrepartie de ses propres obligations, celui qui ne pouvait compter que sur sa seule force de travail pour subsister. Il était soumis à tous les aléas quant à l'usage de son travail (santé, prestations) et était obligé de déroger au statut des gens "ordinaires" en assumant des travaux les plus durs et les plus risqués (mines par exemple) ou normalement assignés à des femmes ou à des jeunes gens. Dans certaines sociétés, de tels individus étaient contraints à se mettre en gage auprès d'autres individus, s'ils n'étaient pas déjà captifs, de manière à bénéficier au moins de la sécurité garantie par une relation de patronage. L'identité sociale de ces "pauvres" pouvaient même être redéfinie collectivement comme étrangers (cas des Maasai dépourvus de bétail et se convertissant en chasseurs ou en agriculteurs de subsistance).

Dans les sociétés rurales africaines contemporaines, même orientées vers la production marchande, la pauvreté est d'abord perçue comme l'état social de ceux qui sont le plus dépourvus de recours contre le risque et l'incertitude - les recours ultimes consistant davantage à mobiliser des réseaux sociaux d'assistance par insertion dans des réseaux d'entraide parentale, amicale ou clientéliste permettant d'accéder aux ressources stratégiques (Berry 1993). La contrepartie en est la sujétion à des relations contraignantes et inégalitaires. En d'autres termes, le "marché du risque" est un marché politique où l'accès aux ressources de subsistance s'échange contre du poids politique (ce qui explique l'émergence massive du clientélisme dans les rapports sociaux paysans: Chauveau 1994).

Ndione (1991) en donne une illustration à propos des menuisiers dakarois:

La fonction essentielle du groupe était ce qu'on appelle la sécurité alimentaire. Tous les membres du groupe avaient comme objectif d'assurer cette sécurité, en fonctionnant en termes de relations de proximité avec la personne qu'on avait aidée à se hisser en haut de la pyramide. Et la sécurité alimentaire veut dire l'argent, avoir quelqu'un qui peut vous aider à obtenir des services des soins dans les hôpitaux réputés plus importants, disposer d'une ressource humaine dans l'administration pour ne pas avoir à payer l'impôt ou faciliter toutes démarches en vue de faveurs quelconques. (p.15)

Ce constat a plusieurs conséquences:

- L'évaluation du dénuement paysan ne peut se faire par l'emploi d'indicateurs purement économiques, comme le niveau de revenu par exemple: en effet la stratification économique ne rend pas compte des possibilités de subsistance offertes par les réseaux d'entraide; par exemple un agriculteur peu nanti en termes de revenu, mais bien intégré à des réseaux d'entraide peut être en réalité moins vulnérable que son homologue pourvu d'un revenu supérieur mais qui a moins bien "socialisé" le risque inhérent à son activité agricole. Parallèlement, toute aisance matérielle "non socialisée" est du coup suspecte, et diminue d'autant le recours social de son possesseur.

- Le dénuement paysan n'est pas non plus en corrélation mécanique avec la place de l'individu dans la hiérarchie villageoise. Les sociétés paysannes sont certes très hiérarchisées et souvent inégalitaires, mais les capacités de subsistance de chacun ne varient pas forcément en fonction de sa place dans l'échelle sociale. Par exemple un griot réputé, quoiqu'inférieur social (casté), peut être plus riche que son noble patron, en biens économiques comme en relations sociales; de même les femmes, souvent visées par le développement parce qu'assujetties aux hommes, s'échelonnent de fait en corrélation étroite avec le statut de leurs maris ou de leurs frères: leur accès à la subsistance est donc tout aussi hétérogène; comme l'indique G. Lachenmann (1988) à propos de la zone lacustre malienne,

Les femmes des classes autrefois dépendantes continuent à maintenir leurs relations traditionnelles de travail et reçoivent ainsi une partie de leurs moyens de subsistance. D'une certaine manière, survivre en période de sécheresse est ainsi plus aisé pour elles que pour les femmes ou les hommes qui n'ont pas de problème de status social au regard du travail physique (p. 185)

De la même façon, le énième fils d'un lignage noble peut se trouver bien plus démuni que le fils aîné d'un lignage captif, tout comme un jeune homme "pauvre" peut posséder en puissance le potentiel économique et social de son aîné plus riche: il attend son tour, et fait en sorte de ne pas perdre son rang, ce qui est déjà un recours contre le dénuement

Il ressort de ces considérations que la richesse du paysan est aussi une richesse sociale, et sa pauvreté un dénuement social, et que cette échelle de nantissement ne se distribue pas dans la société en intime corrélation avec le statut social qui, à l'échelle des individus, est pour l'essentiel fixe et héréditaire.

En plus d'un accès aux ressources productives limité (mesurable quantitativement), le paysan pauvre est donc celui qui ne peut mobiliser facilement des réseaux d'assistance sociaux (parenté, amitié, religion, etc...) parce qu'il n'a pas grand-chose à offrir en retour (la contrepartie n'est pas nécessairement économique, il peut s'agir de travail, de vote, de charisme, de sorcellerie, d'arbitrage légitime, voire de moyens de salut comme la baraka...). Partant des mêmes constatations, le paysan vulnérable est le paysan pauvre, mais pas seulement: si l'accès aux ressources productives n'est pas doublé par la socialisation du risque (les réseaux d'assistance ou de loyauté), la vulnérabilité est réelle, car le paysan "met sa récolte dans un grenier sans toit". On peut donc paradoxalement être riche et vulnérable, comme le rappellent quotidiennement dans les sociétés rurales africaines les accusations de sorcellerie.

3 - Les conséquences villageoises du décalage sémantique

a) Le projet comme arène politique

Le décalage entre, d'un côté, les significations attribuées à un projet par les opérateurs de développement et, d'un autre côté, celles qui sont attribuées par les différentes catégories d'acteurs villageois a pour première conséquence de transformer un projet en autant de projets qu'il y a de groupes d'intérêt ou de manières d'attribuer une signification à l'intervention extérieure du point de vue des enjeux villageois.

Un projet est clairement un lieu d'affrontement "politique", mais dans un tout autre sens que celui que l'on donne habituellement à cette expression à propos de politique nationale ou de politique internationale (Olivier de Sardan 1995):

Je me situe à un autre niveau, celui par exemple d'une opération de développement rural, qui met en rapports directs ou indirects une série d'acteurs relevant de catégories variées: paysans de statuts divers, jeunes sans emploi, femmes, notables ruraux, agents de développement de terrain, représentants locaux de l'administration, membres d'ONG, experts de passage, assistants techniques européens, etc... Ces acteurs développent tous autour d'un projet de développement donné des stratégies personnelles et professionnelles, menées selon des critères multiples: renforcer le patrimoine foncier pour certains, obtenir de l'essence et un véhicule pour d'autres, et ainsi à l'avenant: améliorer une position institutionnelle, obtenir un meilleur contrat, accroître un réseau de clientèle, se rendre indispensable, gagner plus d'argent, surveiller le voisin ou le rival, faire plaisir à ses relations, rester dans son coin et éviter tout risque, etc.

Tout projet de développement (et plus généralement tout dispositif de développement) apparaît ainsi comme un enjeu où chacun joue avec des cartes différentes et des règles différentes. On peut dire aussi que c'est un système de ressources et d'opportunités que chacun tente de s'approprier à sa manière. On peut dire enfin que c'est une "arène", où des groupes stratégiques hétérogènes s'affrontent, mus par des intérêts (matériels ou symboliques) plus ou moins compatibles.

Le produit de cette "affrontement" plus ou moins feutré, de cette "négociation" plus ou moins informelle, ce n'est rien d'autre que ce que devient une opération de développement en pratique, c'est-à-dire quelque chose d'imprévisible. Rappelons-le encore: la "dérive" entre une opération de développement "sur le papier" et une opération de développement "sur le terrain" est inéluctable, elle n'est rien d'autre que le produit de l'"appropriation" différentielle de cette opération par les différents acteurs concernés, c'est-à-dire la capacité de certains individus ou groupes sociaux à infléchir le projet à leur profit, directement ou indirectement.

Or partout les acteurs concernés disposent de plus ou moins de "ressources" pour agir sur un projet (ne serait-ce qu'en s'en désintéressant). Certains en ont plus que d'autres: ils disposent de plus d'argent, ou de plus de terres, ou de plus de main d'oeuvre, ou de plus de compétence technique, ou de plus d'énergie, ou de plus de relations, ou de plus de protections, etc... Mais cette inégalité face à un projet n'est pas, on le voit, monofactorielle: il n'y a jamais un seul critère qui définisse les inégalités. Il est vrai que certains cumulent les désavantages, et sont donc presque dès le départ marginalisés. Mais il est rare que les destinataires d'un projet n'aient aucune marge de manoeuvre. Par exemple, la résistance passive à un projet, ou le refus d'y participer, ou les multiples usages de la rumeur, sont autant de formes plus ou moins "invisibles" (de l'extérieur, ou pour des experts pressés...) par lesquelles les plus démunis peuvent agir...

L'usage, à propos des opportunités offertes par un projet, que font les acteurs visibles comme les acteurs invisibles de leurs capacités respectives (actives ou passives, d'action ou de nuisance, cachées ou publiques), c'est cela même qui dessine une micro-politique du développement. Si l'on peut parler de "politique" c'est qu'il s'agit bien d'une confrontation et d'une lutte d'influence entre l'ensemble des acteurs sociaux impliqués (du coté des opérateurs de développement comme du coté des populations cibles), autour des avantages et inconvénients relatifs (directs et indirects) que toute action de développement procure

Une telle optique oblige à s'interroger sur les stratégies des diverses catégories d'acteurs, elle oblige à rechercher les codes sociaux et normes de comportement qui servent de références à ces stratégies (du coté des "développeurs" comme du coté des "développés"): car, en effet, les critères par lesquels des jeunes en quête d'émancipation face à leurs aînés règlent leurs comportements face à un projet de développement local ne sont pas les mêmes que ceux d'assistants techniques européens cherchant à justifier leur affectation ou que ceux du chef de village qui tente d'élargir sa clientèle sociale

b) La langue de bois du "langage-projet"

Pourtant, le discours dominant des agences de développement s'efforce précisément d'évacuer et de neutraliser la diversité de "projets particuliers" au sein d'un projet de développement

Par exemple, "Gnägi montre que le discours dominant est enseigné systématiquement par les agents nationaux employés dans les projets et accepté sur la base des règles de communication culturellement valables, à savoir que celui qui ouvre le discours détermine/définit les termes. Par conséquent le discours officiel occidental de développement devient "la seule vérité publique". Toutes les parties instrumentalisent donc certains concepts et il y a une négociation implicite dans l'interaction" (Lachenmann, 1995: 2).

Bien que dominants et imposés aux acteurs locaux, les concepts et le langage des opérateurs de développement subissent cependant des transformations dans l'usage qui en est fait dans les situations concrètes de terrain. Olivier de Sardan (à paraître) en souligne les conséquences du point de vue des acteurs locaux à partir de l'étude effectuée par Maman Sani d'un projet participatif de "gestion de terroirs" à Torodi au Niger.

