Qu'est-ce que l'ingénierie économique?
Pourquoi appliquer l'ingénierie économique aux industries de transformation des produits de la pêche?
A quels domaines des pêches l'ingénierie économique peut-elle s'appliquer?
Quelles sont les limites de l'approche proposée?
Comment utiliser ce manuel?
L'ingénierie économique (terme non encore usité en français, comme l'est celui de "Ingénierie financière") est un domaine spécialisé, comprenant des connaissances technologiques et des bases de micro-économie. Sa principale fonction est de faciliter les prises de décisions en utilisant la comparaison économique de différentes alternatives technologiques pour un investissement donné. Ses méthodes, allant de l'utilisation de tableaux standards pour le calcul de flux de trésorerie à des méthodes plus élaborées comme l'analyse de risque, peut s'appliquer à des investissements individuels ou à des entreprises industrielles.
Les auteurs ont suivi l'approche utilisée fréquemment par les Ecoles de génie alimentaire et de chimie dans les Universités américaines, qui offrent normalement une ou plusieurs unités d'enseignement, généralement au niveau Maîtrise (Master of Science). Ils ont librement adapté cette approche aux caractéristiques et besoins perçus par l'industrie des produits de la pêche, et en particulier celle des pays en développement.
Dans beaucoup de pays en développement il y a une difficulté réelle de compréhension et de mise en uvre de concepts fondamentaux comme les amortissements, l'analyse des coûts et financements, en particulier pour les petites et moyennes entreprises, y compris la transformation des produits à l'échelle artisanale. Cette situation fait obstacle à l'établissement d'activités autonomes et durables, très souvent empêche l'introduction des améliorations techniques nécessaires et entraîne des gaspillages de ressources humaines et financières. De façon certaine, les technologues des produits de la pêche ayant une activité dans la production, la vulgarisation ou participant à la mise en place de projets d'investissement, devraient être formés pour apporter une assistance appropriée.
Les technologues des produits de la pêche impliqués dans la conception et la mise en uvre d'unités de transformation des produits de la pêche sont fréquemment confrontés aux questions suivantes:
- Quelle option sélectionner parmi plusieurs variantes d'investissement?- Les équipements en cours doivent-ils être remplacés par de nouveaux équipements? Et s'ils doivent l'être, quand le faire?
- Les bénéfices attendus sont-ils suffisants pour justifier l'investissement?
- Un projet traditionnel et plus sûr est-il préférable à un projet plus risqué qui pourrait rapporter des bénéfices plus élevés?
Ces questions ont des éléments communs: 1) chacune comporte un choix entre des options techniques; et 2) toutes incluent des considérations économiques. D'autres facteurs moins évidents sont la nécessité de disposer de données suffisantes, et la connaissance des contraintes technologiques de façon à définir le problème, identifier les solutions possibles et sélectionner la meilleure. Par conséquent, il faut s'assurer que la conception, la mise en uvre, et l'évaluation économique forment un tout cohérent.
Enfin, le terme "investissement" est utilisé dans ce manuel au sens large du mot; il peut concerner une grande usine, une ligne de production, la modification d'une ligne de production, le développement d'un nouveau produit, le choix entre deux technologies ou plus pour obtenir le même produit, l'analyse d'une simple opération (par exemple, le glaçage du poisson), l'introduction d'un nouveau système de contrôle de qualité, etc. En même temps, le terme "investissement" est entendu quel que soit le niveau d'investissement et l'origine du financement.
Les industries de transformation des produits de la pêche sont impliquées dans un large domaine d'activités couvrant tous les aspects des affaires: achats d'intrants, demandes de prêts, salaires, plans de développement et rentabilité. Cela s'applique à toutes les activités des pêches: captures, transformation et commercialisation. De même, comme dans toute industrie, les pêches artisanales ou industrielles ont leurs propres caractéristiques qui doivent être identifiées afin de mieux comprendre l'ensemble de l'industrie de la pêche.
Un projet économique présente plusieurs objectifs. En principe, les objectifs peuvent être distingués entre ceux qui doivent être réalisés pour assurer la durabilité et l'autonomie du projet, et ceux qui sont importants, mais non déterminants vis-à-vis des premiers.
Un objectif essentiel, du point de vue économique, est d'être économiquement autonome, c'est-à-dire d'assurer un retour financier sur les investissements avec une marge bénéficiaire dans un délai raisonnable. La réalisation de cet objectif est une condition nécessaire sinon le projet ne sera pas viable et échouera quand le capital initial sera épuisé, ou quand les aides financières prendront fin. La majeure partie du manuel est consacrée à l'analyse de cet objectif. Cependant, le fait que, dans le cas des industries de transformation des produits de la pêche, d'autres conditions soient également nécessaires pour assurer cette autonomie et durabilité, est également pris en compte.
