Dans son rapport intitulé La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2010-2011 – Le rôle des femmes dans l’agriculture – Combler le fossé entre les hommes et les femmes pour soutenir le développement1, la FAO prônait l’élimination des disparités qui existent entre les femmes et les hommes pour ce qui est de l’accès aux biens, aux intrants et aux services agricoles. La publication présentait une analyse des coûts colossaux induits par les inégalités fondées sur le genre, non seulement pour les femmes mais aussi pour tout le secteur agricole et, de ce fait, pour l’économie au sens large et la société dans son ensemble.
Bien des choses ont changé depuis 2011. La concrétisation de l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes dans le cadre du Programme de développement durable à l’horizon 2030 s’impose aujourd’hui comme un enjeu central, accepté et établi à tous les niveaux de gouvernance. Cette question de l’égalité occupe une place toujours plus importante dans l’élaboration des politiques, les projets de développement, les interventions humanitaires et le renforcement des capacités institutionnelles dans le domaine agricole, au même titre que l’augmentation du nombre de femmes à des postes de direction. Les données et les statistiques ventilées par sexe à notre disposition sont aujourd’hui bien plus étoffées. La recherche s’intéresse de plus en plus à la nature de l’autonomisation des femmes et de l’égalité des genres et aux facteurs qui les favorisent.
Cependant, si certaines disparités sont aujourd’hui moins prononcées, d’autres sont restées au même stade ou n’ont que peu évolué. Alors qu’elles représentent la moitié de la population mondiale, les femmes continuent d’être systématiquement désavantagées dans différentes sphères touchant à leur bien-être et à leurs moyens de subsistance. En 2021, par exemple, la proportion de femmes en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave dans le monde était de 31,9 pour cent, contre 27,6 pour cent pour les hommes, soit un écart de 4,3 points de pourcentage (voir l’encadré 1.1)2. La rigidité des normes et des rôles fondés sur le genre, le déséquilibre des rapports de force et le caractère discriminatoire des structures sociales mettent les femmes et les filles aux prises avec des obstacles et des contraintes que ne connaissent pas les hommes et les garçons. Les répercussions dramatiques de la pandémie de Covid-19 ont mis au jour la fragilité des avancées qui avaient été obtenues en matière d’autonomisation des femmes et ont souligné les effets de la persistance des inégalités structurelles et des facteurs multiples et croisés de discrimination auxquels se heurtent les femmes et les filles. Ces freins à l’amélioration de la situation des femmes sont aggravés par d’autres difficultés liées au climat, aux chocs économiques, aux flambées des prix et aux conflits, ainsi qu’à l’accroissement des risques de violences fondées sur le genre.
Dans toutes les régions du monde, les femmes sont davantage exposées à l’insécurité alimentaire que les hommes, et l’apparition de la pandémie de Covid-19 n’a fait qu’aggraver ce décalagei. À l’échelle mondiale, l’écart entre femmes et hommes dans la prévalence de l’insécurité alimentaire modérée ou grave (indicateur 2.1.2 des ODD) a augmenté, passant de 1,7 à 4,3 points de pourcentage entre 2019 et 2021, ce que l’on doit dans une large mesure à l’accroissement des disparités dans les régions Amérique latine et Caraïbes, et Asie. Plus de 939 millions de femmes âgées de 15 ans et plus ont été victimes d’insécurité alimentaire modérée ou grave en 2021, contre 813 millions d’hommes de la même classe d’âge (figure A).
Les disparités entre femmes et hommes présentent d’importantes variations d’un pays à l’autre. Les 24 pays dans lesquels l’insécurité alimentaire est sensiblement plus marquée chez les femmes que chez les hommes se trouvent pour la plupart en Afrique, en Asie ainsi qu’en Amérique latine et dans les Caraïbes (figure B). L’inverse (insécurité alimentaire nettement plus prononcée chez les hommes) ne se constate que dans quatre pays.