La forme concrète, sur le terrain, que prend le langage-développement quand il devient opérationnel et incarné dans une institution au contact de populations locales, est ce qu'on pourrait appeler le "langage-projet". (...) Chaque projet est un sous produit spécifique et particulier de la configuration développementiste, un microcosme, qui peut être analysé comme une "organisation", mais aussi comme un système langagier: chaque projet, autrement dit, a son langage-projet qui est lui aussi un produit spécifique et particulier du langage-développement, un de ses "parlers". Ce langage-projet est parlé dans un certain nombre d'occasions caractéristiques: dans les documents écrits propres au projet, lors des réunions de l"'organisation-projet", au cours des sessions de formations de ses agents, mais aussi dans les contacts entre les cadres du projet et d'autres acteurs de la configuration développementiste (fonctionnaires nationaux, experts ou évaluateurs étrangers). Mais le langage-projet est aussi censé communiquer avec le langage local, et ceci d'autant plus que sa thématique participationniste est accentuée. (...)

L'analyse qui a été faite par Maman Sani d'un projet de "gestion de terroirs" à Torodi au Niger, projet à l'idéologie très "participationniste", est à cet égard très éclairante. D'un coté le langage-projet y est très développé tant à l'intérieur de l'organisation-projet que dans ses contacts avec l'extérieur. Sessions de formation des agents, évaluations internes permanentes, réunions locales, évaluations externes incessantes, visites de membres d'autres projets (au nom du caractère expérimental du projet): dans toutes ces occasions on parle le langage-projet, organisé autour de mots clés, auto-promotion, négociation entre partenaires, besoins des populations, planification villageoise, appropriation, protection des ressources, responsabilisation, concertation, appui, etc... Ce langage-projet est même quasiment formalisé dans une série de panneaux illustrés, déployés tout autour de la salle de réunion du projet, qui retracent la "démarche gestion de terroirs" et mettent en valeur sa dimension participationniste. Le "tour" commenté de ces panneaux est un exercice obligatoire dès qu'il y a un visiteur. Et l'on y apprend comment chaque village met au point un projet populaire de développement à partir d'une identification des besoins collectifs et d'une mobilisation de tous quant à la recherche de solutions à y apporter...

Mais d'un autre coté la "pénétration" de ce langage-projet dans la population locale (c'est-à-dire dans les villages concernés par le projet) est à peu près nulle. L'enquête ethnographique a montré ainsi que la très grande majorité des paysans et paysannes ne parle jamais le langage-projet, et, pour tout dire, ne s'en soude aucunement. Le seul terme communément employé est le terme de "projet" lui-même, devenu porze en zarma (la langue majoritairement parlée localement), terme qui est d'ailleurs largement répandu dans tout le pays, comme les projets eux-mêmes. Porze, ici comme ailleurs, évoque directement un flux de ressources momentanées distribuées sous conditions par les Blancs. Il y a eu des projets avant, il y en aura après, les projets passent, mais tout projet est bon à prendre. La spécificité du projet de Torodi, cette stratégie "participationniste" qu'il revendique, et qui marque son langage-projet, est de surcroît perçue négativement par les villageois comme une diminution du flux d'aide des projets antérieurs: "le projet précédent était comme un étranger qui avait offert une canne à un vieillard fatigué pour lui permettre de se relever. Le projet actuel est comme un étranger qui ne tend pas la canne mais la jette par terre pour demander au vieillard de faire un effort pour la reprendre" (cf. Maman Sani, 1994:14). Dans chaque village, on ne trouve au maximum que trois ou quatre paysans capables de parler (en langue locale, c'est-à-dire en zarma) quelques bribes du langage-projet. Mais ils ne le font jamais qu'en présence de visiteurs (considérés a priori comme autant de bailleurs de fond potentiels).

Ceci n'est évidemment pas un problème proprement linguistique, relevant de difficultés de traduction. L'incorporation populaire dans la langue zarma de mots français et anglais (par le Ghana ou le Nigeria), de façon essentiellement pragmatique et "informelle", est un phénomène courant, massif. Mais le langage-développement n'a pas suivi cette voie "par en bas", porze étant peut-être le seul terme dans ce cas. Le langage développement est cependant très largement diffusé et connu sous une autre forme, entièrement "zarmaisée", par le biais des émissions de radio en langues locales. Celles-ci ont depuis longtemps produit des néologismes zarma (inventés par les animateurs et journalistes) visant à traduire des expressions françaises, en général pour rendre compte de la politique nationale et internationale. Le "développement" étant une thématique centrale des discours officiels et publics relayés par la radio depuis 30 ans, le langage développement a ainsi été peu à peu intégralement "mis en mots zarma" par ce biais (ainsi "développement" est traduit à la radio par jine koyyan, "aller de l'avant"). Mais ce langage là n'est tout simplement jamais utilisé en situation quotidienne. Personne dans les campagnes ou en ville ne parle normalement ainsi. Les seules occurrences de ce langage sont d'ordre officiel: outre la radio, il s'agira de discours publics en langues locales d'hommes politiques ou de cadres, ainsi que de réunions organisées par des agents de terrain. On retrouve ici les "projets de développement" en général et le projet de Torodi en particulier. Un projet constitue en quelque sorte la plus petite échelle où est parlé le langage-développement, le dernier niveau du discours public s'adressant au peuple. Même les projets de type ONG qui entendent se démarquer au maximum des projets étatiques, même les projets qui se veulent alternatifs et ultra-participationniste retombent, volens nolens, dès lors qu'ils s'adressent collectivement aux paysans en leur langue, dans le langage officiel standard. Le langage-projet à Torodi est parlé sous sa version zarma par les agents du projet (appelé "animateurs") en des occurrences quasi-officielles. Il reprend toutes les expressions standard du langage-développement issu de la radio, avec tout au plus quelques variantes, en insistant sur ce qu'il considère comme sa spécificité ou son identité.

Le rôle des animateurs est ici central. Ils parlent le français du Niger, ils parlent le langage-projet sous sa forme française standard, ils sont capables de le traduire de façon routinière en zarma, et donc de le parler sous sa forme "zarmaïsée" standard, ils parlent enfin le zarma courant. Mais, et c'est ceci qui est le plus significatif, les animateurs du projet en question n'utilisent pas pour autant le langage-projet dans leurs interactions quotidiennes (pratiques, techniques, pragmatiques, phatiques) avec les paysans, loin de là. Ils l'éviteraient plutôt - pas forcément de façon consciente, mais en raison de son manque total de pertinence. Ils le parlent par contre "en réunion", devant les villageois convoqués, en général lors de visites de cadres ou d'"étrangers". C'est aussi dans de telles occasions que les rares, très rares, paysans capables de reproduire au moins en partie ce langage se risquent parfois à le parler à leur tour.

c) La "langue de bois" villageoise

Face à la langue de bois des projets, les groupes villageois ne s'en tiennent pas cependant au comportement de "contournement" qui vient d'être décrit. Un autre comportement peut consister à dissimuler sous une apparence de soumission aux termes du projet une attitude défensive de la part des hiérarchies locales agressées par le langage populiste et égalitariste du projet, ce qui induit souvent les critiques des agents du développement sur la "mentalité rétrograde" paysanne.

Cependant, on observe souvent un comportement plus stratégique, en ce sens qu'il est délibérément maîtrisé et utilisé par les paysans. Il consiste à manipuler des concepts vides de sens dans un but diplomatique ou intéressé. C'est ainsi que, loin de détromper les bailleurs de fonds à propos, par exemple, de leur vision égalitariste et communautaire des sociétés paysannes, les paysans peuvent entretenir un quiproquo éminemment rémunérateur. En effet, on l'a vu, le développement a déjà une longue histoire dans les sociétés paysannes africaines: il en résulte que les paysans savent, souvent aussi bien que leurs interlocuteurs, manier la "langue de bois". Cette maîtrise de la langue de bois est une des compétences reconnues, du point de vue villageois, des intermédiaires du développement (notables, animateurs), pour ce qu'elle a prouvé comme capacité à attirer, canaliser et reproduire la rente du développement

On doit se garder cependant de considérer les discours villageois comme uniquement pétris de rouerie et de ruse, mais simplement garder à l'esprit que les paysans "ne sont pas nés d'hier", comme le rappelle Olivier de Sardan (1991),

Le dynamisme des savoirs populaires ne concerne pas seulement l'environnement naturel il porte aussi sur l'environnement social. Un paysan haoussa n'a pas seulement un savoir-faire par rapport à la nature, il a aussi un savoir-faire par rapport aux pouvoirs politiques locaux, et il a acquis au fil des années un savoir-faire par rapport aux institutions de développement et aux projets qui interviennent autour de lui (comment tirer parti d'un système de crédit, comment se comporter dans une réunion de coopérative, comment ruser avec un sociologue, etc...). (p.44)

Mongbo (1994) montre la place que prend la stratégie qui consiste à subvertir le langage officiel des projets dans le cas des groupements villageois (GV) de producteurs de coton au Bénin. Il en fait une propriété caractéristique de la "culture de l'organisation paysanne":

L'image que la plupart des paysans ont du GV (n'est) pas celle d'une organisation au sein de laquelle les membres développent et défendent collectivement des stratégies pour un développement de la culture du coton, et encore moins des stratégies plus larges de réalisations personnelles dont ils auraient la maîtrise. C'est plutôt un champ où les négociations portent souvent sur des éléments considérés comme des avantages à tirer de la structure dominante, ici l'Etat, en dépit du caractère marginal de ces avantages par rapport aux préoccupations quotidiennes de survie des paysans. Pour la plupart (sauf peut-être pour les responsables du CA (Conseil d'administration) qui mènent une lutte permanente contre cette acception), une assemblée générale telle que nous venons de l'observer renforce ou crée Vidée que le GV est une organisation dans laquelle les grandes décisions et le dernier mot appartiennent à l'État. Dans certaines situations, les membres du CA ne manquent pas d'avoir recours à l'arbitrage des agents du CARDER pour trancher en leur faveur des conflits les opposant à des membres du GV. Il est donc un cadre de mise en œuvre de stratégies sur lesquelles on ne compte qu'accessoirement pour une réussite personnelle, les stratégies les plus déterminantes étant plutôt déployées dans d'autres réseaux, plus informels et moins accessibles aux regards des "officiels".

Cette perception que l'on s'est faite du GV sur de longues années semble tenir une place importante dans la culture locale de l'"organisation paysanne",. Ainsi donc la scène des opérations dites de développement n'est pas forcément le lieu d'un développement alternatif, où les paysans travaillent ensemble à l'amélioration de leurs conditions de vie. Elle est plutôt un champ où l'on intègre la culture des interfaces développeurs/développés, où l'on s'initie à un certain langage, où l'on se "branche" sur des opportunités externes qui une fois acquises peuvent éventuellement alimenter des stratégies individuelles mises en oeuvre pour la satisfaction des besoins quotidiennement ressentis, dont on ne discute que très vaguement en public.