La plus évidente est la nécessité d'une gestion rationnelle des pêcheries et des ressources naturelles. Les relations entre l'économie générale d'une pêcherie et la gestion de la ressource dont elle dépend font l'objet de la section 5.5. Les produits de la pêche destinés à l'alimentation humaine, l'objectif final de l'industrie des pêches, doivent aussi être sains et d'un niveau de qualité répondant à la demande du consommateur et à la réglementation en vigueur. Cela est également une condition nécessaire qui intervient dans le fonctionnement économique de l'entreprise; ce point fait l'objet du chapitre 8.
La validité économique d'un projet et sa bonne marche sont des conditions nécessaires mais non suffisantes pour investir (sine qua non). Dans ce contexte, l'ingénierie économique appliquée aux industries de transformation des produits de la pêche constitue un outil approprié pour aider à la gestion et à la durabilité du secteur, en particulier dans les pays en développement.
Toutes les pêcheries mondiales ont une caractéristique commune, à savoir la coexistence d'activités industrielles et artisanales. Les pays en développement, auxquels ce manuel est particulièrement destiné, ont les deux types d'activités, avec des combinaisons et des importances relatives qui doivent être étudiées cas par cas, et dans certains pays, voire région par région.
A partir de considérations historiques générales (par exemple, en Europe), l'évolution du développement des pêcheries passe d'une activité de subsistance à un stade artisanal, puis un stade de petites entreprises et finalement aux stades semi-industriels et industriels. Ce développement généralement implique des investissements extérieurs et/ou un réinvestissement et une redistribution de l'emploi (par exemple, dans le développement de la pêche industrielle en Uruguay pendant les armées 70).
Le développement implique aussi d'éviter l'obsolescence et de se tenir informé des nouvelles technologies, exigences des marchés, etc. Une caractéristique de la dynamique d'un développement durable est la nécessité d'une chaîne sans fin de décisions technico-économiques. Que ce soit dans les pays développés ou en développement, on trouve des pêcheries statiques (par exemple, les "tonnara" en Italie), inchangées et stables depuis des siècles. Les implications de ces situations ne sont pas abordées ici étant donné que de nombreux autres facteurs (par exemple, culture, politique, emploi, tourisme) peuvent entrer en ligne de compte.
Alors que les activités industrielles de la pêche peuvent être caractérisées en tenant compte des technologies utilisées et des investissements, on ne trouve pas de définition universellement acceptée pour les activités de pêche à petite échelle. Les activités de la pêche sont classées en différents groupes: artisanales et industrielles, ou commerciales; à petite ou grande échelle; suivant le rayon d'action des navires de pêche (côtière ou hauturière); ou suivant le type de filets utilisés (Thaïlande), la taille des navires (Indonésie, Philippines) ou la distance du littoral (Hongkong) ou encore une combinaison des trois (Malaisie). Ce qu'un pays considère comme à grande échelle est souvent regardé comme à petite échelle dans un autre pays. Il y a cependant un consensus général pour considérer que les pêcheries à grande échelle opèrent dans les eaux profondes, alors que les pêcheries à petite échelle ont une capacité de prise limitée, opèrent dans un environnement socio-économique difficile, sont limitées à une zone étroite du domaine marin ou terrestre, et sont pratiquées par des communautés qui ont peu d'alternatives d'activité et sont dépendantes des ressources locales (Panayotou, 1982).
Ce manuel ne fait pas une étude particulière et une comparaison des pêcheries à petite et grande échelle, mais essaye de présenter une synthèse de la situation actuelle.
Une analyse globale est faite sur les facteurs les plus importants dans la production de la pêche, dans les industries de transformation et dans la conception d'opérations et de procédés de fabrication associés, avec un accent particulier sur les aspects économiques. Les investissements en biens d'équipement, les coûts de production et leur rentabilité sont considérés quantitativement et qualitativement. Une brève analyse micro-économique de la production est également effectuée. Cette analyse, qui permet la production de produits de la pêche avec le maximum d'efficacité, peut être appliquée à de simples lignes de production, à des usines ou à un secteur national entier.
Les consommateurs de produits de la mer changent d'attitude aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement. Cela a de nombreuses conséquences pour les industries de transformation des produits de la pêche, en particulier la nécessité d'être compétitifs sur des marchés de plus en plus exigeants en terme de qualité, sans grands changements au niveau des prix relatifs. Une étude approfondie des coûts de la sécurité et de la qualité ainsi que leur suivi sont donc nécessaires, selon des modalités qu'une simple approche comptable ne peut fournir. Ce type d'étude et de suivi implique un étroit rapprochement entre la technologie et l'économie. Le but est d'obtenir des produits de plus grande sécurité et de meilleure qualité à de plus bas prix par le biais de changements dans les procédés de fabrication, la gestion, le stockage et la distribution.