Une analyse économétrique des données recueillies au moyen de l’échelle de mesure de l’insécurité alimentaire vécue (échelle FIES)ii, dans le cadre du sondage mondial Gallupiii, auprès de plus de 700 000 personnes dans 121 pays avant et après le début de la pandémie de Covid-19 montre que les femmes en zone rurale et les hommes et femmes entre 25 et 34 ans sont touchés de manière disproportionnée par l’insécurité alimentaire depuis la pandémie (figure C)iv. À l’échelle mondiale, les personnes âgées de 15 à 24 ans et celles de plus de 65 ans ont généralement moins de problèmes de sécurité alimentaire, tandis que les femmes entre 25 et 34 ans sont dans une meilleure situation que celles entre 35 et 64 ans. Les différences selon le sexe, le lieu de résidence et l’âge ne sont pas négligeables, même en tenant compte des revenus, du niveau d’instruction, de la situation professionnelle et familiale et de la composition du ménage, ce qui indique que d’autres facteurs latents, notamment les normes et les discriminations liées au genre, restent un frein pour la sécurité alimentaire des femmes en zone rurale.
Les femmes ont souvent un niveau d’instruction moindre que celui des hommes. Elles travaillent plus souvent à temps partiel et sont moins nombreuses dans la population active. Elles sont issues de foyers généralement plus pauvres. Au moins 57 pour cent de l’écart actuellement constaté entre les femmes et les hommes en matière d’insécurité alimentaire disparaîtrait si ces trois disparités liées au genre étaient éliminéesiv.
NOTE: Mane et al. (à paraître)iv appliquent un modèle Tobit pour analyser les facteurs socioéconomiques de l’insécurité alimentaire (figure C), définie comme la probabilité d’une situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave, obtenue par régression avec les variables suivantes: Femme = 1 si l’individu est une femme; Zone rurale = 1 si l’individu vit en zone rurale; quatre groupes d’âge (15-24 ans, 25-34 ans, 35-64 ans et 65 ans et plus); et autres variables de contrôle (situation familiale, situation professionnelle, niveau d’instruction, nombre de membres du foyer âgés de 15 ans et plus, nombre de membres du foyer de moins de 15 ans, et revenus par habitant en dollars internationaux, en parité de pouvoir d’achat).
Un consensus mondial s’est dégagé sur l’interdépendance des objectifs de développement au moment de l’élaboration des objectifs du Millénaire pour le développement, en 2000, puis des objectifs de développement durable (ODD), en 2015. Il a mis en évidence le rôle déterminant de l’action en faveur de l’égalité femmes-hommes dans le contexte plus large du développement économique et social durable. Dans le présent rapport, nous allons donc au-delà du thème central de l’édition 2010-2011 de La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture, à savoir le rôle des femmes dans l’agriculture, pour nous intéresser plus largement aux problématiques de genre dans les systèmes agroalimentaires dans le contexte des processus dynamiques de transformation agricole, rurale et structurelle. Ajoutons que depuis 2011, l’objectif sociétal a évolué: il s’agit non plus seulement d’assurer l’égalité dans la sphère économique, mais de concrétiser l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes, à la fois en tant qu’objectifs proprement dits et comme moyens d’améliorer le bien-être dans plusieurs sphères de la vie. La stratégie adoptée a évolué en conséquence: alors qu’on s’attachait auparavant à réduire les écarts entre les femmes et les hommes, on cherche aujourd’hui à appliquer des approches porteuses de transformation en matière de genre, qui visent explicitement à remédier aux contraintes structurelles formelles et informelles entravant l’égalité et à parvenir à un meilleur équilibre dans les rapports de force.
Loin d’être une simple mise à jour de La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2010-2011 sur le rôle des femmes dans l’agriculture, le présent rapport dresse un panorama complet de la situation des femmes dans les systèmes agroalimentaires à l’échelle mondiale. Il présente de nouvelles données et constatations sur les modes de participation des femmes aux systèmes agroalimentaires et les bénéfices qu’elles en tirent. Il montre en quoi les chocs qui frappent les systèmes agroalimentaires ont des effets distincts selon qu’on est un homme, un garçon, une femme ou une fille et présente les stratégies d’adaptation appliquées pour y faire face. Le rapport met en évidence non seulement le rôle prépondérant de l’égalité des genres et de l’autonomisation des femmes dans la transition vers des systèmes agroalimentaires durables et résilients, mais aussi la contribution que peut à son tour apporter cette transformation des systèmes agroalimentaires à ces deux objectifs. Il fournit une analyse détaillée des données produites dans les 10 dernières années sur la question de l’égalité entre les hommes et les femmes et l’autonomisation de ces dernières dans les systèmes agroalimentaires. Il brosse également, à l’intention des responsables politiques et des acteurs du développement, un tableau détaillé de ce qui fonctionne et présente des recommandations spécifiques sur la voie à suivre.