Les multiples organisations paysannes féminines ou mixtes qui se sont développées depuis 1991 à Assamado semblent suivre cette logique. De façon presque invariable, l'initiative est confiée très tôt à une structure d'intervention (dans le cas où ce n'est pas cette dernière qui la suscite), ou à un notable qui doit l'organiser, lui donner la forme qui lui permet d'être présentable à l'extérieur (élection d'un bureau, élaboration d'un règlement intérieur...). Ensuite, des indications sont données sur des activités de démarrage. Il y a une activité commune de production, généralement un champ, dont l'étendue ne dépasse que très rarement la moitié des réalisations personnelles du membre moyen. Ensuite des démarches sont engagées pour bénéficier de dons de vivres, généralement du PAM, pour des producteurs qui sont largement excédentaires en vivres et/ou à des périodes qui ne sont pas nécessairement des périodes de soudure. En d'autres termes, et contrairement aux illusions que semblent entretenir les intervenants, l'organisation ne sert pas directement à "faire avancer les intérêts économiques des membres au moyen d'activités communes", mais plutôt à les mettre en position d'accéder à des opportunités qui éventuellement peuvent contribuer à la résolution de leurs problèmes personnels. Certains membres sont ainsi constamment à l'affût, car: "on ne sait jamais ce qui arrivera par là".

Que signifie tout cela pour l'étude des "organisations paysannes" et pour la pratique de "développement" soucieuse de leur promotion comme outil d'un développement alternatif? Si ce qui précède suscite des doutes et un scepticisme sur les rhétoriques de "participation" et sur l'espoir d'une auto-promotion à la base à partir des organisations paysannes, on ne saurait pour autant en déduire que les organisations paysannes sont des cadres où rien de significatif ne se produit en matière de développement. Plutôt que d'être le lieu où se met directement en œuvre le "développement alternatif" souhaité, les organisations paysannes semblent refléter la manifestation de l'appropriation par certains paysans du discours de développement propre aux intervenants. Ce discours, une fois approprié et transformé, est intégré dans les stratégies des acteurs, stratégies visant des objectifs de développement réels (pour eux), mais qui ne sont ni apparents, ni ouvertement discutés en public. Ces objectifs sont individuels ou communs à des sous-catégories, et exigent donc des stratégies différenciées. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'outil le mieux adapté pour ces acteurs n'est pas la démocratie mais l'oligarchie.

Le détournement du langage-projet par l'usage délibéré d'une langue de bois par certains villageois peut en outre susciter une connivence active entre ces acteurs et les agents de développement comme dans le cas du projet participatif de développement de la pêche artisanale à Matombi (Congo) analysé par Nguinguiri (1995):

Les rapports entre acteurs n'obéissent pas, loin s'en faut, aux normes professionnelles et aux principes proclamés. C'est ainsi que le refus de sanctionner un agent subalterne ou de pénaliser un pêcheur en situation irrégulière représente une réponse à un problème dont l'explication ne se trouve pas dans les textes officiels. Nous avons vu qu'une telle réaction renvoyait au contraire à des rapports de force entre réseaux de clientèle concurrents. (...) On a pu constater que les rapports entre agents de l'Etat et pêcheurs ne ressemblaient ni à une pure subordination ni à une simple résistance, mais qu'ils étaient déterminés par des stratégies réciproques de récupération au travers de procès de négociations, d'arrangements multiples, de compromis et de connivence.

L'analyse du Projet FAO de Matombi au Congo montre que le projet représente un ensemble de ressources que les différents acteurs tentent de s'approprier tout en étant obligés de tenir compte de la présence et des initiatives des autres. Les pêcheurs s'organisent ainsi en groupes stratégiques dont les membres cherchent à infléchir le projet à leur profit En outre, ces groupes stratégiques ne sont pas figés; les alliances se nouent et se dénouent en fonction des phases du projet, de l'importance des ressources en jeu et des intérêts personnels. De ce point de vue, la nature des relations entre pêcheurs et développeurs est largement déterminée par cette compétition pour l'accès aux ressources. Toutefois, les acteurs affiliés à ces deux grands ensembles d'acteurs sont parfois complices surtout lorsqu'il s'agit de se protéger contre d'autres groupes d'acteurs et pour coordonner la redistribution des ressources en fonction des positions de force dont ils disposent respectivement

d) Argent chaud, argent froid

Un autre type de conséquence résulte d'un glissement de sens entre la conception qu'ont les bailleurs de fonds de la distinction bien individuel/bien collectif, d'une part, et celle que s'en font les paysans, d'autre part. Du point de vue villageois, la nuance entre bien collectif et bien individuel est très souvent recouverte par la distinction entre "argent chaud" et "argent froid" (le terme argent étant pris comme symbole de la valeur): l'argent chaud est celui qui brûle s'il est mal utilisé, mal gagné, détourné ou volé: c'est donc celui sur lequel s'exerce la pression morale de normes connues; l'argent froid au contraire est dégagé de ce contrôle, et l'utilisation qui en est faite n'est pas aussi lourde de conséquences.

Les exemples abondent où les ressources propres d'un projet sont considérées comme une rente à capter et à se distribuer (non-remboursement des prêts, détournement d'avantages) selon une logique qui s'apparente à la "récupération" de ressources vis-à-vis des autorités publiques ou de donateurs considérés comme des "patrons" qui monopolisent l'accès à la richesse et au pouvoir. Il est inutile d'insister sur cette vision villageoise de la gestion des biens "collectifs", qu'exprime métaphoriquement les pêcheurs vili du Congo que J. C. Nguinguiri (1995) a interrogés:

Le "vieux Bois-sec", originaire de Tchiyendzi, d'un air moqueur parle de ce côté pragmatique du projet, en utilisant un proverbe qui renvoie à la scène qui a lieu à l'abattage de l'éléphant. En effet, quand un chasseur abat un éléphant, il se contente des défenses. La viande est laissée à la disposition de tous les habitants du village. Chacun est libre de prendre la quantité de viande qu'il veut, mais à la condition d'avoir un couteau tranchant. C'est exactement de la même façon que le patrimoine du projet est géré après le départ de l'expert, nous confie Mwana Zongui, propriétaire de matériel de pêche et commerçant du village. Abondant dans le même sens, il souligne "qu'aucun homme ne peut se dire saint à Matombi; ils ont tous les mains sales", (p.7)

Les "détournements" observés ne doivent pas faire croire que la notion de bien collectif n'existe pas dans les sociétés paysannes, loin de là: simplement l'argent des bailleurs de fonds est plus froid aux yeux des paysans. Dans le cas des ressources acquises par le fruit du travail (ristournes sur production commercialisée) ou par les cotisations de chacun, les pratiques sont plus nuancées, comme le remarque Bako-Arifari (1995), après examen d'un projet au nord-Bénin:

Les nombreux cas de détournement de ristournes ne donnent pas lieu à procès ou à remboursement, et lorsque des responsables sont dans le cas, ils peuvent être remplacés tout au plus. Les seuls cas de remboursement à Founougo concernent des cas où le détournement porte sur le revenu cotonnier direct de producteurs individuels, et non sur les revenus collectifs. Il a comme un consensus local sur cette forme de corruption tolérée puisque faire condamner quelqu'un pour un bien public revient à créer une situation de conflit entre des familles, et ce pour des générations, (p.4)

De manière générale, l'utilisation des ressources considérées comme communes par les opérateurs de développement suscite beaucoup de controverses entre les catégories d'acteurs concernés, révélatrices des conflits qui opposent ces catégories sur la raison d'être de ces "collectifs" villageois et sur la signification du "développement rural" en général (Mongbo 1994):

Dans ce plan d'utilisation des ristournes à des fins communautaires (construction de bâtiments scolaires, magasin, piste, centre de santé) est présenté un modèle de développement (...) prôné depuis la période coloniale (...). Les contacts entre villageois (en assemblée) et les visiteurs externes sont de fait marqués par la "récitation" de la shopping list qui aligne l'ensemble des réalisations faites ou à faire, liste qui se recoupe de village en village (...). Cette liste est la manifestation de l'appropriation d'un discours du "développement", celui qui concerne la "misère" du village, que l'on ne peut avoir honte de dérouler en public. Par ailleurs, on cache soigneusement les misères individuelles, plus quotidiennes, misères largement partagées, certes, et qui, à ce titre, pourraient aussi concerner les développeurs, mais qui sont considérées comme trop sérieuses (...) pour être introduites en des séances publiques si ce n'est sous des termes vagues et confus de pauvreté, manque d'argent...

Les membres du conseil d'administration du Groupement villageois, quant à eux, s'opposent à cette utilisation des ressources, disant que ce ne sont pas tous les villageois qui contribuent (...), mais uniquement les producteurs de coton.

Les conflits qui opposent la RDV (l'agent de développement communautaire), d'une part, et le président et le secrétaire du Groupement, de Vautre, sur l'affectation des revenus ne sont pas a priori relatifs à la signification du "développement" mais concernent le pouvoir de décision et le droit de regard sur l'usage des ristournes. (...) Lorsque le cercle de ceux qui profitent d'éventuelles faveurs matérielles issues d'un droit de décision sur l'utilisation des ristournes s'élargit (faveurs matérielles pouvant éventuellement aider à résoudre des problèmes réellement ressentis), il ne permet d'intégrer qu'une nouvelle élite bruyante qu'il apparaît nécessaire de calmer, en vue de se maintenir au pouvoir (149-150).

La "participation" financière ou en travail demandée en contrepartie de projets participatifs n'échappe pas à la dialectique de l'argent chaud et de l'argent froid. Cet investissement, en particulier monétaire, peut contribuer à "réchauffer" l'argent du projet et à responsabiliser les paysans, ce qui est l'objectif des agents de développement. Mais, d'un autre côté, cet investissement peut être vu comme du travail ou de l'impôt forcé, souvenir de l'époque coloniale ou manifestation de la domination de la société englobante sur les paysans, auquel cas l'argent investi dans le projet reste "froid", même s'il provient du labeur des paysans.

Tout se passe comme si les ressources, provenant du projet ou destinées au projet, constituaient une "sphère de transactions" spécifique régie par des règles particulières différentes de celles qui prévalent dans les autres sphères de subsistance ou marchande auxquelles participent les villageois. Ce phénomène n'est d'ailleurs pas sans rappeler le statut de la monnaie européenne lors de son introduction au moment de la colonisation. Elle était alors confinée dans une catégorie de valeurs régie par les rapports contraignants avec l'administration, ce qui permettait aussi d'en réserver l'utilisation aux groupes d'acteurs locaux dominants et de neutraliser les effets de changement sur le système local d'autorité et de pouvoir.

On le voit, la conception paysanne chaud/froid surdétermine l'ambition des bailleurs de fonds de créer un bien collectif: l'"argent" villageois, avant d'être collectif ou individuel (la distinction continue d'exister) est d'abord "chaud" ou "froid", selon qu'il engage ou non les relations concrètes et quotidiennes des acteurs au sein de l'arène villageoise.

e) Des intermédiaires aux courtiers locaux du développement

Un aspect de la dimension historique des projets est la professionnalisation des intermédiaires du développement. Certains villageois ont en effet l'occasion, par un contact répété avec l'administration, les projets de développement ou tout réseau de patronage influent dans les structures de développement, de mettre au point un véritable "savoir-faire développementiste" qui fait d'eux les intermédiaires désignés entre les agriculteurs locaux et les structures de financement, d'encadrement ou d'appui. Par exemple, dans les associations villageoises de la moyenne vallée du fleuve Sénégal:

"les responsables cumulent, à des degrés variables, une légitimité de statut et une légitimité acquise, la "compétence" regroupant à la fois la maîtrise des rapports avec les institutions externes, et la capacité à négocier avec les autorités villageoises." (Lavigne Delville 1994: 7).

