Chapitre 4 - Dynamiques nationale et régionale de l'accès aux ressources des projets
Chapitre 5 - Dynamiques locales de l'accès aux ressources
Conclusion
L'interface entre les projets participatifs et les groupes vulnérables bénéficiaires s'inscrit dans des dynamiques préexistantes qui déterminent l'accès aux principales ressources (envisagées ici dans un sens large: matérielles, politiques et symboliques). La vulnérabilité socio-économique n'est pas en effet un attribut intrinsèque à ces groupes mais une caractéristique relationnelle. Elle reflète leur position vis-à-vis de groupes plus favorisés dans l'accès aux ressources, est donc nécessaire de prendre en compte les dynamiques d'inclusion sélective dans les circuits d'accès aux ressources des projets pour comprendre la nature des mécanismes symétriques d'exclusion.
L'étude comparative de cas permet d'identifier quelques régularités qui constituent les principaux indicateurs de l'économie politique de l'exclusion, c'est-à-dire du système sélectif et inégalitaire de régulation de la compétition pour l'accès aux ressources. Ce système ne s'impose pas de manière mécanique aux différents acteurs et groupes d'acteurs. Il n'est effectif qu'à travers la constitution et la reproduction de relations et de réseaux sociaux qui nécessitent des initiatives et des adaptations constantes aux situations concrètes et, par conséquent, des négociations entre les acteurs (même si ces acteurs sont dans des positions de force très inégales). C'est en particulier le cas des relations de clientèle (ou de patronage) par lesquelles des individus ou des groupes inégaux en termes de statut, de richesse ou d'influence entrent dans des relations de dépendance asymétriques: les uns assurent une protection minimale aux autres à l'égard d'un environnement socio-économique difficile en contrepartie d'un soutien loyal dans des entreprises qui peuvent être de natures diverses: économique, politique, religieuse etc.
Bien que l'objet de la réflexion du groupe concerne uniquement les projets décentralisés de développement rural et non la question générale du développement institutionnel et politique, il apparaît clairement que ces questions sont très liées comme il ressort des analyses à différentes échelles: nationales, régionales et locales.
1 - Le jeu des relations clientélistes dans l'accès aux ressources des projets
2 - La prolifération compétitive des réseaux clientélistes
Au niveau national, régional ou "ethnique", le changement social est globalement caractérisé par l'émergence croissante de réseaux clientélistes (Berry 1993, Gore 1995). L'intégration à ces réseaux commandent l'accès aux ressources. En Afrique particulièrement, ces réseaux donnent lieu à une prolifération compétitive.
Le principe de l'alliance clientéliste est un rapport d'interdépendance inégalitaire entre un "patron", qui maîtrise une quelconque ressource, et son ou ses "clients", à qui il redistribue la ressource en échange du maintien de sa mainmise sur cette dernière. L'intérêt pour le patron est de renforcer sa position sociale, économique ou politique, et pour le client de négocier les conditions de son inclusion dans l'accès aux ressources contrôlées par le patron.
Dans l'exemple d'un projet participatif dans le nord du Bénin, les députés ont ainsi profité de l'idéologie participative pour marquer leur présence dans leurs fiefs électoraux en participant comme porte-parole des populations à l'identification des projets. Par leur accès à la ressource de l'aide extérieure, ils renforcent leurs relations clientélistes avec leurs administrés qui, en échange d'un accès préférentiel aux ressources du projet, leur assurent un soutien électoral (Bako-Arifari 1995).Dans une sphère d'échanges différente, la relation qui unit un marabout à ses disciples, en particulier au sein de confréries soufis fortement structurées comme au Sénégal, permet au marabout d'accéder à la ressource financière et laborieuse que son retrait des choses terrestres lui interdit d'exploiter en personne, en échange de sa baraka spirituelle, et de son entregent social (cas de l'affectation des terres dans la Communauté Rurale de Koungheul: Blundo 1994).
Dans les deux cas précédents, aussi différents soient-ils, il y a véritable interdépendance entre les parties avec une inégalité statutaire déclarée entre patron et clients. Le jeu des relations clientélistes dans les projets participatifs peut être moins explicite mais tout aussi efficace, comme par exemple, dans le cas précédemment cité du nord-Bénin où certains députés ont été jusqu'à verser la part des populations, détournant ainsi la clause de participation des populations en une opération de promotion de leaders politiques (Bako-Arifari 1995).
Dans les zones agro-pastorales d'Afrique de l'ouest où l'agriculture est dominante, un cas assez général d'exclusion collective de groupes aux niveaux régional et national concerne les éleveurs. La distance sociale entre les agriculteurs et les éleveurs est souvent très forte et à l'avantage des premiers qui, pour des raisons historiques, monopolisent les fonctions administratives et de représentation politique (Biershenk 1988, Lachenmann 1988, Bako-Arifari 1995).
Ainsi dans un projet participatif de promotion de l'élevage par la construction de retenues d'eau dans l'Atacora au Bénin, le projet a effectivement été conçu sur la base d'une large consultation avec les éleveurs peuls. Mais, au cours de la réalisation du projet, les éleveurs peuls ont été progressivement dépossédés de leur enjeu (la maîtrise de la date de leur transhumance) au profit des enjeux des agriculteurs baatonu (usages domestiques de l'eau) par l'intervention de la classe politique nationale et locale plus sensible aux intérêts de leurs clients politiques baatonu (Biershenk 1988).