Le présent rapport met en lumière le rôle central que joue dans la concrétisation de l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes ce qu’on appelle l’«intersectionnalité», c’est-à-dire une situation dans laquelle des facteurs multiples, qui souvent se superposent et se croisent (âge, genre, appartenance ethnique, état de santé, handicap, statut socioéconomique, situation familiale et migratoire, entre autres), créent, en se combinant, différentes formes de discrimination, d’exclusion sociale et de privilège (voir l’encadré 1.2). Le rapport consacre aussi plus de place à l’interdépendance des dimensions sociales et économiques dans la vie des femmes et des hommes. Il aborde, quand il y a lieu, le phénomène des violences fondées sur le genre (voir le coup de projecteur 1.3).
Le comportement et les choix des femmes et des hommes ainsi que les possibilités dont ils disposent sont influencés par bon nombre de facteurs qui se superposent et s’accumulent, et qui sont à l’origine d’une différenciation sociale et économique (figure A). Au niveau individuel (ou intrapersonnel), il s’agit du genre, de l’âge, de l’appartenance ethnique, de la religion, du handicap, de l’état de santé et de la situation familiale, économique et migratoire. La différenciation socioéconomique peut aussi être déterminée par des normes sociales, des rôles et des traditions propres à un contexte donné (niveau interpersonnel), par des institutions publiques et privées, des politiques et des mécanismes de gouvernance (niveau structurel), et plus largement par le climat et l’environnement (niveau écologique). Lorsqu’on applique une perspective intersectionnelle aux questions d’égalité des genres et d’autonomisation des femmes, on prend explicitement en compte tous ces facteurs dans l’analyse de problèmes et la conception de programmes et de politiquesi.
Le présent rapport souligne qu’il importe d’adopter une perspective intersectionnelle dans la recherche, les politiques et les programmes afin de contribuer au développement de systèmes agroalimentaires qui profitent à toutes et à tous. On trouvera plusieurs exemples au fil du rapport: les migrantes salariées qui travaillent dans des chaînes de produits mondiales (chapitre 2), le pouvoir de décider de l’utilisation du temps et la structure des ménages au Népal (chapitre 2), l’utilisation de services internet mobiles dans le contexte de la fracture entre zones urbaines et zones rurales (chapitre 3), la situation familiale des femmes (foyer monogame/polygame) et l’expérience de violences au sein du couple dans le cadre de programmes de transfert monétaire au Ghana et au Mali (chapitre 3), et les effets différenciés du changement climatique sur le travail des filles et celui des garçons en Côte d’Ivoire, en Éthiopie, au Népal et au Pérou (chapitre 5).
On entend par «violences fondées sur le genre» les actes nuisibles perpétrés à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes du fait de leur genrei. Ces actes occasionnent des préjudices d’ordre économique, psychologique, physique et/ou sexuel chez les victimes et sont profondément ancrés dans les inégalités de genre, les rapports de force déséquilibrés et les normes sociales nocives. Ces violences, qui n’ont pas de frontières économiques, géographiques ni sociales, ont des conséquences durables pour les personnes directement touchées ainsi que pour leurs familles et leurs communautés. Elles peuvent être commises par des partenaires intimes, des proches, des amis, des connaissances ou des inconnus, en ligne ou hors ligne, dans l’espace public ou dans la sphère privée.
Du fait du statut secondaire qu’elles occupent dans la société, du déséquilibre dans les rapports de force et des rôles qui leur sont traditionnellement assignés, les femmes et les filles en sont les premières victimesii. Les violences fondées sur le genre désignent aussi aujourd’hui les actes perpétrés à l’encontre des hommes, des garçons et d’autres personnes qui n’adhèrent pas aux rôles qui leur sont habituellement dévolus, en particulier les «LGBTIQ+», un terme inclusif qui désigne les personnes s’identifiant comme lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queers, intersexes ou en questionnementii.