L'analyse micro-économique dépend de modèles (et/ou d'idéologies) et est par conséquent limitée par le fait que les modèles ont leurs propres limites, ou par le fait que les conditions d'application du modèle ne concordent pas avec une situation donnée. Les stratégies administratives diffèrent suivant les pays, même entre ceux qui appartiennent au même système politique général, et par conséquent affectent les analyses économiques de diverses façons (par exemple, les techniques d'amortissement autorisées ou les modalités d'imposition). Une discussion approfondie de tous ces sujets dépasse la portée de ce manuel, bien que certains aspects soient abordés.
Etant donné que les produits de la mer sont une ressource naturelle et que la pêche est étroitement liée à l'environnement, le lecteur peut s'attendre à une approche micro-économique "alternative". Les auteurs sont en accord avec l'opinion de Pearce et Turner (1990) suivant laquelle beaucoup, mais non la totalité, des questions relatives à l'environnement et aux ressources naturelles peuvent être abordées et analysées en utilisant une approche classique, plutôt qu'en développant des approches micro-économiques "alternatives". Cette approche a l'avantage, au moins au début, d'être mieux comprise par les personnes de l'administration et de l'industrie. Il est probable que dans un futur proche plusieurs considérations sur la qualité de la vie et l'environnement seront intégrées dans les analyses micro-économiques en tant que coûts de non-conformité; c'est-à-dire des coûts provenant de ce qu'une condition particulière sur la matière première, le produit ou le procédé de fabrication ne peut être satisfaite. Un exemple de ce type d'approche éventuelle est donné au chapitre 8.
D'un point de vue strictement économique, il n'existe pas de développement conceptuel ou théorique (par exemple, un "théorème de l'existence") qui permette d'assurer que "quel que soit le système économique que l'on puisse imaginer, ce système sera écologiquement durable. Le seul moyen de garantir cette durabilité est de s'assurer que les modèles économiques intègrent dans leur conception les conditions de durabilité" (Pearce et Turner, 1990).
Dans le domaine des pêches, il est très facile de s'engager dans une discussion sur "la pratique opposée à la théorie". Ainsi que l'écrivait Gordon Eddie (1983), en faisant référence aux objectifs controversés des pêches: "De telles situations soulignent l'inconfortable fait que, lorsque la pêche a pour objet le profit plutôt que l'alimentation, les objectifs du pêcheur ne sont pas forcément les mêmes, au moins à court terme, que les objectifs de ceux qui abordent la gestion des pêcheries en termes de biomasse, rendement et capture".
Sans vouloir écarter l'importance de l'expérience pratique, il est clair que dans la majorité des pêcheries il n'est pas suffisant de maintenir l'activité sur les bases d'une durabilité à court terme. La principale raison en est que les échéances de "moyen" et "long" termes sont plus proches qu'elles ne l'étaient, ainsi qu'il est présenté dans le bref aperçu historique de la section 1.1. Selon Dale et Plunkett (1992), les propositions d'amélioration de la qualité sans claire référence à une efficacité à court terme peuvent être considérées comme de simples actes de foi, et s'opposent à la mentalité habituelle des hommes d'affaires et responsables d'entreprises de l'Occident.
Les auteurs sont conscients que l'approche classique utilisée peut donner l'impression que les changements dans l'industrie de transformation des produits de la pêche se produisent progressivement et sans à-coups. Ce qui veut dire qu'une situation pourrait être inversée par une gestion appropriée si elle s'avère erronée. Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas, comme on a pu le voir dans le récent effondrement de l'élevage de la crevette en Chine ou la surexploitation des stocks sur les Grands Bancs. Le devenir d'une pêcherie est dépendant d'une ressource biologique et de la demande du consommateur, les changements d'une variable de résultat (par exemple, les débarquements, le profit) peuvent évoluer en fonction d'une variable contrôlable (par exemple, l'effort de pêche), mais seulement jusqu'à un certain point. Une fois ce point atteint, les changements de la variable de résultat sont complètement disproportionnés ou insensibles aux changements de la variable contrôlable. Cette situation, relativement fréquente dans les domaines physiques et biologiques, peut être interprétée par le modèle (ou théorie) de la "catastrophe" (par exemple, Woodcock et Davies, 1982), et semble s'appliquer aux effondrements de stocks aussi bien naturels qu'en aquaculture, mais elle peut également être utilisée, par exemple, pour analyser des changements sur les marchés provoqués par une sécurité ou qualité insuffisante. Les auteurs ont évité, autant que possible, les considérations purement théoriques.