La multiplication et la professionnalisation des intermédiaires locaux entre les projets et les populations sont liées en grande partie à la compétence acquise par ces véritables "courtiers de développement" (Olivier de Sardan et Bierschenk, 1993) de maîtriser le langage-projet. C'est chez ces acteurs particuliers que le décalage sémantique prend toute son ampleur stratégique. Ces intermédiaires sont souvent issus d'une fraction émigrée de la population villageoise qui a des systèmes de sens occidentaux (à commencer par l'alphabet) une connaissance supérieure à la moyenne villageoise, et qui par son absence des champs plus ou moins longue s'est coupée des moyens de subsistance purement agricole (jeunes déscolarisés ou chômeurs, se retrouvant souvent sans terre à leur retour). Dans ces conditions, la fonction d'animateur rural tend à devenir une véritable profession (Gaye 1987, Jacob 1991).

La composition sociale de cette catégorie est bien sûr hétérogène: on y trouve des fonctionnaires urbains "originaires" du village, souvent responsables "d'associations de ressortissants", comme d'anciens scolarisés-chômeurs retournés au monde rural, des émigrés retournés au pays, ou même des paysans locaux plus ou moins autodidactes. La maîtrise du langage-développement est pour eux un ticket d'accès à un réseau international, à une insertion dans la configuration développementaliste qui permettra de drainer fonds et projets (Olivier de Sardan 1995).

L'accès privilégié des intermédiaires à la ressource-projet les rend à même de renforcer des relations de clientèles préexistantes ou d'en instaurer de nouvelles qui introduisent un facteur sélectif imprévisible dans l'interface projet-v illage. G. Lachenmann (1988) donne un exemple, situé en zone lacustre malienne, du rôle-clé que peut détenir l'intermédiaire, à la fois sur la scène villageoise et dans le cadre administratif national:

"J'ai corrompu les gens". Ceci a été dit par un informateur qui a le rôle d'assistant "semi-cultivé" du chef mentionné plus haut, dans les villages duquel un système d'irrigation a été installé. Cet assistant illustre ainsi le rapport de ce chef avec le système moderne (ce chef ne parle ni la langue administrative indigène Bambara, ni un mot de français, et il est analphabète, bien qu'il ait peut-être reçu une éducation en arabe). Cet assistant faisant référence à la récente "campagne électorale" pour la nomination aux postes des partis qui a été associée à un conflit fondamental entre deux groupes de pouvoir traditionnels. La sérénité avec laquelle un tel phénomène est accepté démontre comment les institutions sociales traditionnelles perdent leur ancien sens et créent une articulation avec les institutions "modernes", au détriment des habitants (p.189)

Cependant, on ne s'improvise pas "courtier de développement" n'importe comment ou de la même façon selon le niveau de courtage. Au niveau le plus localisé, il ne suffit pas de détenir une fonction d'intermédiaire pour être en mesure d'influer sur le drainage ou l'usage des ressources du projet dans l'arène villageoise. Lavigne Delville en livre un exemple tiré des expériences rizicoles dans la moyenne vallée du Sénégal:

Les projets demandent en général au village de désigner un animateur, qui est chargé des relations avec l'intervenant, d'organiser le chantier puis de la gestion des vannes: il faut en effet fermer progressivement les vannes, au fur et à mesure de la croissance du riz. C'est en général un jeune, scolarisé. Cet animateur se trouve dans une position stratégique d'interface avec l'intervenant. En même temps, il se retrouve au centre des conflits sur la gestion de l'eau, devant, sans en avoir vraiment les moyens, arbitrer entre des intérêts divergents. (...) Ces intérêts divergents se cristallisent sur l'animateur, qui est soumis aux pressions multiples et contradictoires, en particulier des femmes de sa famille, du chef de terre, etc... Face à cela (et faute d'avoir des règles claires de gestion, sur lesquelles s'appuyer), l'animateur se replie sur le projet, et attend le passage des techniciens pour intervenir. Les projets se plaignent d'une insuffisante "responsabilisation" du comité sur la gestion des vannes, laquelle ne résulte pas tant d'un manque de formation ou de motivation, que de la situation impossible dans laquelle se trouve le jeune animateur, (p.8).

Inversement, des courtiers reconnus à une certaine échelle, locale, régionale ou nationale, peuvent ne pas l'être à l'échelle supérieure. P.-J. Laurent (1993), à propos de la Fédération Wend-Yam au Burkina-Faso, décrit concrètement la nécessité et les difficultés éprouvées par les dirigeants d'associations paysannes de maîtriser le langage-développement au niveau des contacts directs avec les bailleurs de fonds. L'analyse vaut d'être retranscrite dans ses détails:

La réalisation du document de présentation du programme demande encore un an de travail. Il se clôture à l'occasion du premier voyage en Europe, en juin 1993, du Président de l'association. Le document, finalement intitulé "Plan triennal de 1994-1996", comprend deux parties. La première compte 12 pages et présente dans une formulation assez guindée la fédération Wend-Yam. La seconde partie décrit le programme à l'aide d'un tableau s'étendant sur 6 pages. Les actions retenues y sont ventilées entre 47 rubriques, elles-mêmes réparties sur trois années. Le montant total du programme s'élève à deux milliards trois cent quatre vingt FCFA.

Le Président de la fédération Wend-Yam se présente le 23 juin 1993 à la table ronde des bailleurs à Bruxelles à laquelle assistent trois ONG européennes. Quelques jours avant cette date, de nombreux paysans d'Oubritenga se pressent à l'aéroport pour saluer leur ambassadeur. Le voyage préparé de longue date revêt une importance particulière: les villageois confiants dans leur représentant espèrent des promesses de financements. La visite se soldera toutefois sur un constat d'échec. Le Président commente ainsi son voyage en Europe et sa rencontre avec le monde de la coopération: "Les bailleurs suivent leurs objectifs et les paysans les aident à les remplir. Les bailleurs mènent leur politique pour obtenir du pouvoir. C'est bien clair. Pourtant dans leurs papiers ils indiquent qu'ils aident les paysans. Nous pouvons connaître des réussites, mais ce n'est pas cette réussite là qui les intéressent".

Le séjour du Président en Europe fut une accumulation d'incompréhensions. La communication entre les parties ne put jamais réellement s'établir. Ni le document programme, ni les arguments du Président n'ont convaincu. La communication, sans intermédiaires (sans médiateurs ou encore sans "courtier du développement") fut, dans ce cas, un cuisant échec. Voici comment le Président de la fédération Wend-Yam analyse la situation à la fin de son séjour.

Appréciations générales:

"Nous nous sommes fatigués pour réaliser le plan triennal. Cela fait trois ans que nous y réfléchissons, mais ils ne l'ont pas compris. Tu prends trois ans pour parler avec les villages, pour leur ouvrir les yeux et pour mener des études avec eux. Le document est finalement écrit, mais les bailleurs nous disent qu'il représente trop d'argent. Pourtant, même si les paysans reçoivent cet argent, cela ne suffira pas a apaiser leurs problèmes. Les bailleurs disent que la fédération Wend-Yam gère 80 millions et que c'est déjà beaucoup. Ils disent cela parce que nous sommes paysans".

Découragement:

"Maintenant je suis dans un cachot et je sais pas où se trouve la porte pour sortir. C'est comme si j'étais reçu par un ami qui, content de me voir, ne me donnerait cependant, ni à boire, ni à manger, ni une chambre. Je suis à sa porte avec mon sac et il ne me donne pas de chaise".

Enoncé du problème:

"Les bailleurs doivent accepter les paysans. Je veux dire, accepter ce qu'ils ont besoin. Les bailleurs nous ont proposé de faire un programme. Maintenant que le programme existe, ils disent que notre étude est insuffisante. Ils pensent que la tête des paysans n'est pas valable. Nous n'avons pas fait d'études. Je n'ai pas fréquenté l'école et je n'ai personne "de haut" à qui demander des avis. Je pense que pour la somme (c'est-à-dire le montant prévu pour le financement du programme), les bailleurs voudraient 200 pages, peut-être même 300 pages. Si un intellectuel collaborait avec nous, il aurait pu écrire un livre. Pourtant j'ai écouté leur conseil. Pour cela, j'ai suivi leur chemin (c'est-à-dire, l'exemple des projets financés par ses bailleurs). J'ai visité leur travail au Burkina, au Mali et au Sénégal et je dois dire que si ce n'est pas la fédération Wend-Yam, les autres organisations n'écrivent pas eux-mêmes leurs dossiers".

Objectif du plan triennal:

"Dans le petit document, intitulé "les nouvelles orientations", nous avons expliqué aux bailleurs ce que nous espérions par la réalisation du programme. Pourquoi les bailleurs ne nous ont pas répondu? Je ne sais pas si ce que nous faisons est bien ou mal. Nous avons détaillé, dans le document de présentation du plan triennal, les activités demandées pour chaque village. Nous pensions que dans cette liste chaque bailleur choisirait ce qu'il voudrait bien financer. Mais ce n'est pas cela qu'ils veulent. Ils veulent un budget précis, pour des activités précises, comme un forage ou un moulin... Mais si c'est cela, je peux payer quelqu'un pour leur faire un dossier de projet. Le problème, il est là. Je pensais que les bailleurs nous avaient compris puisqu'ils avaient dit qu'ils voulaient appuyer la fédération Wend-Yam".

"Les bailleurs doivent laisser les associations paysannes avec les problèmes de dossiers. Si nous savions écrire des projets, nous ne serions pas paysans. Ils savent que je suis analphabète. Ils doivent donc savoir que cela veut dire que je ne sais pas écrire. Le système de la coopération ne marche pas. Les bailleurs ne peuvent pas nous suivre. Ils travaillent comme avant, comme il y a trente ans. C'est comme s'ils avaient mis une cale sur mon vélo. Maintenant je dois mettre le plan triennal dans mon tiroir et continuer à écrire des projets comme avant."

La confiance:

"Les bailleurs, s'ils acceptent de nous financer, doivent nous faire confiance. La fédération Wend-Yam, avec le plan triennal, propose un nouveau système. Jamais une association paysanne n'a rédigé son programme elle même. Cependant, pour que cela fonctionne, la confiance doit régner. Les bailleurs pourraient nous avancer l'argent. A la moitié du travail, ils devraient réaliser une évaluation et ainsi de suite. Ils pourraient ainsi se rendre compte de notre travail. Les grandes associations, elles, montrent ce qui fonctionne; les bailleurs veulent cela: un bon barrage par exemple. Ils discutent un peu, ensuite il y a des danses et enfin chacun rentre chez lui. Comme cela, je ne vois pas tellement comment le développement arrivera. Non, les bailleurs doivent venir voir le travail chaque année, afin de vérifier s'il a été réalisé. Pour cela, j'aimerais que les bailleurs contrôlent les réalisations et la comptabilité. Ils ne viendraient pas pour recevoir une chèvre ou pour les danses; ils dureraient, c'est-à-dire qu'ils prendraient le temps de visiter chaque village, afin d'écouter les gens parler de leurs réalisations".