Un tiers des femmes dans le monde ont été victimes de violences physiques ou sexuelles au cours de leur vieiii. Ces violences sont pour la plupart commises au sein du couple: 27 pour cent des femmes entre 15 et 49 ans ayant été en couple ont subi une forme ou une autre de violence de la part de leur partenaire. Trente-huit pour cent de tous les féminicides sont commis par des hommes qui ont partagé l’intimité des victimesiv. On considère que ces chiffres sont sous-estimés, étant donné que le nombre de cas de violences fondées sur le genre, dont les violences au sein du couple, est généralement supérieur à ceux signalésv. Les violences à l’égard des hommes, des garçons et des personnes LGBTIQ+ sont souvent négligées et très rarement signalées, car les victimes sont stigmatisées et ne bénéficient que de peu de ressources et de soutienvi.
On constate de grandes disparités dans le nombre de cas signalés en fonction du contexte, mais la violence physique et sexuelle est omniprésente. La figure A indique le pourcentage de femmes vivant en milieu rural qui ont signalé depuis 2015 des cas de violence physique et sexuelle dans un certain nombre de pays. La proportion de femmes signalant avoir été victimes de violences physiques va de 7 pour cent en Arménie à 64 pour cent en Sierra Leone; les victimes déclarées de violences sexuelles, elles, représentent 1 pour cent des femmes en Arménie et jusqu’à 28 pour cent en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
On estime qu’à l’échelle mondiale, les violences à l’égard des femmes coûtent 1 500 milliards d’USD par an, soit 2 pour cent du PIB de la planètevii, viii. Les crises mondiales et la récente pandémie de Covid-19 ont aggravé les violences faites aux femmes et aux filles, ce qui a eu des effets dévastateurs sur leurs moyens de subsistance et leur sécurité alimentaire.
Ces violences entravent le développement rural et empêchent les populations de bénéficier de la sécurité alimentaire et d’une bonne nutrition, et ce de différentes façons. Elles coûtent cher aux personnes, aux familles, aux communautés et aux sociétés mais aussi aux pouvoirs publics et au secteur privé. Ce type de violence naît en premier lieu du rapport de force inégalitaire entre les hommes et les femmes, mais il est à la fois une cause et une conséquence de la pauvreté et de l’insécurité alimentaireix. Par conséquent, il peut accentuer les tensions au sein des ménages et ainsi intensifier les inégalités et les discriminations, ce qui entraîne une aggravation des violences. La perte de revenus et de productivité, l’accroissement des vulnérabilités et la hausse des coûts médicaux que ces violences occasionnent peuvent exacerber la pauvretéx. Les tensions et les pénuries de nourriture liées à la pauvreté, auxquelles s’ajoutent les restrictions imposées à leur liberté de mouvement, peuvent rendre les femmes et les filles qui vivent en zone rurale plus dépendantes encore à l’égard des hommes du foyer et les conduire à adopter des mécanismes de survie dangereux, par exemple à échanger des rapports sexuels contre des biens ou des services ou à tolérer d’autres formes d’exploitation sexuellexi.
Afin de lutter contre les violences fondées sur le genre dans les systèmes agroalimentaires et d’autres secteurs, les pouvoirs publics et les acteurs de l’aide humanitaire et de l’aide au développement ont mis l’égalité des genres et la liberté individuelle au cœur de leur action. L’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), l’Union africaine et l’UNICEF ont ainsi intégré l’élimination des violences faites aux femmes et aux filles dans leurs stratégies relatives à l’égalité des genres et à l’autonomisation des femmes. Ils ont également mis en avant la nécessité de ne pas nuire, d’adopter des stratégies multisectorielles et de faire des hommes et des garçons des alliés afin d’opérer un changement porteur de transformation.
Il est crucial de disposer de réglementations, de politiques et d’institutions efficaces pour lutter contre les violences fondées sur le genre, tout comme il importe que les femmes soient représentées dans les postes de direction et les sphères décisionnellesxii, xiii. Il arrive que les hommes et les garçons, responsables des décisions prises à l’échelle des ménages et des communautés, perpétuent les violences et les normes inégalitaires fondées sur le genre; c’est pourquoi, si l’on veut éliminer les violences faites aux femmes et aux filles, il est essentiel de s’en faire des alliés.
Dans le présent rapport, nous mettons en évidence les manifestations des violences fondées sur le genre dans les systèmes agroalimentaires; nous répertorions les rares données à notre disposition sur ce phénomène tel qu’il s’observe dans les chaînes de valeur, les environnements alimentaires et les comportements des consommateurs. Nous donnons aussi des exemples de ce qui fonctionne en matière de lutte contre ces violences et de prévention, et déterminons les lacunes dans les connaissances actuellement disponibles, de sorte à orienter les recherches futures. Le rapport souligne la façon dont les événements récents comme la pandémie de Covid-19, les conflits et les phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes peuvent déclencher et aggraver les violences fondées sur le genre au sein de populations déjà en situation de vulnérabilité.