Dans la même région, quelques années plus tard, un projet cotonnier a encore renforcé de manière involontaire l'effet d'exclusion:
"L'exclusion des Peuls (du projet cotonnier) est liée à l'idée de leur spécialisation professionnelle comme éleveurs. (Elle) prend une ampleur particulière avec les effets secondaires de l'innovation technique que constitue la culture attelée. En effet les paysans Baatombu reprirent progressivement dans un premier temps leurs bovins, alors sous la garde des Peuls. Ensuite, beaucoup réinvestirent leurs revenus cotonniers pour acquérir des boeufs vendus par les Peuls. Le système socio-économique local jusque là fondé sur le partage des rôles professionnels éleveurs/agriculteurs, et qui a justifié l'exclusion initiale des Peuls s'est transformé au profit des agriculteurs Baatombu qui sont devenus des agro-pasteurs, détenant en 1990 75% du cheptel bovin du milieu. Ainsi la réalisation de retenues d'eau pour l'élevage, supposées être au profit des Peuls, profite plus en réalité aux agro-pasteurs Baatombu" (Bako-Arifari 1995:4)
La caractéristique "externe" de ces réseaux clientélistes est leur prolifération compétitive (Berry 1989): prolifération parce que la tendance est à l'exploitation de toute ressource par le biais clientéliste, et qu'il y a donc accumulation de réseaux divers pour diversifier les accès possibles ou les ressources accessibles; prolifération compétitive, car l'émergence d'un nouveau réseau de clientèle peut très bien se superposer sans se substituer aux réseaux préexistants.
La conséquence de cette tendance clientéliste est une croissante difficulté à administrer les ressources selon une politique globale, et une impossibilité presque totale à mettre au point des stratégies de développement économique et social selon les schémas de gouvernance adoptés en principe par les Etats. Dans la mesure où les droits d'accès aux ressources sont beaucoup plus déterminés en Afrique par les institutions de la société civile que par les règles formelles attachées à la citoyenneté (Gore, ed. 1995), la prise en compte des spécificités régionales se révèle incontournable.
Cette nécessité est soulignée dans l'analyse des facteurs de pauvreté dans le sud-ouest du Mali:
Bien que les différences régionales soient souvent mentionnées, la globalisation est aussi très fréquente. Cette simplification entraîne souvent des erreurs d'interprétation et de fausses conclusions. {Par exemple} il est généralement admis que la famille élargie décourage les comportements qui sur le long terme réduisent la prauvreté comme par exemple les investissements productifs. Appliquée à la situation du Sud-Ouest du Mali, cette conclusion est arbitraire. Nous avons en effet trouvé une corrélation tout à fait positive entre la taille de la famille et la sécurité dont jouissent ses membres. De même il est apparu une corrélation tout aussi positive entre la taille de la famille et sa capacité d'investissements productifs, même sur une base de calcul par tête.(...) Cette observation a des conséquences en matière de politique de développement. Si l'éclatement des familles pouvait être réduit au Sud Ouest Mali, un des plus importants facteurs de pauvreté serait sous contrôle. Gnägi (1995: 10).
L'analyse de la compétition pour l'accès aux ressources foncières dans la zone forestière ivoirienne et l'insertion des groupes paysans dans la politique nationale amène à des conclusions similaires:
Les règles normatives "officielles", telles qu'elles sont publiquement invoquées et mises en oeuvre, ressortissent davantage d'un modèle paternaliste-autoritaire que du modèle civiliste français auquel on le compare trop souvent. Il laisse une grande marge de manoeuvre aux principes domestiques et clientélistes locaux en ne contestant pas leur légitimité mais autorise en cas de besoin un usage autoritaire de la législation officielle. Par ailleurs les relations avec l'ordre domestique villageois et la législation officielle sont considérablement "médiatisées" par l'existence des migrants étrangers. C'est le phénomène migratoire, indissociable par ailleurs de l'histoire de l'agriculture de plantation ivoirienne, qui est l'élément structurant des systèmes d'interactions locaux. (...)Si la "clientélisation" des relations des hommes à propos des problèmes fonciers est générale, elle ne se présente pas de la même manière dans toutes les régions de la Côte d'Ivoire: elle ne se combine pas partout avec les mêmes pratiques coutumières, ce ne sont pas partout les mêmes catégories d'acteurs qui sont en compétition, l'immigration et la pression foncière, les rapports de force et les marges de manoeuvre possibles ne sont pas partout identiques. On peut fort bien imaginer dans ces conditions que des mesures politiques ou administratives (dans le domaine foncier) se révèlent avoir des effets bénéfiques dans une région et néfastes dans une autre. Or la situation économique, sociale et politique de la Nation ivoirienne ne se mesure pas à l'aune d'une moyenne imaginaire mais se nourrit, comme pour toute autre nation, de ses différences internes (Chauveau 1995:19).
La moyenne vallée du Sénégal est un autre exemple typique où la mise en place des réseaux clientélistes se fait en corrélation avec l'histoire de la région:
L'instauration d'une théocratie musulmane au XVIII° siècle a consacré la suprématie politique et foncière des ToorooBe, au sein d'une organisation territoriale, les leydi, qui met le foncier au coeur des rapports sociaux. La chefferie des villages peut cependant revenir à l'un ou à l'autre des groupes d'hommes libres. Les captifs ont progressivement conquis leur indépendance économique mais, n'ayant accès aux terres de décrues, essentielles dans l'équilibre économique des ménages, qu'en métayage, ils restent dans une dépendance plus marquée que dans d'autres régions vis-à-vis des lignages dominants (Lavigne Delville 1995:2).
A l'échelle régionale comme à l'échelle nationale la dynamique actuelle du changement social est donc principalement orientée vers une multiplication de structures socio-économiques clientélistes concurrentielles, qui "recrutent" selon des principes relativement indépendants du strict intérêt économique tout en conditionnant l'usage économique des ressources auxquelles elles donnent accès. Le "factionnalisme ethnique" est l'illustration-type du processus d'instrumentalisation d'une identité sociale pour accéder aux réseaux de répartition des ressources (Inack Inack 1995). L'accès aux ressources passent par l'incorporation à des groupes identitaires et, parallèlement, l'identité ethnique est instrumentalisée en vue d'accéder à des ressources.
Ce double phénomène est particulièrement visible dans les activités qui nécessitent une adaptation rapide aux changements de l'environnement politique et économiques, comme par exemple chez les pêcheurs artisanaux maritimes lorsqu'ils sont hautement spécialisés. La sécurisation de l'accès aux ressources halieutiques, organisationnelles et politiques peut susciter des stratégies de changement d'identité ethnique en fonction du contexte local et national (Bouju 1994, Jul-Larsen 1994).