"Les bailleurs doivent surtout nous laisser tranquilles avec les problèmes de rédaction des dossiers de projets. Ils ne devraient pas nous obliger à les écrire nous-mêmes. S'ils veulent que les paysans se développent, ils doivent vraiment travailler avec nous et pour cela il ne faut pas nous fatiguer avec ces problèmes. Les bailleurs viendraient ici pour écrire leur dossier. A l'occasion de cette visite ils verraient notre travail et sur cette base ils décideraient de nous financer. Ce n'est pas sur des explications contenues dans un dossier que les bailleurs doivent se décider".

Projet et programme:

"Si on veut un atelier de soudure par exemple, on l'indique dans un dossier. On calcule le prix et on explique que l'atelier servira à ceci et à cela. Si un bailleur passe et qu'il veut le financer, il prend le dossier. C'est cela un projet. Le programme c'est différent. Les bailleurs viennent et ils voient des choses: c'est notre témoignage. Ils vont alors sur cette base dire, voilà, j'accepte de faire cela avec vous. C'est alors eux, qui réalisent le dossier dans lequel ils expliquent tout afin de faire comprendre la situation à leur gouvernement".

De retour chez lui, le Président plaça comme annoncé, le plan triennal dans le tiroir de son bureau. Toutefois, avant de rentrer au Burkina Faso, il prit soin d'acheter un ordinateur. Peut-on y voir la volonté de l'appropriation, sinon de l'écriture, du moins de la possibilité de la présentation de documents de qualité.

Confrontée à l'échec du programme, la fédération Wend-Yam, après trois années d'interruption, renoue avec la réalisation des dossiers de projets. Un dossier technique leur coûte de 75.000 à 250.000 francs CFA. Cette somme représente le prix à payer pour s'adjoindre les services d'un "courtier en développement". Deux filières s'ouvrent à eux pour le recrutement de ces acteurs. Premièrement, des agents des services techniques provinciaux: dans ce cas, le produit fini se révèle de faible qualité, mais leur rétribution reste modeste. Ces dossiers sont destinés à des bailleurs nationaux. Deuxièmement, les consultants nationaux auprès des agences de coopération internationales ou les cadres des ONG. Leurs honoraires sont plus élevés mais, mieux informés, ils se montrent efficaces auprès des institutions de développement.

(...) Le Président de l'association paysanne, rapidement promu "courtier du développement aux pieds nus" par certains bailleurs, n'a toutefois pas été reconnu comme tel par d'autres. La tentative originale de communication sans intermédiaire entre les bailleurs et les bénéficiaires n'a pas (ou pas encore) fonctionné. Les interlocuteurs locaux, s'ils prennent aujourd'hui de l'importance recourent toujours, dans notre cas, aux services de "courtiers du développement" expérimentés, c'est-à-dire capables de traduire les besoins des uns en projets pour les autres, moyennant une rente à négocier.

Le rôle des courtiers de développement "professionnels" est certainement appelé à croître encore avec le développement du partenariat entre les principaux bailleurs de fonds et les ONG locales. L'officialisation du rôle des ONG locales dans le cadre du Développement institutionnel et de la promotion des groupements villageois concourt à la standardisation voire à la normalisation des manières de dire et de faire des ONG (par exemple avec le projet d'appui aux ONG de l'USAID au Sénégal: Guèye Paye et Dieng, 1994). Par effet d'entraînement et pour être plus efficaces dans le drainage des ressources, les courtiers locaux aligneront à coup sûr leurs compétences sur celles, standardisés, des agents des ONG dont ils constituent d'ailleurs le vivier.

Jusqu'où peut aller le phénomène de diffusion du langage-projet par les courtiers locaux du développement et jusqu'où peut aller la maîtrise du courtage, au-delà des courtiers, dans les couches les plus populaires du milieu rural? On peut penser (Olivier de Sardan 1995) que deux évolutions sont possibles, d'ailleurs non exclusives l'une de l'autre: une "appropriation populaire" du langage-projet, qui déborde le monopole des courtiers attitrés; et un monopole renforcé des courtiers sur l'accès et sur l'usage de cette compétence, ce qui aurait pour conséquence de permettre la constitution de "nouvelles élites rurales" pratiquant le drainage des fonds d'aide tout en renforçant leur position sociale.

Il est probable que le résultat dépend en grande partie des contextes locaux, selon que les organisations paysannes gèrent, outre des fonds d'aide, un surplus agricole local; ou qu'elles gèrent pour l'essentiel des fonds d'aide en l'absence de ressources nouvelles générées localement. Dans le premier cas, l'appropriation populaire du langage-projet et des compétences de courtage peut accompagner la professionnalisation de l'agriculture, tandis que, dans le second, les stratégies assistancialistes de captation de la rente de développement favorisent le monopole des courtiers.

La prise en compte de la logique de subsistance dominante dans les sociétés paysannes africaines ne valide pas les catégories statiques, stéréotypées et apolitiques utilisées par les bailleurs de fonds et les opérateurs de développement.

Tandis que celles-ci cherchent à identifier des niveaux de pauvreté standardisés les paysans affrontent un univers de pauvreté et d'instabilité en privilégiant la sécurité de la subsistance et en mettant en oeuvre une grande flexibilité des formes de coordination (tant dans le domaine technique et économique que dans celui des différenciations internes aux collectifs villageois). Le ressort principal de cette flexibilité réside dans las négociations d'ordre politique qui régissent le "marché du risque" dans l'arène villageoise.

Dans le cadre des projets le décalage entre le système de sens du monde du développement importé par le langage-projet et celui du monde paysan suscite un malentendu productif qui se traduit par:

- une ré-appropriation du langage-projet dans une "langue de bois paysanne" visant à capter les ressources proposées par le projet et les réorienter dans le sens des enjeux autour desquels s'affrontent des groupes d'acteurs dans l'arène villageoise;

- l'affectation des ressources, provenant du projet ou destinées au projet, à une "sphère de transactions" spécifique; celle-ci est régie par des règles particulières, différentes de celles qui prévalent dans les autres sphères de subsistance ou marchande auxquelles participent les villageois règles que les groupes d'acteurs locaux dominants sont en mesure de contrôler;

- l'émergence d'intermédiaires dont la compétence acquise dans la maîtrise du langage-projet en fait de véritables "courtiers de développement" et qui peuvent entrer en compétition avec les acteurs locaux politiquement dominants.

Une conséquence importante des dynamiques à l'oeuvre à l'interface dm projets et du monde villageois est de transformer les projets en une arène politique, indépendamment de l'apolitisme affiché des opérateurs de développement, qui sont préoccupés principalement par l'efficacité en fermes d'impact des projets sur des indicateurs économiques au détriment des processus socio-politiques.

Chapitre 7 - L'approche dynamique: des outils pour analyser et comprendre


1 - Une approche par les conflits: la méthode ECRIS
2 - Normes, emboîtement des normes et des arènes, la marge de manoeuvre des acteurs
3 - Jeux d'acteurs, appropriation des innovations et exclusion
4 - Outil de description dynamique: la grille d'analyse


On partira de la méthode ECRIS (Enquête Collective Rapide d'Identification des conflits et des groupes Stratégiques), proposée par T. Bierschenk et J.-P. Olivier de Sardan pour analyser les processus socio-politiques en oeuvre dans les projets. Les avantages de cette méthode, par rapport à la plupart des méthodes d'évaluation participative rapide, est de ne pas postuler au départ a) que la participation et la coopération sont des choses qui vont de soi, qu'il suffit de promouvoir pour qu'elles se réalisent; et b) que les collectivités rurales ne sont pas "des communautés unies par la tradition, cimentées par le consensus et régies par une culture commune" mais qu'elles traversées de conflits et d'affrontements qui sont beaucoup plus révélateurs des relations sociales réelles que le consensus de façade que les sociétés rurales présentent à l'observateur extérieur et, plus particulièrement, à l'opérateur de développement. Cette méthode est particulièrement adaptée à l'analyse des projets de développement (point 1). On adaptera cette méthode pour prendre plus particulièrement en compte la multiplicité de normes introduite par les projets et ses effets sur les marges de manoeuvre des acteurs locaux (point 2). Ces principes méthodologiques seront appliqués pour prendre en compte les processus d'appropriation des innovations et d'exclusion des groupes les plus vulnérables (point 3). On proposera enfin une grille d'analyse des projets qui synthétise ces différents points (point 4).

1 - Une approche par les conflits: la méthode ECRIS

Olivier de Sardan et Bierschenk (1994; repris dans Olivier de Sardan 1995) partent:

- d'un constat empirique: les sociétés sont traversées de conflits; le conflit est un élément inhérent à toute vie sociale;

- d'une analyse structurelle: "les conflits renvoient à des différences de positions. Autrement dit les sociétés, aussi petites soient-elles, et aussi dépourvues soient-elles de formes institutionnalisées de "gouvernement", sont divisées et clivées. Ces divisions et ces clivages sont entretenus par des "coutumes", c'est-à-dire des normes, des règles morales, des conventions (on pourrait aussi dire des codes culturels). Les conflits expriment donc des intérêts différents liés à des positions sociales différentes et sont culturellement structurés";

- d'une analyse stratégique qui se combine avec l'analyse structurelle. "S'il est vrai que bien souvent les conflits renvoient à des positions différentes dans la structure sociale, il convient de rappeler l'existence d'une "marge de manoeuvre" pour les individus. L'émergence, la gestion et l'issue des conflits sont loin d'être régulés à l'avance. Un conflit entre personnes ou entre groupes n'est pas que l'expression d'intérêts "objectifs" opposés, mais aussi l'effet de stratégies personnelles et de phénomènes idiosyncratiques. L'analyse structurelle doit être complétée par une analyse stratégique".

"(...) ici nous privilégions avant tout la dimension heuristique du repérage et de l'étude des conflits: les conflits sont en effet un des meilleurs "fils directeurs" qui soient pour "pénétrer" une société, en révéler tant la structure que les normes ou que les codes, ou mettre en évidence les stratégies et logiques des acteurs ou des groupes. Postuler l'existence d'un consensus est une hypothèse de recherche beaucoup moins puissante et productive que de postuler l'existence de conflits. Ne serait-ce que parce que l'analyse des conflits permet aussi de mettre en évidence les moyens de prévention ou de résolution des conflits. Il est clair que les consensus, et plus généralement les compromis, tissent tout autant la trame de la quotidienneté sociale que les conflits. Mais, tout simplement, les conflits sont des indicateurs précieux du fonctionnement d'une société locale, même s'ils ne sont pas les seuls, et l'on aurait d'autant plus tort de se priver d'y recourir en socio-anthropologie du développement qu'ils constituent de surcroît des indicateurs du changement social particulièrement pertinents.