En considérant la situation des femmes dans les systèmes agroalimentaires dans leur ensemble, on élargit considérablement la portée et les constatations du présent rapport. Les systèmes agroalimentaires englobent en effet l’ensemble des acteurs et de leurs activités interdépendantes qui créent de la valeur ajoutée dans le cadre de la production agricole alimentaire et non alimentaire et des activités non agricoles connexes, notamment l’entreposage, le regroupement, la manutention après récolte ou après capture, le transport, la transformation, la distribution, la commercialisation et la consommation des aliments ainsi que l’élimination des déchets (figure 1.1). Les systèmes alimentaires, qui sont un sous-ensemble des systèmes agroalimentaires, comprennent tous les produits alimentaires issus de la production végétale et animale, des forêts, de la pêche et de l’aquaculture et d’autres sources telles que la biologie synthétique. À l’échelle de la planète, ces systèmes produisent chaque année quelque 11 milliards de tonnes de produits alimentaires. Par ailleurs, près de 4 milliards de personnes dans le monde vivent dans des foyers qui tirent leur subsistance des systèmes alimentaires3.
Les systèmes agroalimentaires interagissent aussi avec des filières non alimentaires, notamment par l’achat de ressources comme des engrais, des pesticides et du matériel agricole et de pêche et par la fourniture d’intrants destinés à la production de produits non alimentaires (comme du coton pour la fabrication de textiles). Ces systèmes et les divers systèmes de production qui y sont rattachés sont à leur tour modelés et influencés par le contexte économique, social et naturel plus large dans lequel ils s’inscrivent.
Les principaux acteurs des systèmes agroalimentaires sont les producteurs primaires, les prestataires de services (tels que ceux qui fournissent des intrants et assurent des services de manutention après récolte ou capture, de stockage, de transport et de transformation des aliments) ainsi que les distributeurs, les grossistes et les détaillants de denrées alimentaires. Les ménages, et les femmes et les hommes qui y vivent, participent aux systèmes agroalimentaires dans le cadre de différents rôles: unités de production et petites entreprises indépendantes, travailleurs salariés et consommateurs finals.
Les systèmes agroalimentaires sont dynamiques et évoluent en permanence: ils dictent les processus de transformation agricole, rurale et structurelle tout en subissant leur influence4. Longtemps, ils ont permis de nourrir une population mondiale croissante et ont contribué à la réduction de la pauvreté et amélioré le bien-être de l’humanité, mais au prix de préjudices toujours plus lourds pour la nutrition et la santé, de répercussions néfastes sur le long terme pour l’environnement et d’un creusement des inégalités. Une action concertée et dirigée est nécessaire pour rendre ces systèmes conformes aux objectifs portant sur la nutrition, la protection de l’environnement et l’égalité5.
Dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, la majorité de la population active, femmes et hommes confondus, travaille dans les systèmes agroalimentaires, et plus particulièrement dans la production agricole (cultures, élevage, pêche et forêts), qui reste aujourd’hui encore le principal moteur du développement économique et de la réduction de la pauvreté. À mesure que les économies se développent, la part d’hommes et de femmes qui travaillent dans ces systèmes recule (figure 1.2, graphique A). Cette tendance s’explique en premier lieu par une réduction du nombre d’emplois dans le secteur agricole. Dans les systèmes agroalimentaires, la production agricole emploie de moins en moins de travailleurs (figure 1.2, graphique B), ceux-ci se tournant davantage vers les activités non agricoles, notamment, le transport, la transformation, la distribution, l’entreposage et la commercialisation (figure 1.2, graphique C). Les disparités entre les femmes et les hommes dans ces différentes configurations de l’emploi sont décrites en détail dans le chapitre 2.