Le village-cible ou le groupe cible ne correspondent donc pas à des espaces sociaux clos et autonomes, un peu comme la boîte de Pétri des biologistes. Ils sont intégrés par de multiples réseaux aux luttes de pouvoirs et d'influence aux échelles régionales et nationales. Ce contexte est incontournable pour les acteurs locaux. Ils sont bien forcés de transformer dans la mesure du possible les contraintes qui en résultent en ressources pour leur action collective.
Cela explique que les associations de producteurs nés des initiatives locales et ne bénéficiant pas de l'appui de structures formelles de développement incluent explicitement parmi leurs responsables des personnalités qui sont en mesure, par leur poids politique, de sécuriser leur accès aux ressources.
Par exemple, les pêcheurs béninois au Congo sont en contact par le biais de l'Association des Ressortissants Béninois avec des commerçants influents et avec les autorités politiques congolaises et béninoises (Jul-Larsen 1994). Autre exemple: des planteurs migrants baoulé de la zone forestière ivoirienne peuvent choisir comme chef de leur communauté, chargé de régler les conflits locaux, un parent qui réside à Abidjan mais qui possède ses entrées à la Présidence.
La prégnance du clientélisme dans la régulation de l'accès aux ressources n'est donc pas seulement imposé par les "dominants". Il est largement suscité par les "clients" eux-mêmes pour se garantir une protection dans le domaine politique qu'il ne maîtrisent pas. Le phénomène corollaire est que, souvent, les responsables des associations locales sont poussées par la population elle-même à se mettre dans une position de "patron" pour défendre le groupement vis-à-vis de réseaux de clientèle concurrent ou vis-à-vis des empiétements des agents des pouvoirs publics, comme le décrit Lachenmann (1995) au Sénégal.
Très souvent, comme le remarque Pesche (1995) les agents du développement et les intervenants extérieurs ont tendance à opposer des catégories socioprofessionnelles de manière normative et radicale au motif que le relations de clientèle ne font que reproduire des relations de domination, par exemple entre les "méchants commerçants" et les "bons paysans". Si, dans bien des cas, il existe des raisons de se défier de certaines catégories préoccupées d'abord de défendre leurs intérêts (mais n'est-ce pas toujours le cas, y compris dans les agences de développement les plus altruistes en apparence?), dans d'autres la situation est plus complexe et n'est pas toujours incompatible avec une approche participative.
Cela ne veut pas dire, loin s'en faut, que paysans et commerçants n'ont pas d'intérêts divergents voire opposés mais leur position commune de dominés par le savoir (vis-à-vis du savoir dominant dans le monde des agences de développement) leur confère une proximité (sociale, culturelle...) qui parfois explique les liens complexes qui les unissent. C'est le cas observé lors d'une étude au Burkina. Parmi la population de groupements d'éleveurs étudiée, on a observé que les groupements d'éleveurs "encadrés" par des ONG avaient des difficultés chroniques alors que d'autres groupements comptant des commerçants en leur sein voyaient leurs activités prospérer. Sans voir forcément de relation de cause à effet, on peut penser que les groupements d'ONG, souvent conçues pour gérer une action conçue de l'extérieur, ne tenaient pas la route au moindre problème alors que les autres groupements avaient trouvé une stabilité dans un mode de fonctionnement associant des éleveurs "purs", livrant régulièrement leur bétail, et des éleveurs-commerçants capables de s'insérer rapidement dans les réseaux complexes de la mise en marché du bétail sahélien et de saisir les opportunités de ventes mais aussi d'approvisionnement en intrants d'élevage (étude menée en 1994 par trois stagiaires avec la collaboration du réseau GAO, Solagral, AFDI et VSF) (Pesche 1995).
C'est pourquoi "il ne surfit plus de définir les conditions locales de succès d'une innovation et les bénéfices qu'elle apporte. Il faut également s'assurer d'une cohérence avec les échelles supérieures d'intégration. Ceci peut être compris en analysant comment leur utilisation remet en cause le jeu des pouvoirs entre les groupes d'intérêts, entre les institutions. Combien de projets Recherche-Développement s'aliènent les pouvoirs publics locaux au profit d'une cohérence interne qui n'a aucune durabilité institutionnelle?" (Kleitz 1995:1).
Concernant particulièrement les innovations associées aux stratégies participatives orientées sur les groupes vulnérables, les critères technico-économiques de durabilité doivent donc être combinés avec des critères sociaux et institutionnels de durabilité que seule la contextualisation des projets au delà de l'échelle locale permet d'identifier.
1 - Les projets et les mécanismes internes de régulation des inégalités
2 - La dimension historique des projets participatifs
3 - La surdétermination par l'offre d'innovation
4 - La participation, contrepartie à l'offre de ressources: principes et réalités
Le niveau local correspond en gros au niveau villageois. A ce niveau, de manière encore plus directe qu'aux niveaux précédents, les projets participatifs orientés vers les groupes les plus vulnérables s'articulent à des dynamiques préexistantes ou concurrentes.
La production des inégalités s'inscrit dans des économies politiques locales qui possèdent leurs propres systèmes de régulation. L'exclusion d'une partie de la population de l'usage autonome des ressources productives peut correspondre, comme le montre par exemple Haaland à propos du district de Derudeb au Soudan (Haaland 1990), à une stratégie des dominants visant à sauvegarder pour un temps les capacités de reproduction du système socio-économique global. Dans cette optique, l'exclusion n'est pas définitive, elle fait partie d'un mécanisme de régulation cohérent, à défaut d'être égalitaire.