L'espace consacré aux techniques d'optimisation (Chapitre 6) peut sembler relativement limité. L'importance des techniques d'optimisation est grandissante, et va devenir un outil essentiel dans le futur proche pour les industries de transformation des produits de la pêche, mais les auteurs ont considéré que la description détaillée, l'exposé d'exemples et de modèles numériques (l'optimisation dépend de l'élaboration d'une fonction d'objectif), sortent des limites de ce manuel. En Amérique l'optimisation fait généralement l'objet d'un cours séparé dans les universités.
Finalement, il faut admettre que gérer une affaire implique la prise de risques, car des incertitudes ne peuvent être évitées. Le manuel peut contribuer à réduire le nombre de ces "incertitudes", en particulier celles qui peuvent être abordées de façon rationnelle. Malheureusement, il n'existe pas d'ouvrage donnant la recette pour les éliminer ou pour devenir un entrepreneur accompli.
Ce document est conçu en premier lieu pour être un manuel de formation et non un manuel technique; les auteurs espèrent que les utilisateurs le trouveront utile. Une formation qui intégrerait l'ensemble du manuel demanderait environ 40 à 45 heures de cours, comprenant 10 à 12 heures de séminaires de mise en pratique générale, plus 45 heures de travaux pratiques dirigés (qui peuvent être des devoirs dans le cas de cours formels). Des sessions plus courtes peuvent être organisées suivant les connaissances déjà acquises par le groupe concerné. Quelques chapitres, en particulier 5 et 8 peuvent être utilisés individuellement. Par exemple, le chapitre 8 peut servir de base pour un séminaire sur le coût de la qualité et de la sécurité.
Les lecteurs devront avoir en général une bonne connaissance de la technologie de transformation des produits de la pêche et des bases d'algèbre. Une connaissance préalable de mathématiques financières serait utile, bien que non strictement nécessaire. Les mathématiques ont été simplifiées au maximum, sauf lorsque ceci n'était pas possible (par exemple, dans la section 7.9 en traitant de l'influence de l'inflation sur la rentabilité). Le manuel peut ainsi être utilisé directement dans des Ecoles de pêches (avec formation donnant droit à la délivrance d'un diplôme) comme il en existe dans certains pays d'Afrique, d'Asie ou des Caraïbes, ou dans des Collèges techniques et dans le cadre de stages de formation professionnelle (au niveau tertiaire) en Amérique latine. Il peut également servir de base pour des cours au niveau universitaire, quoique dans ce cas une approche plus formelle serait requise (par exemple, intégration des calculs statistiques et utilisation de logiciels informatiques appropriés).
Un grand nombre de tableaux et d'informations peuvent être utilisés directement dans les calculs. Certaines données peuvent être facilement mises à jour pour des calculs actualisés (coûts des équipements, énergie, eau, impôts et taxes, salaires), d'autres doivent être vérifiées en cas de doute (par exemple, rendement d'une espèce donnée, productivité de travailleurs se tenant dans différentes positions, assis ou debout). Pendant les séminaires pratiques pendant lesquels ce document a été utilisé, la première étape pratique était de déterminer la valeur locale des paramètres utilisés dans les calculs. Cela est un excellent exercice en lui-même, et peut générer des informations sur la situation réelle du pays et de son industrie des pêches.
Dans les pays développés (et dans quelques pays en développement) il est possible d'avoir accès, au travers d'Internet, à des bases de données (par exemple, le service national de statistiques) dans lesquelles on peut trouver facilement et à moindre coût certaines informations nécessaires pour les calculs (par exemple, niveau moyen des salaires, index de la construction, évolution des taux de change des devises). Malheureusement, ces bases de données ne sont pas disponibles pour tout le monde, et il n'est pas possible d'avoir des informations sur tous les pays, en particulier sur les pays en développement.
Le conseil qui est fait aux technologues des pays en développement est de construire peu à peu leur propre "base de données". Un petit ordinateur serait utile, mais non indispensable. Un bloc-notes avec un index (suivant plus ou moins l'ordre des chapitres du manuel) suffira dans la plupart des cas pratiques (à condition que le volume d'information ne devienne pas trop important). Les informations peuvent provenir de recherches personnelles (par exemple, en demandant aux entreprises de fournir les coûts, le nombre d'employés, les salaires versés, les rendements par espèces), de sources publiées (par exemple, statistiques) ou de publications, journaux (par exemple, taux de change) et revues.
Finalement, les technologues des pêches doivent savoir que des recherches appliquées sont encore nécessaires sur de nombreux sujets tels que la consommation d'eau et d'énergie.