La transformation agricole, rurale et structurelle et la baisse du nombre d’emplois dans le secteur agricole et les systèmes agroalimentaires en faveur d’autres secteurs qui s’ensuit s’accompagnent d’une augmentation de la productivité de la main-d’œuvre et d’une amélioration du niveau de vie moyen. Dans les systèmes agroalimentaires, la tendance suivie par la population active, qui délaisse l’agriculture proprement dite pour des activités non agricoles, en dehors de l’exploitation, s’inscrit dans cette évolution. Au fur et à mesure, femmes et hommes trouvent des postes mieux rémunérés dans le segment non agricole des systèmes agroalimentaires et hors des systèmes agroalimentaires. Cependant, comme le décrit le chapitre 2 du présent rapport, les femmes ne bénéficient pas autant que les hommes des perspectives ouvertes par cette transition. Ce constat vaut pour la production agricole, pour le segment non agricole des systèmes agroalimentaires et pour les activités hors des systèmes agroalimentaires.
LES FEMMES NE PROFITENT PAS AUTANT QUE LES HOMMES DES POSSIBILITÉS OFFERTES PAR LA TRANSFORMATION AGRICOLE ET RURALE.
En prenant comme point de départ le cadre défini par Njuki et al. (2022) sur les systèmes agroalimentaires intégrant la dimension de genre (figure 1.3), nous analysons la participation des femmes dans tous les segments des systèmes agroalimentaires, au sein comme en dehors des exploitations agricoles (production, transformation, distribution, commercialisation, entrepreneuriat et consommation). Ce cadre permet d’examiner de plus près certains des résultats produits par les systèmes agroalimentaires, en particulier en matière de nutrition, d’autonomisation, de durabilité et plus largement de moyens de subsistance. Il tient compte d’une vaste gamme de ressources, de politiques et de normes, et intègre les difficultés et chocs récents comme le changement climatique et la pandémie de Covid-19, qui viennent de plus en plus se superposer aux conflits.
Les chaînes de valeur dans les systèmes agroalimentaires (y compris la production agricole, la transformation, la distribution, l’entreposage et la commercialisation), l’environnement alimentaire et le comportement des consommateurs (cases bleues de la figure 1.3) sont tous sont soumis à des facteurs biophysiques, environnementaux, technologiques, infrastructurels, politiques, économiques, socioculturels et démographiques. Chacun de ces facteurs est conditionné par des inégalités structurelles liées au genre et/ou à des différenciations sociales et économiques croisées, qui sont abordées au fil du présent rapport.
Les facteurs susmentionnés sont par ailleurs influencés par des chocs et des vulnérabilités (comme le décrit le chapitre 5), dont les effets ne sont généralement pas les mêmes pour les femmes et les hommes, les filles et les garçons. Ces différences s’expliquent en partie par les disparités qui existent en fonction du genre et du groupe social en matière d’accès aux ressources, aux services et aux institutions locales permettant d’atténuer les incidences préjudiciables des chocs . Ces chocs et ces vulnérabilités peuvent découler de risques idiosyncratiques (limités à une personne ou à un ménage en particulier) et de risques co-variables (partagés plus largement par une communauté ou une région). Le chapitre 5 est axé en grande partie sur trois risques co-variables: la pandémie de Covid-19, le changement climatique et les conflits.
Les systèmes agroalimentaires sont eux-mêmes caractérisés par des inégalités structurelles liées au genre et/ou à des différenciations sociales et économiques croisées à l’échelle individuelle ou systémique, qui émanent d’institutions et de pratiques formelles et informelles (case vert foncé de la figure 1.3). Le chapitre 3 porte sur les inégalités structurelles dans l’accès aux biens de production, aux ressources, aux services et aux informations, ainsi que dans le contrôle exercé sur ces différents éléments, tandis que le chapitre 4 examine l’agencéité des femmes, les normes sociales liées au genre ainsi que les politiques et la gouvernance.
La façon dont les différents éléments des systèmes agroalimentaires interagissent avec les facteurs et les inégalités structurelles et individuelles formelles et informelles détermine les résultats obtenus pour ce qui est de l’égalité des genres et de l’autonomisation des femmes, de la nutrition, de la situation économique, des moyens de subsistance et de l’environnement. Dans le chapitre 2, on s’intéresse à la situation économique et aux moyens de subsistance, tandis que le chapitre 4 porte sur les résultats nutritionnels ainsi que sur l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes.