Il ne faut donc voir, dans notre approche d'une société par ses conflits, ni la recherche du conflit pour le conflit, ni la volonté de privilégier les conflits sur toute autre forme de sociabilité ou de promouvoir une vision agonistique systématique des sociétés, ni le refus de prendre en compte les codes communs ou les représentations partagées. Notre hypothèse n'est qu'une hypothèse méthodologique, bien souvent vérifiée, selon laquelle le repérage et l'analyse des conflits sont des pistes de recherche fructueuses, qui font gagner du temps, et qui évitent certains des pièges que les sociétés ou les idéologies tendent aux chercheurs".

Ces auteurs précisent l'approche par les conflits par les concepts d'arène (ou de champ) et groupes stratégiques.

a) arène

L'arène est "l'espace social où se confrontent et s'affrontent les acteurs sociaux, autour de leaders et de factions. "Arène" évoque à la fois une échelle restreinte et une claire conscience des affrontements chez les acteurs eux-mêmes. Une arène, au sens où nous l'entendons, est un lieu de confrontations concrètes d'acteurs sociaux en interaction autours d'enjeux communs. Un projet de développement est une arène. Le pouvoir villageois est une arène. Une coopérative est une arène".

b) groupes stratégiques

Les groupes stratégiques sont des agrégats sociaux plus empiriques et à "géométrie plus variable" que les classes, les ordres, les castes, les groupes de statut ou tout autre concept servant à définir a priori les critères de constitution et de hiérarchie des groupes sociaux. Dans une perspective pragmatique, les groupes stratégiques défendent des intérêts communs, en particulier par le biais de l'action sociale et politique. Mais ils ne sont pas donnés d'avance; ils sont déduits de l'analyse des formes d'action.

"C'est surtout au niveau de la société locale que le concept est opératoire, lorsqu'il est lié à l'observation des formes d'interaction entre acteurs. (...) Nous considérons au départ le groupe stratégique comme une hypothèse de travail (...), comme une sorte de "groupe virtuel" qui nous aide à penser la convergence des stratégies entre certains individus dont on peut supposer qu'ils partagent une même position face à un même "problème". Autrement dit, face à un "problème" donné dans un contexte social donné, il n'y a pas une infinité d'attitudes et de comportements: on constate un nombre fini d'attitudes et comportements. (...) Les "groupes stratégiques" (virtuels ou réels) ne sont pas constitués une fois pour toutes et pertinents quels que soient les problèmes: ils varient selon les problèmes considérés, c'est-à-dire selon les enjeux locaux. Parfois ils renverront à des caractéristiques statutaires ou socioprofessionnelles (sexe, caste, métier, etc..), parfois à des affiliations lignagères ou à des réseaux de solidarité ou de clientèle, parfois à des parcours biographiques et des stratégies individuelles.

La notion de groupe stratégique reste essentiellement d'ordre empirique et méthodologique. Elle suppose simplement que dans une collectivité donnée tous les acteurs n'ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes représentations, et que, selon les "problèmes", leurs intérêts et leurs représentations s'agrègent différemment, mais pas n'importe comment. On peut donc faire des hypothèses sur ce que sont les groupes stratégiques face à un "problème" donné: l'enquête montrera évidemment si ces hypothèses sont justes ou non, s'il faut recomposer autrement les groupes stratégiques, et quelle est leur existence sociale véritable. "

c) La méthode ECRIS

La méthode ECRIS (Enquête Collective Rapide d'Identification des conflits et des groupes stratégiques) a été élaborée par Olivier de Sardan et Bierschenk à partir de cette méthodologie (pour une présentation et une justification détaillées de la méthode, voir en annexe).

Destinée à la formation à la recherche anthropologique, elle est aisément transposable aux besoins d'analyses liées à la préparation, au suivi, à l'évaluation ou au bilan de projets pour plusieurs raisons:

- par son orientation pragmatique: elle s'adresse à des opérateurs de développement travaillant en équipe (experts, agents de développement, animateurs, responsables d'organisations paysannes); la démarche est un continuel va-et-vient entre phases individuelles et phases collectives, à la différence de l'enquête ethnographique classique qui privilégie la recherche individuelle de longue durée, et à la différence aussi des méthodes d'enquêtes accélérées (type RRA-MARP) qui privilégient l'enquête collective de courte durée;

- par son approche comparative sur plusieurs sites; en particulier l'élaboration au coup par coup d'indicateurs qualitatifs, qui font souvent défaut au profit d'indicateurs chiffrés et standards le plus souvent non fiables, est un atout important;

- les concepts de conflit, d'arène et de groupe stratégique sont particulièrement adaptés à l'insertion d'un projet de développement dans des sociétés locales.

2 - Normes, emboîtement des normes et des arènes, la marge de manoeuvre des acteurs

On peut encore compléter la méthode ECRIS pour prendre plus particulièrement en compte la multiplicité de normes introduite par les projets et ses effets sur les marges de manoeuvre des acteurs locaux.

a) Normes

A la notion de norme correspond une réalité dynamique, que l'on peut au moins réduire à deux grands types: sachant que la norme correspond à une forme de légitimation des entreprises individuelles et collectives qui agit au moyen de règles (énoncées ou tacites), on distingue les règles normatives des règles pragmatiques (Bailey 1971): les premières cautionnent et contrôlent l'action d'un point de vue moral, elles sont peu souples mais très générales; les secondes sont le fruit de négociations, cautionnent l'action pour son efficacité à s'adapter à des conditions concrètes toujours particulières, et trouvent leur souplesse dans le flou ou dans la combinaison des règles normatives.

Ainsi, dans le contexte d'un projet, Ph. Lavigne Delville (1994) rappelle que:

La production de normes ne se fait ni directement par plaquage de règles "traditionnelles" sur un objet nouveau, ni par adoption pure et simple de règles empruntées à l'extérieur (le modèle légal-rationnel des organisations, par exemple). C'est un processus d'innovation (création d'une combinaison nouvelle d'éléments), qui est par lui-même objet d'enjeux et de luttes. (...) La définition des règles du jeu est un enjeu en soi. (p.12, souligné par nous)

b) Emboîtement des normes et des arènes

Cependant la combinaison des notions de normes et d'arène (l'espace social où se confrontent et s'affrontent les acteurs sociaux, autour de leaders et de factions, et sur la base de normes reconnues) doit prendre en compte "l'emboîtement des règles et des arènes de confrontation" (Bailey 1971). C'est en effet de cet emboîtement que découle la marge de manoeuvre des acteurs sociaux vis-à-vis des règles normatives, car il ouvre à la négociation des possibilités de glissement d'un système de règles à un autre (règles du monde domestique et villageois, règles du monde marchand, règles administratives...) et d'une arène à une autre (arène du dispositif de développement, arène du projet, arène politique villageoise, arène politique régionale et nationale, arène religieuse...) pour rendre possibles et légitimer la mise en oeuvre de règles "pragmatiques".

L'"interperméabilité" des notions de normes et d'arène donne naissance en pratique à des "arrangements institutionnels": "Ces arrangements sont des accords qui sont certes contingents aux intérêts des parties, mais qui sont durables et opposables à des tiers. Loin d'être réductibles à des accords individuels, ils combinent, d'un côté, l'usage de règles normatives collectives pour les justifier et, d'un autre côté, la mise en oeuvre de stratagèmes collectivement tolérés, sinon conseillés, pour en augmenter les avantages. On peut donc parler d'arrangements institutionnels puisqu'ils aboutissent à des formes de coordination socialement reconnues qui se traduisent par des actions collectives" (Chauveau 1994).

Par exemple un notable religieux qui serait en même temps député peut se servir de l'imbrication entre les arènes religieuse et administrative, et entre les normes qui leurs sont propres, pour négocier un arrangement institutionnel au service de ses propres enjeux qui soit toléré du plus grand nombre. Le respect des règles normatives assure l'intégration sociale, le flou et la coaction de ces mêmes règles permettent leur aménagement au service d'intérêts particuliers ou individuels.

Dans un projet de marché au nord-Bénin, analysé par N. Bako-Arifari (1995), l'emboîtement des normes et arènes est manifeste:

Le groupe de Pabégou utilisa pour parvenir à ses fins à la fois le réseau associatif local à travers la fraction locale du bureau Adescop {ONG locale}, le vote démocratique comme moyen de marginalisation de Tanéka, le registre coutumier par la revendication de la propriété foncière sur les sites de marché, et enfin le canal administratif à travers l'alliance tactique avec le sous-préfet de Copargo. C'est par cette stratégie qu'il a réussi en fin de compte à faire construire le marché sur son domaine foncier, où Tanéka {village rival de Pabégou} n'a plus le droit de faire ses cérémonies religieuses. (p.27)

On trouve de tels exemples sur des terrains très différents et dans des situations beaucoup plus complexes, comme par exemple le mode de régulation foncière en zone d'agriculture de plantation (Chauveau 1994) ou un projet participatif de développement de la pêche (Nguinguiri 1995):

L'accès à la ressource foncière dans le centre-ouest forestier ivoirien se joue à partir d'une pluralité de normes (coutumes foncières autochtones, aménagement de ces coutumes à l'égard des allochtones et droit foncier national) et d'une pluralité d'arènes de confrontation (domestiques, villageoises, arène politique locale). Le jeu foncier met en présence des groupes stratégiques tels que les aînés autochtones, les jeunes gens autochtones (auxquels on peut assimiler les urbanisés contraints de revenir au village à la suite de la crise économique), les allochtones et les agents locaux de l'administration. On constate que, loin de s'opposer, ces normes et ces arènes sont combinées par les acteurs, y compris les agents de l'administration, en fonction de leurs intérêts, de leur position sociale, de leur capacité à passer des alliances avec d'autres groupes stratégiques et de leur capacité à transposer des problèmes fonciers dans des arènes de confrontation et de négociation plus favorables à leurs intérêts par exemple par l'adhésion au parti dominant, la sphère de la sorcellerie, l'intervention dans la régulation des coutumes foncières locales (pour les agents de l'administration), etc. (Chauveau 1995).

A propos du projet de pêche de Matombi au Congo, "nous avons montré l'importance des champs politiques (ou arènes) qui fonctionnent à plusieurs niveaux: entre agents de l'Etat, entre groupes de pêcheurs, entre agents de l'Etat et groupes de pêcheurs, entre pêcheurs impliqués dans un projet, entre pêcheurs et experts dans une opération de développement etc.: les acteurs interagissent les uns sur les autres a ces différents niveaux. On a pu constater que les rapports entre agents de l'Etat et pêcheurs ne ressemblaient ni à une pure subordination ni à une simple résistance, mais qu'ils étaient déterminés par des stratégies réciproques de récupération au travers de procès de négociations, d'arrangements multiples, de compromis et de connivence" (Nguinguiri 1995).

La position des acteurs au sein des différentes arènes de confrontation définit leur marge de manoeuvre par rapport aux règles normatives du milieu; dans cette optique, la possibilité pour un acteur de se servir de l'imbrication des normes et des arènes que nous venons d'évoquer définit son potentiel de manoeuvre: le paysan isolé et illettré, "prisonnier" d'un petit nombre de règles et d'arènes, est à cet égard moins libre de son initiative que celui qui multiplie appartenances sociales et références normatives, et qui peut donc jouer de leur imbrication à son profit

L'animateur rural, par exemple, de par ses contacts privilégiés avec des structures extra-villageoises, augmente sa marge de manoeuvre par rapport à son voisin, puisqu'il a à sa disposition plus d'informations, plus d'éléments pour un éventuel arrangement institutionnel. De même, le clientélisme peut ainsi être vu comme une stratégie de sécurisation de l'accès aux ressources sociales en vue d'arrangements institutionnels plus favorables aux enjeux individuels (Berry 1993). A l'inverse, le plus démuni se définit alors comme celui qui ne dispose que d'un système de normes, au sein d'une seule arène de négociation (voire d'un seul système de normes, sans aucun lieu de négociation, ce qui correspond à une situation d'exclusion).