Prendre conscience de cette dimension, c'est se souvenir des capacités internes des villageois à se gouverner eux-mêmes, c'est-à-dire à opérer des choix, pas toujours faciles, en fonction de rapports de force et d'inégalité, ce qui permet de se distancier du manichéisme "méchants riches/gentils pauvres" qui sous-tend la charité ciblée. C'est aussi prendre conscience que l'interférence des projets avec les mécanismes locaux de régulation des inégalités peut avoir un coût pour les bénéficiaires eux-mêmes.
a) De nombreux exemples peuvent être donnés de phénomènes d'exclusion accrue engendrée par des projets parce que ceux-ci déstabilisent provisoirement les formes locales de coopération et de coordination et augmentent l'incertitude et le risque pour les bénéficiaires.
Dans certaines conditions, les remèdes proposés pour remédier à l'exclusion peuvent être pires que le mal. Par exemple, dans le cas étudié par Haaland (1990), le projet d'aide aux plus pauvres se révèle contradictoire avec les institutions locales de gestion des ressources forestières et générateur d'une exclusion accrue. De même, G. Lachenmann (1988) remarque les conséquences sociales de la redistribution foncière qui a accompagné l'irrigation de la zone du lac Horo, au Mali:
Ainsi en dernière analyse, ce nouveau système foncier a offert à des paysans sans terre des opportunités comme le montre le nombre important d'immigrants ou de personnes nouvellement enregistrées. En plus, un important groupe social s'est trouvé marginalisé, puisque non seulement les nomades n'ont pas eu accès aux concessions de terres agricoles mais encore leurs traditionnels parcours de saison sèche ont été réduits, (p. 192)
Sans aller jusque là, les projets participatifs visant à augmenter la maîtrise des conditions du marché par les bénéficiaires ont toujours un coût pour ceux-ci: le coût du changement dans les formes locales de coordination.
Par exemple, les projets qui consistent à raccourcir les filières de commercialisation au profit des producteurs directs et au détriment des commerçants intermédiaires peuvent avoir un effet contre-productifs vis-à-vis des bénéficiaires. C'est le cas lorsque les commerçants intermédiaires offrent des services que les producteurs regroupés ne peuvent prendre en charge (crédit, informations sur le marché...). Dans des situations extrêmes, le raccourcissement de la filière a pour effet pervers de renforcer la dépendance des producteurs à l'égard non plus des intermédiaires mais des grossistes, comme dans l'exemple du crédit de la BNDA aux pêcheurs du delta central du Niger au Mali (Kassibo 1990).Une expérience d'encadrement de menuisiers dans la région de Dakar (Sénégal) montre que "quand on développe l'activité économique, on insécurise les gens qui fonctionnent sur une diversité de ressources, relationnelles et autres, donc qui gèrent un ensemble dont l'activité économique n'est qu'un élément" (Ndione. 1991: 18).
Avec la création d'un magasin-coopérative, les difficultés ne s'aplanissent pas pour autant: "Nous formulions l'hypothèse que si le magasin offrait du bois de meilleure qualité et des prix compétitifs, il emporterait toute la clientèle. Malgré tous ces réels avantages, un peu moins de la moitié des artisans fréquentaient très peu le magasin (...) {et} continuaient à s'approvisionner chez leurs détaillants habituels. Il semble que la rupture avec ceux-ci présente trop d'inconvénients car le magasin ne présente que des avantages mineurs et comporte beaucoup d'insécurité. La coopérative ne consent pas de prêts, il faut payer cash, et elle ne dirige pas la clientèle vers les menuisiers. Un dernier argument de taille est que le magasin est impersonnalisable et en tant qu'institution collective, il n'est pas cooptable. A l'inverse, les magasins traditionnels appartiennent à des individus facilement identifiables, qu'on peut séduire et coopter. Leurs propriétaires peuvent intégrer un réseau quelconque et jouer de la réciprocité lignagère. Le propriétaire est seul juge pour évaluer la solvabilité de ses partenaires et n'a de comptes à rendre à personne. Il développe une stratégie polystructurante. Son objectif consiste à diversifier ses ressources et les menuisiers se présentent comme des acteurs stratégiques pouvant élargir son réseau relationnel et participer à sa propre sécurité en l'insérant dans un système d'échange généralisé" (Ndione 1991: 8).
La réponse des groupes-cibles à l'augmentation de l'incertitude liée au projet est de combiner dans une proportion variable les ressources organisationnelles du projet et les ressources villageoises.
G. Lachenmann cite le cas d'un projet de crédit au Sénégal:
Cependant il y a aussi des cas où les femmes jouent sur les deux rationalités et n'acceptent pas une innovation unimodale. Par exemple dans le mouvement paysan au Sénégal, avec financement d'un grand projet de crédit par des ONG étrangères, dans le programme épargne/crédit les hommes critiquent les femmes parce qu'elles continuent à cotiser pour les tontines les baptêmes, etc. En même temps elles participent au programme épargne/crédit, mais par des sommes plus réduites. Elles-mêmes m'ont dit qu'il s'agit là de deux choses (deux logiques) différentes, avantage individuel et collectif, mais consciemment elles gardent les deux approches (stratégie de sécurité). (Lachenmann 1995: 8)
Dans le Fouta-Toro sénégalais, Lavigne Delville rapporte:
La souplesse de l'intervention SAED (qui n'est pas due à une négociation ex-ante des règles du jeu avec les villageois, mais à un pragmatisme de fait - c'est aussi une ambiguïté du terme 'participation') a aussi permis les ajustements entre logique de la SAED et logiques paysannes: alors que l'irrigation était censée se substituer aux cultures pluviales et de décrue, peu productives, les paysans ont intégré la parcelle irriguée à un système diversifié de ressources économiques (dont ces cultures, mais aussi les revenus de l'émigration). Alors que tout faire-valoir indirect était interdit, des ajustements avaient lieu, en fonction du rapport entre main-d'oeuvre, bouches à nourrir et parcelles. (Lavigne Delville 1995: 3-4)
b) Un autre danger du ciblage des projets sur les groupes défavorisés est la possible stigmatisation de ces groupes, surtout dans un contexte de particulière rareté des ressources, comme dans le cas précédemment cité du district de Derudeb au Soudan:
Les pauvres, en tant que groupe cible, sont une catégorie statistique et ne constitue pas habituellement un groupe social capable d'actions conjointes. Un élément vital dans les stratégies de survies des pauvres consiste très souvent à s'attacher d'eux-même comme client de patrons plus prospères. En conséquence, entreprendre des activités contraires aux intérêts des patrons les exposeraient à des conséquences désastreuses (Haaland 1990:105-106).