En plus de proposer une analyse des systèmes agroalimentaires sous l’angle du genre, le présent rapport rend compte des réflexions menées récemment à propos de l’égalité des genres et de l’autonomisation des femmes dans le secteur agricole et les systèmes agroalimentaires. L’élimination des disparités entre femmes et hommes n’est plus l’enjeu central: il s’agit désormais d’accompagner une évolution porteuse de transformation en matière de genre. Cette transition repose sur la remise en question des contraintes structurelles formelles et informelles entravant l’égalité ainsi que des rapports de force qui maintiennent et aggravent les inégalités et freinent l’autonomisation des femmes6, 8.
Pour remédier à ces contraintes structurelles, il faut encourager le changement individuel et systémique dans toutes les sphères, tant formelles qu’informelles, à différentes échelles étroitement liées (société, État, marché, communauté, groupe, ménage et individu), et dans ce qui touche à l’agencéité, aux relations et aux structures6, 7, 9, 10. Les approches porteuses de transformation en matière de genre supposent de renoncer aux interventions ponctuelles qui ne ciblent que des contraintes spécifiques, comme l’accès limité des femmes aux ressources et aux services, pour privilégier l’élaboration et la mise en œuvre de solutions susceptibles de faire évoluer le système de façon durable en éliminant les contraintes structurelles de fond et en renforçant les normes et les rôles non discriminatoires et bénéfiques pour les hommes comme pour les femmes, qui favorisent l’équité dans les foyers, les communautés et les organisations6, 11, 12. Le chapitre 6 passe en revue des expériences conduites récemment en appliquant des approches de ce type.
De plus en plus, l’autonomisation des femmes est considérée comme un objectif à part entière et comme un moyen d’améliorer leur bien-être et celui de leur famille et de leur communauté. Kabeer (1999) définit l’autonomisation comme le processus par lequel des personnes privées de la possibilité de faire des choix de vie stratégiques acquièrent la capacité de le faire13. Ce processus englobe trois domaines interconnectés et en interaction: les ressources, l’agencéité et les réalisations. Le premier renvoie à l’accès aux ressources matérielles, humaines et sociales et à la possibilité de revendiquer cet accès à l’avenir, ce qui dépend des règles, des normes et des institutions locales propres à chaque contexte. On entend par «agencéité» la capacité de chaque personne à se fixer ses propres objectifs et à prendre des mesures pour les atteindre, par différents moyens: décision, négociation, tromperie et manipulation. Les réalisations sont les résultats obtenus en matière de bien-être, soit, dans le contexte des systèmes agroalimentaires, la rémunération du travail, la productivité agricole et la sécurité alimentaire. Les disparités qui existent entre les femmes et les hommes en ce qui concerne l’accès aux ressources définies ci-dessus, la productivité agricole et les avantages découlant de la participation aux systèmes agroalimentaires sont des manifestations ou des symptômes visibles des contraintes structurelles entravant l’égalité. Le présent rapport examine ces trois grands domaines dans les chapitres 2, 3 et 4 pour rendre compte des progrès accomplis dans l’autonomisation des femmes afin de faire de l’égalité des genres dans les systèmes agroalimentaires une réalité.
Si le présent rapport peut avoir une portée plus générale, c’est grâce à une nette augmentation du volume de données ventilées par sexe produites: nous disposons aujourd’hui d’un éventail bien plus large de données qu’en 2011. Un grand nombre d’études qualitatives ont été menées ces dernières années. On constate une hausse du volume de données ventilées par sexe produites à l’échelle mondiale sur toute une série de sujets, en particulier l’insécurité alimentaire, l’emploi et l’accès aux financements et aux services numériques. L’établissement des 17 ODD et des indicateurs correspondants a favorisé l’intensification de la collecte de données nationales sur les dimensions déterminantes de l’autonomisation des femmes, en particulier l’accès à la terre. Les enquêtes nationales auprès des ménages et de la population active ont aussi mené à une augmentation du volume de données et de statistiques ventilées par sexe. Cette tendance s’accompagne d’une nette hausse du nombre d’enquêtes auprès des ménages menées de manière isolée ou dans le cadre de projets et axées en premier lieu sur l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes, qui donnent accès à des renseignements ventilés selon le sexe.