L'observation et l'analyse des "passerelles" entre types d'enjeu et entre règles et arènes de négociation différentes permettent de compléter l'approche par les conflits par la prise en compte des alliances et des manoeuvres non conflictuelles que les acteurs et les groupes stratégiques mettent en oeuvre pour sécuriser et accroître les ressources qu'ils peuvent retirer des projets. C'est notamment le cas dans les relations entre opérateurs de développement et populations locales où se combinent relations d'inégalité et de connivence:

L'étude des opérations de développement et du changement social comme enjeux de pouvoir nous a surtout fait découvrir la relativité des rapports entre les acteurs sociaux. Ainsi, contrairement à Vidée souvent avancée selon laquelle les rapports entre Etat et société civile sont uniquement marquées par des formes de domination et de résistance, nous avons constaté que ces rapports étaient empreints de connivence et de complicité. C'est d'ailleurs ce qui permet de maintenir le dialogue et l'ordre social entre partenaires qui s'estiment adversaires. Si, d'un point vue normatif, cette réalité de terrain est condamnable, elle demeure cependant, pour les acteurs à l'interface, un moyen de régulation sociale. Sans doute, serait-il souhaitable d'envisager la connivence et la complicité entre développés et développeurs comme objet d'étude (Nguinguiri 1995).

c) Le statut particulier des intermédiaires

Tout en introduisant de nouvelles normes et arènes de négociation autour du projet, les "intermédiaires" (animateurs locaux de projets, dirigeants d'organisations paysannes, courtiers du développement..) sont soumis, de part leur insertion dans la communauté villageoise, aux normes communes quant à l'acquisition, la conservation et la transmission des biens de subsistance du terroir; ils sont de ce fait de grands négociateurs d'arrangements institutionnels, pour sauvegarder leur légitimité villageoise tout en préservant leur fonction au sein du projet; de même, leur position leur permet de savoir qui négocie quoi et comment, et qui ne négocie jamais et pourquoi.

Les agents locaux de projet, même non originaires du village, doivent être considérés comme des intermédiaires car ils dépendent directement dans leur vie quotidienne et dans leurs projets professionnels de leur insertion dans l'arène villageoise mais aussi parce que les groupes villageois engagés dans des stratégies de captation des ressources du projet dépendent d'eux pour assurer la continuité du flux de ressources nouvelles. Cette interdépendance explique en grande partie, par exemple, l'écart entre les normes professionnelles proclamées et les pratiques réelles des animateurs ou des conseillers de projets (Koné 1994) ou encore la connivence qui existe dans les relations entre les agents des projets et les villageois sur certains points stratégiques des projets (Nguinguiri 1995).

Les acteurs en situation d'intermédiaire doivent donc attirer toute l'attention des enquêteurs, en ce qu'ils peuvent grandement contribuer à l'identification des groupes stratégiques, des enjeux, des normes et des arènes de négociation, identification préalable à la compréhension du jeu politique villageois activé par le projet

3 - Jeux d'acteurs, appropriation des innovations et exclusion

Les mêmes principes méthodologiques, qui consistent à partir des conflits et des alliances entre des groupes stratégiques et des procédures de négociation au sein d'arènes de confrontation, permettent de saisir l'innovation (qu'elle soit purement technique, organisationnelle ou plus globalement "culturelle") comme "produit" de la négociation politique. Cela est vrai également des effets d'exclusion au sein des projets, qui relèvent du jeu politique villageois sur l'accès aux ressources nouvelles du projet

a) Comprendre l'innovation

Avec J.-P. Olivier de Sardan on peut définir l'innovation comme "une greffe inédite, issue de la rencontre entre deux ensembles flous, négociée dans une arène, via des passeurs" (Olivier de Sardan 1995). Cette poétique définition a le mérite d'unifier plusieurs optiques à propos du changement social, dont les clivages polémiques sont certes productifs pour la recherche pure, mais contre-productifs pour l'action.

- L'innovation est une greffe inédite, parce qu'elle n'est ni invention pure, ni emprunt fidèle, et que sa forme imprévisible est fonction des conformations durables et ponctuelles des éléments individuels et sociaux qui ont pris part à sa "prise".

- Elle est issue de la rencontre d'ensembles flous parce que le monde des entrepreneurs de projets et celui des bénéficiaires, qui se rencontrent en vue du développement, sont très hétérogènes entre eux comme en eux-mêmes; ils ressortent l'un et l'autre changés par leur confrontation.

- Elle se négocie au sein d'arènes de confrontation entre des groupes stratégiques d'acteurs dont l'unité est circonscrite à une communauté d'enjeu conjoncturelle, divers et fluctuante.

- Enfin elle se diffuse via des passeurs qui se situent le plus souvent dans des positions sociales leur donnant accès aux logiques des deux ensembles culturels en présence (quand il n'y en a que deux). Cette prééminence des "intermédiaires" au sein des passeurs d'innovation s'explique par deux facteurs: ayant accès aux différentes logiques en présence, ils disposent des moyens conceptuels pour procéder à la "greffe inédite" que constitue l'innovation; leur maîtrise de normes extérieures au village les dote la plupart du temps d'un potentiel politique supérieur à la moyenne, quand ce n'est pas ce potentiel qui constitue lui-même l'innovation.

On se rend compte que si l'innovation purement technique ressortit, dans une certaine mesure, de la compétence du technicien pour la proposer au bon moment et au bon endroit (cf. 4.2.2 et la contribution de Lavigne Delville en annexe), l'innovation sociale ou institutionnelle ne peut être autonomisée comme un domaine strictement délimité et autonome dont la diffusion relèverait d'une "bonne" ingénierie sociale.

b) Comprendre l'exclusion

L'exclusion au sein du monde villageois est, selon les mêmes principes méthodologiques, à considérer sous un jour principalement social: l'exclusion n'est pas le rejet hors de la norme, mais hors de la négociation de celle-ci. Dans le cas de projets, participatifs ou non, la négociation porte sur les normes d'accès aux ressources nouvelles injectées. Les capacités de négocier des différents acteurs ou groupes d'acteurs, c'est-à-dire l'aptitude et les possibilités de se constituer des marges de manoeuvre, ne sont jamais données une fois pour toute.

On doit bien sûr distinguer des types de situation selon que la capacité de négocier des acteurs les plus vulnérables est d'emblée plus ou moins surdéterminée (Schneider 1994).

Dans un premier type de situation, la population concernée est exclue de manière permanente pour des raisons qui vont de l'incapacité physique ou mentale à des raisons symboliques (transgression de règles morales). Cette exclusion, qualifiée de structurelle par Iliffe (1987), est généralement le résultat de circonstances personnelles et sociales et il s'agit rarement de groupes prédéterminés. De ce point de vue, il est difficile de parler de "populations exclues" en tant que telles. Par exemple, les systèmes africains de castes ne relèvent pas d'un phénomène d'exclusion; seule la transgression des règles d'évitement entre castes peut aboutir à l'exclusion, mais c'est loin d'être automatique, cela ne concerne guère les ressources économiques et l'exclusion sanctionne la personne fautive quelle que soit la position hiérarchique de la caste à laquelle elle appartient. Les cas d'exclusion collective sont rares dans les sociétés africaines contemporaines sauf si elles sont relayées par des manoeuvres politiques à l'échelle régionale ou nationale.

Dans le type de situation le plus fréquent, et qui nous intéresse surtout ici, les populations concernées sont exclues de l'accès aux ressources parce qu'elles possèdent des marges de manoeuvre limitées. Comme il a déjà été souligné, il ne s'agit pas non plus d'exclusion de groupes prédéterminés, même s'il est possible d'identifier à partir de l'organisation sociale locale des groupes stratégiques virtuellement menacés d'un accès nul ou faible aux ressources locales (en particulier la terre, dans le cas de plus en plus fréquent de forte pression foncière) ou aux ressources nouvelles (notamment dans le cas de projets). On ne peut parler d'exclusion en général, mais d'exclusion en fonction d'enjeux toujours particuliers dans des situations toujours localisées.

La plupart des études de cas montrent que l'exclusion au sein des projets participatifs est le résultat d'un processus social qui combinent deux sources d'exclusion ou de marginalisation (par exemple FAO 1993). L'accès des populations-cibles aux ressources peut en effet être limité:

- par les choix des intervenants extérieurs eux-mêmes. Les objectifs et le contenu du programme sont peu motivants économiquement ou trop incertains et risqués du point de vue social ou les populations bénéficiaires sont mal ciblées et les contreparties à la participation au projet sont inadaptées;

- par l'interaction entre les structures sociales préexistantes et l'intervention extérieure au travers notamment de l'économie politique de l'accès aux ressources aux niveaux national et régional ou du "malentendu productif" que crée le décalage sémantique au niveau villageois.

Par conséquent, tout projet qui tente de modifier la répartition des ressources au profit d'un groupe défavorisé modifie simultanément la position de tous les groupes en présence, entre eux et chacun vis-à-vis du projet. Il s'ensuit que toute mesure destinée à renforcer la position des plus vulnérables sera indéfiniement soumise à une renégociation implicite, dans un processus sans fin. Par exemple, prendre en compte les facteurs politiques et institutionnels globaux, les facteurs culturels locaux et la motivation réelle des groupes concernés, ou encore renforcer les organisations de base (surtout par l'imposition de règles bureaucratiques dans les procédures de décision) étoffent les moyens d'action du projet mais ne constitutent jamais des solutions définitives: leur mise en oeuvre introduit immanquablement de nouveaux enjeux et provoque nécessairement des confrontations et des négociations inégales au sein de l'arène politique villageoise. Il doit être bien clair que, dans ce domaine, la principale qualité des opérateurs et des agents de développement est leur capacité à "louvoyer" entre les multiples effets imprévisibles de leurs interventions.

L'approche utilisée ici ne prétend pas apporter une connaissance radicalement nouvelle de ces phénomènes. Cependant, en les considérant dans leur ensemble et en privilégiant leurs interrelations dynamiques, elle peut contribuer à une meilleure compréhension des ressources et des contraintes de l'approche participative.

L'approche dynamique développée ici permet en particulier de souligner urne dimension importante des conditions d'innovation et d'exclusion dans les projets: l'exclusion est en grande partie le résultat d'un processus de confrontation et de négociation dans l'arène politique villageoise et pas seulement d'effets de structure.

C'est du processus d'interaction entre les groupes stratégiques qu'émergent en grande partie les conditions-mêmes de la négociation et de l'exclusion puisque la définition des règles du jeu est un enjeu en soi.