Il est d'ailleurs fréquent que les bénéficiaires anticipent ce danger. Dans le cas d'un projet cotonnier dans la région de Banikoara, au nord-Bénin, le risque de stigmatisation est ressenti par les groupes vulnérables initialement visés par le projet:
Il ne faut pas perdre de vue que le ciblage d'un groupe vulnérable donné au départ par un projet peut aboutir non à l'établissement d'un équilibre entre anciens dominants et nouveaux parvenus mais à une nouvelle inégalité au détriment des premiers, d'où des sources de conflit inévitables et le déclenchement d'un nouveau cycle d'exclusion. (...) Est-il possible, dans des sociétés où les mécanismes de l'exclusion sont fondés par exemple sur le statut d'homme libre ou de captif, de concevoir des projets séparés en fonction du statut, alors que peut-être d'autres dynamiques en cours dans des sphères insoupçonnées tendent à les aplanir et même à les condamner? Une telle séparation n'est facile que lorsqu'elle est fondée sur la différence de sexe homme/femme, mais là encore il ne faut pas sous-estimer les différences de statut entre femmes d'origines familiales différentes, pouvant donc reproduire les mêmes inégalités antérieures. (Bako-Arifari 1995: 6)
Dans le même ordre d'idée, dans le cadre d'un projet d'éco-développement participatif en Guinée (région de Dalaba), les groupes vulnérables choisissent de taire les causes sociales de leur vulnérabilité:
On a pu découvrir, par confrontation des réponses {aux questionnaires} et des entretiens informels, (...) que la plupart des hommes issus de lignages d'anciens captifs livraient de fausses informations concernant leur mode d'acquisition (et droits d'usage) de terres de cultures: les terres reprises par un lignage propriétaire, l'absence de droits de culture pour Vannée passée ont été presque toujours occultées. Signes évidents d'une soumission réelle à des lignages dont on est officiellement libéré, l'affirmation ouverte de ces faits auraient confirmé l'état de dépendance historique d'un groupe dont les plus jeunes représentants veulent absolument se détacher aujourd'hui (comme l'attestent) les revendications de certains hommes issus de lignages d'anciens captifs qui refusent désormais de porter le nom de leurs anciens maîtres et ont officiellement repris le nom de leur lignage d'origine (Maïzi 1995:12-13).
Une étude sur les migrantes serer à Dakar (Simard et al. 1994) fait ressortir le risque de stigmatisation d'un groupe non seulement vis-à-vis des autres groupes locaux avec lesquels il cohabite, mais également avec les agents de l'Etat:
Les effets potentiellement négatifs de notre recherche auprès des femmes serer découlent principalement du fait que la réalisation du projet peut faire resurgir la question de leur présence "irrégulière" dans la ville. En effet, l'occupation de l'espace public par ces pileuses semble créer quelques conflits avec les voisins, les responsables du quartier et l'administration municipale qui a déjà tenté de les déloger. On doit donc se demander si l'intérêt démontré, si la mise à jour de leur logiques d'action ne les affectera pas négativement alors que nous voulons, somme toute, favoriser l'amélioration de leurs conditions de vie. (...) Contribuer à la connaissance des modes de vie des migrantes et de leur mode de gestion de l'environnement peut servir d'élément de justification du projet auprès des organismes subventionnaires. Mais du même coup, les migrantes peuvent devenir, pour les fonctionnaires municipaux par exemple, une des causes de ce problème (la dégradation de l'environnement urbain, qui est à l'origine du projet); leurs logiques d'action et leurs comportements deviennent alors des facteurs ou des "contraintes socioculturelles" à la résolution des problèmes environnementaux (p. 49 et 47).
Sans tomber dans une idéalisation des mécanismes de régulation des inégalités internes aux communautés, une prise en compte de ces mécanismes est nécessaire. Dans des conditions défavorables, l'appui des projets aux catégories vulnérables peut:
- entraîner pour les bénéficiaires des coûts que l'on pourrait assimiler à des coûts de dérégulation: se soustraire à des relations de dépendance ou de clientèle pour créer un nouveau réseau de coopération correspond presque toujours à un coût social immédiat et à des conflits de loyauté;- ce coût peut dans certains cas être supérieur aux bénéfices retirés des nouvelles formes de coopération, notamment dans le cas où la stigmatisation par le projet des groupes bénéficiaires suscite des sanctions de le part des autres groupes ou s'avère contradictoire avec des stratégies d'émancipation en cours.
De la même façon que le village ne doit pas être conçu comme une société enclose, les projets de développement ne peuvent être vus comme des unités d'interactions indépendantes: ils s'inscrivent en effet dans une histoire déjà longue du dispositif d'intervention. Les principales implications concernant la participation des groupes vulnérables découlent de l'expérience concrète que les bénéficiaires ont retiré des interventions antérieures et de l'apprentissage des savoir-faire des populations en matière de communication avec les structures d'intervention ou d'appui.
Il est important de conserver à l'esprit que, pour une bonne partie des populations rurales africaines, les incitations à se regrouper afin de mieux satisfaire les besoins fondamentaux ou de mieux valoriser leurs productions n'est pas vraiment une nouveauté. Les populations conservent la mémoire des opérations de développement antérieures. L'expérience acquise par les populations locales des projets antérieurs, qu'ils fussent participatifs ou non, oriente leur évaluation d'un projet nouveau.
Dans certains cas, cette mémoire peut remonter loin dans le temps, jusqu'aux opérations d'animation rurale et de community development des années 1960, qui anticipaient déjà à l'époque les approches participatives.