Sur la base de ces données plus détaillées, le présent rapport avait pour objectif d’aller au-delà d’une simple comparaison entre les ménages dirigés par des femmes et ceux dirigés par des hommes, puisqu’on connaît bien aujourd’hui, documentation à l’appui, les limites d’une telle analyse. Cette intention s’est toutefois heurtée à deux difficultés: les activités économiques sont menées par différents membres d’un même ménage dans bon nombre de pays à revenu faible ou intermédiaire, et les données ventilées par sexe qui sont disponibles aujourd’hui restent encore assez récentes et limitées sur le plan géographique. Dans le cadre des initiatives EMNV-EAI (Étude sur la mesure des niveaux de vie – enquêtes agricoles intégrées) et EMNV+ (Étude sur la mesure des niveaux de vie – Plus), les données ventilées par sexe représentatives au niveau national dont nous disposons sur les activités non salariées (dans l’agriculture et le secteur non agricole), sur l’utilisation du temps et sur l’accès aux moyens de production ne concernent qu’un nombre de pays relativement faible. C’est la raison pour laquelle la plupart des analyses comparatives entre les pays sur l’accès et le recours aux ressources productives, aux technologies et aux services de vulgarisation se limitent encore aux données réparties selon le sexe de la personne à la tête du ménage (et autres données assimilées).
Malgré une nette augmentation du nombre de projets et d’interventions en faveur de l’égalité des genres et de l’autonomisation des femmes en zone rurale, qui s’est accompagnée d’études et d’analyses, il n’y a encore que peu de données probantes disponibles sur les stratégies permettant de résorber effectivement les disparités entre les femmes et les hommes. Les évaluations d’impact restent relativement rares, et celles qui existent ne parviennent généralement pas à rendre compte de l’évolution des normes sociales discriminatoires sous-jacentes et des déséquilibres tenaces dans les rapports de force qui maintiennent les inégalités entre les femmes et les hommes. Les stratégies analysées sont d’ampleur plutôt modeste et visent à atteindre l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes par étapes progressives.
Le chapitre 2 donne une vue d’ensemble des activités et de la productivité des femmes dans les systèmes agroalimentaires. On y présente une foule de nouvelles données sur la participation des femmes et des hommes aux différentes composantes des systèmes agroalimentaires, sur la place occupée par les femmes dans les chaînes de valeur agroalimentaires, sur la nature du travail qu’elles effectuent et l’écart salarial par rapport aux hommes, ainsi que sur les différences entre les femmes et les hommes en matière de productivité des terres et de la main-d’œuvre.
Le chapitre 3 analyse l’évolution au cours des 10 dernières années de l’accès des femmes aux moyens de production, aux ressources, aux services et aux institutions locales, et du contrôle qu’elles exercent sur ces éléments. Il donne à voir de nouvelles données sur l’accès des femmes à la terre et aux ressources hydriques, en particulier sur la garantie de l’accès à ces ressources, et passe en revue l’accès aux ressources et aux services gratuits traditionnels nécessaires à la production agricole dont elles bénéficient. Il présente également des données récentes sur l’agriculture numérique et l’accès des femmes rurales aux technologies de l’information et de la communication.
Le chapitre 4 porte sur l’agencéité et son importance pour l’autonomisation des femmes, en s’inspirant de nouveaux travaux de recherche qui définissent, mesurent et détaillent les choix des femmes dans les systèmes agroalimentaires, leur pouvoir de négociation, leurs préférences, leurs capacités et leurs ambitions. Il récapitule les éléments factuels de plus en plus nombreux sur la corrélation entre l’autonomisation des femmes et l’amélioration de l’alimentation, de la nutrition infantile, de la productivité et de la sécurité alimentaire des ménages. Les normes et les rôles sociaux informels qui influent sur les relations femmes-hommes sont examinés, ainsi que les législations, les politiques et les institutions plus officielles qui jouent un rôle dans la participation des femmes aux systèmes agroalimentaires.
Le chapitre 5 contient une évaluation des incidences des chocs et des crises sur les perspectives et les enjeux qui se présentent aux femmes et aux hommes dans les systèmes agroalimentaires. Les répercussions de la pandémie de Covid-19, du changement climatique et des conflits y sont analysées, mettant au jour la tendance des crises à se superposer et les effets qu’elles ont sur les femmes et les filles en particulier.
Dans le chapitre 6 sont exposés les grands enseignements tirés de chacun des chapitres précédents. On met ainsi en évidence les solutions qui ont permis d’améliorer concrètement le rôle des femmes dans les systèmes agroalimentaires avant de proposer des recommandations sur la voie à suivre. Le chapitre présente cinq éléments essentiels qui sont communs à la plupart des interventions fructueuses et donne des informations sur ce qui fonctionne.