Il en résulte que:

- les groupes exclus de l'innovation et du projet ne constituent pas toujours des groupes prédéterminés et bien délimités;

- ils peuvent changer au cours de la mise en oeuvre du projet en fonction de l'évolution des enjeux;

- l'exclusion de l'innovation et des bénéfices du projet ne concerne pas seulement les groupes les plus vulnérables mais aussi des sous-groupes ayant une assise économique ou politique (par exemple, selon les cas une faction politique villageoise, des commerçants, des immigrants etc.);

- par nature, les effets des projets sur la répartition de l'accès aux ressources du projet et sur la durabilité des innovations sont en grande partie imprévisibles.

4 - Outil de description dynamique: la grille d'analyse

La grille-évaluation proposée ici présente un point de vue "centré sur les acteurs", et doit contribuer à la compréhension au cas par cas du jeu politique villageois, par l'identification des acteurs sociaux et de leurs interactions autour d'enjeux liés aux projets. On cherchera donc à identifier dans les études de cas les points suivants (les annotations en italique précisent l'emploi et l'intérêt de chaque indicateur pour la construction d'une description politique de l'action de développement participatif):

Indicateur 1 - Les visées officielles du projet, l'idéologie qui le soutient, les activités et innovations qu'il propose, les moyens qu'il fournit et les conditions formelles de cette fourniture.

Cet indicateur est relativement simple à constituer, sa matière se trouve explicitement décrite dans les documents officiels de l'agence de développement impliquée. Il permet de préciser la "règle du jeu" (le système de normes) importée par le projet et les points flous de cette règle (que ce soit dans la règle elle-même ou dans ses modalités d'application) sur lesquels on peut s'attendre à repérer les stratégies de détournement (en vue "d'arrangements institutionnels") des autres protagonistes.

Il permet également d'évaluer l'enjeu empirique du projet, par la mise en évidence du potentiel financier injecté ou injectable, et par le degré de nouveauté de l'innovation proposée.

Cet indicateur permet par exemple de jauger la différence entre un petit projet participatif, conçu à l'échelle villageoise, se donnant pour but la mise en valeur d'initiatives locales par un soutien purement pédagogique et un gros projet d'Etat, visant à l'introduction de technologies nouvelles et inconnues au village, avec des moyens financiers importants.

Indicateur 2 - Les populations ciblées par le projet, et celles qui en sont exclues (officiellement, tacitement ou par voie de conséquence).

Cet indicateur permet de juger le souci du projet de coller ou non aux distinctions sociales locales, et donc son degré d'apolitisme délibéré. Par exemple un projet aux populations-cibles très vaguement définies (catégories "fantômes") laisse aux rapports de force villageois le soin de déterminer les bénéficiaires réels du développement, tandis que celui qui définit très précisément sa cible est censé assumer les implications politiques de son choix, et introduit sa propre "règle du jeu" dans les négociations.

Cet indicateur permet également de démasquer la "face cachée" non-participative du projet en faisant apparaître ses exclusions implicites, et donc les groupes stratégiques potentiellement concurrentiels. Par exemple un projet de développement de coopératives se donne pour cible les producteurs d'une denrée quelconque, mais exclut par là même les commerçants villageois, qu'il place en situation de concurrence avec le projet.

Indicateur 3 - La structure de la société hôte, envisagée sous l'angle de la segmentation formelle des groupes sociaux (ethnies, castes, classes d'âges, genres, etc...) et sous l'angle de leur différenciation économique.

Cet indicateur est l'équivalent villageois de l'indicateur 1: il permet de décrire les "règles du jeu" villageoises, et autorise une première évaluation des groupes stratégiques en présence dans le village. Par exemple ces "règles du jeu" sont différentes si la société hôte est inégalitaire et très segmentée, avec un pouvoir oligarchique symboliquement très "étanche" (comme un village wolof), ou si cette société est peu différenciée, à échelle réduite et pouvoir politique cellulaire (comme un hameau d'éleveurs nomades).

Parallèlement, sa confrontation avec l'indicateur 2 permet de distinguer les catégories-cibles "fantômes" du projet, qui n'ont pas forcément de réalité dans le contexte villageois, mais qui servent souvent de porte ouverte, par l'alibi qu'elles leur donnent, à des groupes a priori hors-projet.

Indicateur 4 - Les associations villageoises nées du projet: leur structure formelle (hiérarchie, conditions d'appartenance, recrutement des dirigeants, reproduction sociale comme successions, contrôle); leur composition effective selon les découpages de la société villageoise (relevés par l'indicateur 3).

Cet indicateur met en valeur l'usage sélectif opéré au sein du projet entre la "règle du jeu" des développeurs (exprimée par la structure formelle des associations) et celle des villageois (exprimée par la composition réelle des associations), et permet de juger à quel point les opérateurs de développement assument les enjeux politiques qu'ils génèrent.

Parallèlement, cet indicateur permet de mesurer la distance entre les logiques locales et celles du projet, et donc la variété de recours normatif que le projet propose aux protagonistes. Par exemple dans le cas d'une société villageoise très segmentée, oligarchique et à forte division sexuelle du travail, si les associations sont bâties sur un modèle égalitaire, démocratique et mixte, cette différence a au moins deux conséquences: a) elle introduit une norme nouvelle, aux valeurs parfois inverses, dans la négociation des enjeux villageois autour du projet, augmentant ainsi la marge d'acceptabilité d'une manoeuvre individuelle en rapport avec la distance qui sépare la "morale" locale de son pendant importé; b) En même temps qu'elle contribue à l'agrandissement des capacités du jeu politique, cette norme contribue à la création d'une inégalité nouvelle, à cause de la maîtrise inégale qu'ont les villageois de la logique importée (le premier niveau de cette maîtrise passant souvent par l'alphabétisation latine).

Indicateur 5 - Les groupes stratégiques villageois (dans et hors projet) et leurs enjeux vis-à-vis du projet

Indicateur 6 - Les groupes stratégiques non-villageois et leurs enjeux vis-à-vis du projet (agences étrangères de développement, instances ou personnalités politiques régionales ou nationales, agents locaux d'encadrement). On accordera une attention toute particulière à ces personnages situés à la charnière de deux systèmes de sens.

Indicateur 7 - Les conflits nés des enjeux précités, et leurs modalités de négociation.

Les indicateurs 5, 6 et 7 sont intimement dépendants: en effet il est parfois très révélateur d'observer les conflits pour démasquer les groupes stratégiques, comme il est instructif de connaître les groupes stratégiques pour comprendre les conflits; l'analyse "par le conflit" est centrale pour le potentiel explicatif de l'approche centrée sur les acteurs.

L'établissement des indicateurs 5, 6 et 7 est à la fois le point central de la connaissance qui peut être générée par la grille d'analyse, et le stade le plus délicat de l'investigation. On devra procéder par une sorte de "zigzag" méthodologique qui consiste à partir du premier élément repérable (que ce soit un groupe stratégique ou un conflit) pour construire, par va-et-vient entre les groupes stratégiques et les conflits, une connaissance de plus en plus fine des groupes stratégiques et de leurs enjeux d'une part, et du lieu et des règles de leur confrontation d'autre part.

Sur ce point, l'aide des encadreurs locaux est inestimable car, par leur position charnière entre le projet et le village, ils ont une connaissance, souvent non formalisée d'ailleurs, de l'imbrication entre les différentes arènes de négociation et les normes qui y ont cours. Dans le cas le plus pessimiste où l'encadreur n'aurait aucun recul par rapport aux enjeux disputés, celui-ci reste la clé des investigations, justement parce que, comme acteur à l'interface, il constitue un enjeu en lui-même, et que l'examen de ses propres sélectivités sociales est un bon point de départ pour la démarche "en zigzag" évoquée plus haut.

Indicateur 8 - Les manoeuvres non-conflictuelles destinées à accroître le bénéfice politique et/ou, économique qu'un agent ou un groupe stratégique peuvent retirer du projet

Cet indicateur permet de mesurer l'autonomie politique de l'agent ou du groupe concerné, justement parce que la manoeuvre ne provoque pas de conflit: il permet de juger la maîtrise, de la part de ou des individus concernés, des moyens de jouer des points flous des normes, ou des glissements d'une norme à une autre. Par exemple, si la population-cible est vaguement définie, des individus en principe extérieurs au projet peuvent s'y immiscer et en tirer profit; de même si la structure formelle d'une association ne correspond pas à sa structure effective, il y a coexistence de deux types de normes, et les marges de manoeuvre individuelles s'en trouvent augmentées, par le jeu de l'imbrication des normes.

Indicateur 9 - La marge de tolérance villageoise à propos de ces manoeuvres.

Cet indicateur révèle la norme dominante pour le jugement des manoeuvres individuelles. Par exemple, le détournement de biens collectifs peut être condamné soit unanimement et pour tous (c'est le cas ou la norme morale privilégiant le collectif est dominante,) soit inégalement et en jonction du statut du fautif (c'est le cas lorsque plusieurs normes sont en concurrence, donnant lieu à prolifération d'arrangements plus ou moins favorables selon le talent et les possibilités politiques de leurs bénéficiaires.)

Indicateur 10 - L'écart entre les objectifs du projet et ses résultats effectifs du point de vue des différentes catégories d'acteurs et de leur implication dans le projet

Ce dernier indicateur est un bilan, une "photographie" du jeu politique induit dans et autour du projet. Il permet de mesurer les formes réelles de la participation populaire au projet et conditionne, en fonction des indicateurs précédents, les recommandations éventuelles pour une meilleur compréhension, sinon un meilleur contrôle, du projet envisagé comme processus politique.

RESUME DE LA GRILLE D'ANALYSE

1 - Les visées officielles du projet, l'idéologie qui le soutient, les activités et innovations qu'il propose, les moyens qu'il fournit et les conditions formelles de cette fourniture.

2 - Les populations ciblées par le projet, et celles qui en sont exclues (officiellement, tacitement on par voie de conséquence).

3 - La structure de la société hôte, envisagée sous l'angle de la segmentation formelle des groupes sociaux (ethnies, castes, classes d'âges, genres, etc...).

4 - Les associations villageoises nées du projet:

- leur structure formelle;

- hiérarchie;
- conditions d'appartenance;
- recrutement des dirigeants;
- reproduction sociale (successions, contrôle);

- leur composition effective selon les découpages de la société villageoise (relevés par l'indicateur 3).

5 - Les groupes stratégiques villageois (dans et hors projet) et leurs enjeux vis-à-vis du projet.

6 - Les groupes stratégiques non-villageois et leurs enjeux vis-à-vis du projet:

- agences étrangères de développement;

- instances ou personnalités politiques régionales ou nationales;

- agents locaux d'encadrement; on accordera une attention toute particulière à ces personnages situés à la charnière de deux systèmes de sens.

7 - Les conflits nés des enjeux précités, et leurs modalités de négociation.

8 - Les manoeuvres non-conflictuelles destinées à accroître le bénéfice politique et/ou économique qu'un agent ou un groupe stratégique peuvent retirer du projet.

9 - La marge de tolérance villageoise à propos de ces manoeuvres.

10 - L'écart entre les objectifs du projet et ses résultats effectifs du point de vue des différentes catégories d'acteurs et de leur implication dans le projet.


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