Par exemple, le Projet CAPAS (Centre d'Assistance à la Pêche Artisanale du Sénégal) avait pour objectif au début des années 1980 de "moraliser" le mareyage en donnant plus d'indépendance aux pêcheurs vis-à-vis du réseau des intermédiaires supposés les exploiter. En réalité, le projet reproduisait dans ses grandes lignes des projets similaires engagés en 1952 puis en 1965, projets que les bailleurs de fonds et les agents techniques canadiens ignoraient mais que les anciens pêcheurs et les notables avaient connus. La participation des pêcheurs ne fit pas défaut mais le projet, arrêté en 1987 pour cause d'échec, rencontra les mêmes obstacles que les projets précédents: solidité des relations tissées entre pêcheurs et mareyeurs tendant à minimiser les risques de la mise en marché, influence de facteurs sociaux politiques locaux, coût de la chaîne de froid etc. (Chauveau et Samba 1989).
Le cas du projet de Matombi au Congo montre la stratégie attentiste des pêcheurs à l'égard du projet
Le pêcheur Makosso signale que leur attitude à l'égard du projet a évolué par étapes. A l'installation du projet, ils se sont plus comportés en observateurs, même s'ils participent aux réunions d'information organisées par l'expert. En réalité, ils le font pour signifier leur loyauté à ces étrangers qui arrivent pour la première fois dans le village; La participation renvoie à ce stade à un acte moral, c'est à dire obéir à l'adage suivant: "on ne peut refuser a priori de répondre à un appel, mais par contre on peut s'opposer au message qui vous sera livré". (...) Les révélations de Makosso montrent que les pêcheurs perçoivent progressivement les enjeux que représente le projet. Ils ne deviennent enthousiastes que lorsqu'ils se rendent compte de la nature et de l'importance des ressources qu'ils peuvent capter en participant à cette opération. Ils élaborent pour cela des stratégies multiples.Cependant il apparaît aux pêcheurs qu'ils ne peuvent promouvoir leurs intérêts personnels qu'en s'organisant en groupes. C'est ainsi que vont se constituer et se reconstituer les groupes stratégiques. (Nguinguiri 1995:1-2).
Presque toujours, en dépit du désengagement affiché de l'Etat, celui-ci reste considéré comme la structure dominante dont il convient de tirer des avantages au fur et à mesure des informations sur le projet. C'est notamment le cas au Bénin avec les CARDER (Centres d'Action Régionale pour le Développement Rural) (Daane et Mongbo 1991, Mongbo et Floquet 1993, Mongbo 1994).
La déjà longue cohabitation des populations avec les agents des structures d'intervention, participatives ou non, a par ailleurs crée des relations d'influence qui demeurent même lorsqu'apparaissent de nouvelles organisations et de nouvelles normes de fonctionnement
"... Les lobbies d'agents de l'Etat continuent à peser très lourd sur les décisions des nouveaux pouvoirs et ces fonctionnaires considèrent à juste titre que la réorientation d'attribution de ressources par les projets au profit direct des producteurs constitue pour eux une perte de ressources (exemple du Bénin où le Ministère de l'Agriculture est très sensible à la pression des agents rattachés aux CARDER)" (Vallat 1993).
Mais les stratégies des agents de l'administration n'explique pas à elle seule la pérennisation de l'influence, sinon des structures d'intervention étatiques, du moins de leurs agents locaux. Les agriculteurs utilisent en effet aussi ces derniers dans leurs propres stratégies de pouvoir. Ils peuvent par exemple recourir à l'arbitrage de ces agents pour trancher en leur faveur des conflits, comme dans le cas des Groupements Villageois du Nord-Bénin (Mongbo 1994) ou dans le cas des conflits fonciers en Côte d'Ivoire forestière (Chauveau 1994).
Les agents de l'Etat peuvent alors intervenir comme garant officieux de compromis au sein d'associations ou à l'occasion de transactions privées. Ces interventions se font en dehors de leur compétence officielle mais néanmoins sur la base de leur légitimité comme agents de l'Etat. Dans ce cas, ce sont eux qui adaptent leurs comportements aux normes du système de régulation et de pouvoir local, à la demande des agriculteurs qui considèrent qu'ils constituent un recours de dernière instance ou un recours alternatif (Blundo 1991, Jacob 1994).
Il est important d'avoir une idée relativement précise de la trajectoire des interventions de développement rural dans laquelle s'insèrent les projets participatifs orientés sur les groupes vulnérables. Les projets n'interviennent jamais sur une table rase et les différentes catégories au sein des populations interprètent les actions ou les appuis en fonction de leurs expériences passées et des habitudes prises beaucoup plus qu'en fonction des principes affichés par les projets.
Les ressources injectées par les projets ne sont en principe que les moyens des innovations proposées, celles-ci constituant l'objectif des projets. Mais, pour les villageois, la ressource injectée par le projet est une réalité tangible à laquelle il convient de se ménager un accès, même si l'innovation reste dans un premier temps une proposition à tester et discuter. La captation de la ressource devient alors, principalement, un but en soi. Les objectifs poursuivis ne relèvent pas seulement d'intérêts matériels immédiats, comme dans le cas fréquent de détournement de fonds, par exemple. Plus significatifs de la complexité de l'interface entre projets et populations sont les objectifs qui consistent à utiliser les ressources du projet au profit d'enjeux internes tant politiques que symboliques, enjeux qu'ignorent le plus souvent les promoteurs des projets.
Une conséquence importante est que, du point de vue des groupes dominants villageois, il est plus important de s'assurer de la réalisation du projet (et de l'injection de ressources) en adhérant d'emblée à ses termes de références que de l'aménager en fonction de critères purement locaux, ce qui risquerait (dans l'esprit des villageois) de remettre en cause le projet.
E. S. Ndione (1991) en donne un exemple à propos d'une coopérative de menuiserie:
Certains coopérateurs avaient demandé en vain qu'on leur accorde des crédits. Lorsqu'ils avaient des commandes intéressantes, et que les clients rechignaient à verser une avance substantielle, les autres étaient farouchement opposés à ce qu'on mette en place un système de crédit. Ils arguaient que la coopérative devrait rembourser d'abord à la CHODAK le prêt qui lui avait été octroyé. Il leur paraissait plus important de soigner leur image face à l'ENDA. En fait, ils fondaient toute leur stratégie sur la relation avec la CHODAK, car nulle autre activité que la menuiserie ne semblait la séduire. En octroyant des crédits, ils craignaient de voir se développer d'autres activités parallèles à l'activité principale de menuiserie, ce qui pourrait contrarier la CHODAK. (p. 12)
Les objectifs participatifs sont alors handicapés par une surdétermination par l'offre, extrêmement difficile à éviter, comme l'indique Ph. Lavigne Delville (1995) à propos de projets d'aménagement de bas-fonds au Mali:
Il apparaît clairement partout que l'enjeu, pour les hommes, n'est pas tant l'amélioration de la riziculture des femmes que la constitution d'une retenue d'eau pour l'abreuvement du bétail et pour la recharge des nappes (afin de faciliter le maraîchage sur puisards, sur les talus). Cet objectif implicite est souvent voilé, car les aménagements pastoraux ne sont guère prisés des intervenants et certains villages qui l'avaient demandé explicitement se sont vu refuser l'intervention. Le seuil rizicole est dans ces cas une façon contournée d'obtenir une mare. Dans la pratique, cela se traduit par une fermeture précoce et permanente des vannes (d'autant plus facile que les hommes sont en majorité, sinon les seuls, dans le comité de gestion) qui pose des problèmes pour les exploitantes: zones incultivables, sinistres, récolte dans l'eau, etc. (...) La démarche participative, la négociation avec les villageois ne permet pas, en soi, d'éviter la surdétermination par l'offre, et le fait que la demande de seuil cache un objectif d'abreuvement du bétail (avec tout ce que cela entraîne comme problèmes de gestion des ouvrages).
D'autres exemples montrent que l'offre d'aide par les projets participatifs est mobilisée par un groupe qui défend ses intérêts sous le couvert d'associations ou de groupements. Cette tendance au "courtage" de la rente du développement participatif peut contrecarrer l'adaptation du projet aux besoins réels de ses récipiendaires. Lavigne Delville (1995) donne un exemple, situé sur la rive malienne de la Falémé, où l'offre d'innovation participative est appropriée par un groupe de migrants ayant acquis un pouvoir économique dominant
Signalons le cas de Kotéra, ancienne capitale du Gajaaga. L'association des migrants, dirigée par la famille royale, voulait réaliser un Périmètre Irrigué Villageois dans le village. Outre des problèmes techniques, une étude économique avait montré que les villageois, vivant largement sur la rente migratoire, il n'y avait que peu de chances qu'ils soient prêts à s'investir dans l'irrigation, à intensifier suffisamment pour faire face aux coûts de production élevés. Suite aux pressions des émigrés, le village a été inclus dans le programme d'aménagements, et de nombreux problèmes de mobilisation sont apparus, tant pour le chantier que pour la mise en culture, vérifiant ainsi a posteriori que l'enjeu économique est crucial, (p. 6)
Tous ces cas montrent que les "demandes" d'innovation et d'appui de la part des bénéficiaires des projets sont en grande partie induites dès le départ par l'offre proposée par les promoteurs du projet ou, ce qui revient au même, par ce que les bénéficiaires croient être l'attente des promoteurs en matière de demande locale. Il faut donc se garder de toute fétichisation de la "demande locale". Loin d'être toujours une expression spontanée des "besoins" ressentis, elle est souvent "construite" ou négociée pour accéder d'abord aux ressources du projet. Le caractère implicite de cette négociation échappe en général aux promoteurs de projets.
Les principes de la Participation Populaire au Développement impliquent de plus en plus une participation en argent ou en travail de la part des bénéficiaires. Cette contribution est censée promouvoir la responsabilisation des bénéficiaires et contrecarrer précisément la surdétermination par l'offre de projet. En réalité, cette procédure ne suffit pas à garantir l'implication des populations, surtout des groupes les plus vulnérables, ni à contrecarrer l'effet de clientélisme.
a) Si la contribution-participation en main d'oeuvre, en ressources financière et foncière intervient, comme c'est généralement le cas, en situation de pénurie, la participation demandée peut être impossible à mobiliser par les récipiendaires, ou les forcer à une prise de risque (vente de biens, réduction du travail à son compte) bien dangereuse compte tenu de l'incertitude et de la tendance connue des projets à s'évaporer dans la nature en cas d'échec; le principe même de la participation peut dans ce cas conduire paradoxalement à l'exclusion des plus démunis, alors qu'ils sont eux-mêmes visés.
Van den Breemer et al. soulignent, à propos des projets participatifs de protection de la nature et de reboisement, que cette contribution remet nécessairement en cause l'allocation des ressources antérieure, tant au sein des ménages qu'entre les ménages. Outre le renforcement des inégalités qui peut en résulter, il doit être clair que la protection de la nature et le reboisement ne peuvent être incorporés, tout simplement, dans les activités villageoises; il s'agit de l'adoption d'activités nouvelles dans un système social et agraire existant (souligné par nous), dans une constellation ménagère, villageoise et régionale déjà cohérente. La "mise de fonds" en terres, en main d'oeuvre et en argent nécessite un changement en ce qui concerne leur allocation au sein des ménages, de même qu'en ce qui concerne leur répartition au sein des ménages ou autres groupements sociaux au niveau du village ou de la région. (...) Pour comprendre les modalités qui entourent la contribution sociale en moyens de production, aux efforts de mise en défens et de régénération du couvert végétal, il faut que l'on se rende compte des rapports sociaux au niveau du ménage, du village et de la région. Ce sont surtout ces rapports qui structurent la répartition et l'allocation des moyens locaux de production (1994: 66).
b) Si la définition des groupes-cibles ne correspond pas aux bénéficiaires réels du projet, on demande une participation à des villageois qui n'y gagneront rien: Ph. Lavigne Delville (1995) rappelle que cet état de fait n'est pas étranger à l'absentéisme aux travaux collectifs du projet, et à la difficulté de recouvrement des cotisations; par exemple l'aménagement d'un bas-fond, très coûteux en travail, ne profite en définitive qu'au propriétaire de la parcelle: la participation de tous aux travaux est donc à moyen terme une vue de l'esprit:
Le seuil rizicole n'a d'impact que sur une partie du bas-fond: la zone contrôlée par la lame d'eau créée par l'ouvrage. Sauf redistribution foncière, seule une partie des femmes est donc susceptible d'en bénéficier, et le groupe des bénéficiaires réel est déterminé par le choix de l'emplacement de l'ouvrage. Derrière l'apparence communautaire, il y a ainsi une sélection de fait, jamais explicite, des bénéficiaires (p. 7). (...) La dimension "villageoise" donnée aux aménagements (...) aboutit à mobiliser l'ensemble de la main-d'oeuvre villageoise pour un ouvrage qui ne bénéficie qu'à quelques familles. (Il en résulte) un classique absentéisme sur le chantier, à partir du moment où les gens comprennent qu'ils n'en tireront aucun avantage (le flou sur la définition des "bénéficiaires", très fréquent dans les relations entre projets et populations, peut maintenir l'illusion jusque pendant le chantier), (p. 9).
c) Si l'accès aux ressources du projet est conditionné par une cotisation individuelle, cette cotisation peut être perçue comme un droit à une part du gâteau: "j'ai cotisé, je me sers". En outre, la cotisation peut aussi être une porte d'entrée au contrôle de la ressource du projet par quelques individus: "je paye pour vous, et donc vous êtes mes clients".
Ce dernier point est illustré par G. Lachenmann (1995; 1988), à partir d'un terrain sénégalo-malien:
Dans le cadre de l'autopromotion, avec travail non rémunéré d'animateur/agent de santé/matrone, de nouveaux systèmes de clientélisme sont créés à cause de l'idéologie voulant que "les villageois prennent en charge la personne concernée," ce qui ne peut être fait que par des patrons déjà sur place et qui renforce leur position et leur accès au projet. (1995: 5)
Un autre exemple de ce phénomène est rapporté par N. Bako-Arifari (1995), dans le cadre d'un projet participatif au nord-Bénin (Natitingou):
Les élus politiques (députés surtout) ont profité {de l'idéologie participative} pour marquer leur présence dans leurs différents fiefs électoraux, en participant sur le terrain aux "opérations d'identification" des projets après la phase de conception. Certains députés iront jusqu'à verser la part des populations (30%) en leur nom. L'objectif participatif qui suppose une contribution des populations est court-circuité et mis au service d'une légitimation politique. Du coup le projet est détourné et mis au service de la promotion d'un leader politique (p.26). (Dans certains cas, c'est) l'administration (qui) se substitue à elles pour payer à leur place, elle s'arroge ainsi le droit de contrôle ultérieur sur le projet. C'est le cas par exemple à Natitingou. (p.26)
Les innovations proposées ou soutenues par les stratégies participatives orientées sur les groupes vulnérables sont soumises concrètement à une série de filtrés imposée par l'économie politique de la pauvreté et de l'exclusion. Ce filtrage social et politique provient des structures clientélistes au niveau national et régional. Il conditionne la durabilité institutionnelle des projets tout autant que les critères technico-économiques ou que le caractère local et décentralisé des projets. Au niveau local les dynamiques préexistantes au projet ne disparaissent pas bien au contraire, du seul fait d'une approche participative. - Sans tomber dans une idéalisation des mécanismes de régulation des inégalités internes aux communautés une prise en compte de ces mécanismes montre que l'appui des projets participatifs aux catégories vulnérables entraîne pour les bénéficiaires des "coûts de dérégulation". Se soustraire à des relations de dépendance ou de clientèle implique presque toujours un coût social immédiat et des conflits de loyauté, risque quelquefois de provoquer un effet de stigmatisation et peut s'avérer contradictoire avec des stratégies d'émancipation en cours. - L'histoire antérieure des interventions de développement rural dans laquelle s'insèrent les projets participatifs oriente les stratégies des groupes locaux à l'égard des projets. Les projets n'interviennent jamais sur une table rase et les différentes catégories au sein des populations locales interprètent les actions ou les appuis en fonction de leurs expériences passées et des habitudes prises beaucoup plus qu'en fonction des principes affichés par les projets. C'est en particulier le cas des groupes locaux qui s'interposent (ou sont sollicités) comme représentants ou comme intermédiaires entre les projets participatifs et les populations. - Les précautions d'usage habituelles dans les projets participatifs ne suffisent pas à garantir les projets participatifs des effets des dynamiques préexistantes. Le souci des projets d'identifier les "demandes" des populations n'empêche pas les stratégies de captation des ressources du projet par des groupes particuliers qui anticipent les attentes des promoteurs du projet et qui induisent une détermination de la demande par l'offre d'innovation (réelle ou supposée). De même, l'exigence d'une contribution comme gage d'une participation réelle ne suffit pas bien souvent à garantir des manoeuvres opportunistes des groupes locaux prééminents ni à assurer l'accessibilité des ressources du projet vis-à-vis des groupes vulnérables ciblés. Pour être surmontées, ces difficultés de l'approche participative supposent que les promoteurs des projets se départissent de toute naïveté quant à l'expression spontanée des besoins des populations et se donnent les moyens de rendre explicites les négociations implicites que déclenche les projets. |
La nécessaire prise en compte des systèmes d'interaction qui préexistent aux projets participatifs et qui en conditionnent les trajectoires possibles suppose une connaissance des enjeux autour desquels se confrontent et négocient les différents groupes d'acteurs et une connaissance des règles qu'ils utilisent. La partie suivante a pour principal objectif de proposer une grille d'analyse opératoire qui permette cette prise en compte.