La situation des forêts du monde 2024

Chapitre 3 L’innovation est nécessaire pour intensifier la conservation, la restauration et l’utilisation durable des forêts, en tant que solutions face aux défis mondiaux

3.3 Quatre facteurs font obstacle au renforcement de l’innovation

La présente section est consacrée aux obstacles à la mise au point et à l’utilisation des innovations dans le secteur forestier: 1) l’absence de culture de l’innovation; 2) le risque; 3) les limites potentielles associées à différentes formes de capital; et 4) des politiques et une réglementation peu favorables.

Absence de culture de l’innovation

Une culture de l’innovation encourage la curiosité, la créativité et la prise de risques174, mais la culture dominante peut être hostile aux nouvelles idées et à ce qui vient de l’«extérieur», limitant ainsi le champ de l’innovation et la disposition à utiliser de nouveaux outils, produits, processus et approches. Les différents acteurs d’un écosystème d’innovation (voir l’encadré 5) suivent des stratégies et des trajectoires qu’ils auront tendance à défendre; une telle «dépendance au sentier175» peut jouer contre le changement, car les intérêts en place protégeront leurs positions historiques et leur part de marché176. Les innovations peuvent ainsi être étouffées avant d’avoir eu une chance de se développer, sous l’effet du contrôle du marché et de l’influence des groupes de pression. Dans certains cas, une branche d’activité pourra même financer des organisations pour qu’elles éliminent des innovations depuis l’extérieur du secteur, afin de maintenir leurs positions177. Faire bouger les systèmes existants pour laisser le champ libre à l’innovation est un réel défi.

Un changement de culture pourrait également être nécessaire pour abandonner, au profit d’une approche plus ambitieuse, la conception historiquement dominante selon laquelle l’innovation est principalement un moyen d’améliorer l’efficience, d’augmenter les gains économiques et de renforcer la compétitivité. La nature multiforme de l’innovation serait ainsi reconnue, ce qui devrait instaurer les conditions nécessaires pour concrétiser des objectifs et des valeurs de grande envergure, tels que ceux relatifs aux moyens d’existence viables, au bien-être social, et à la durabilité et à la conservation des ressources. Une culture qui prend acte et se saisit du potentiel de transformation que représente l’innovation peut aider à limiter les risques liés à cette dernière et donner les moyens aux parties prenantes de sortir du cadre de leurs activités habituelles pour relever les défis présents et à venir. Tous les acteurs forestiers peuvent contribuer à encourager et à appuyer une culture de l’innovation qui s’attaque aux problèmes en cherchant à réduire au minimum les conséquences néfastes et prend en compte les obstacles structurels à l’égalité des genres et à l’autonomisation des femmes.

Dans de nombreux contextes, il faudra, pour instaurer une culture de l’innovation, une impulsion – un élan de nature à stimuler le développement de compétences, d’habitudes, de comportements et de liens avec d’autres acteurs dans un écosystème qui facilitera la création et l’utilisation des innovations. Il existe des outils qui aident à mettre en place l’environnement approprié pour appuyer une culture innovante, tels que l’outil Create Incentives and Opportunities (créer des incitations et des possibilités) élaboré par le Réseau innovation des Nations Unies, qui présente des techniques pouvant être utilisées pour encourager l’innovation et, au bout du compte, instaurer, dans une organisation, une culture qui favorise l’innovation178. Par exemple, en reconnaissant et en récompensant l’innovation, on pourra contribuer à instaurer une culture favorable; il en sera de même si l’on incite les personnes à avoir un comportement innovant en renforçant leurs compétences et en mettant les projets en phase avec leurs valeurs et intérêts personnels. Point crucial, une culture de l’innovation nécessite également de consacrer suffisamment de temps et de ressources à ces «comportements innovants».

Risque

L’innovation est intrinsèquement risquée: une part importante des innovations (jusqu’à 95 pour cent peut-être179) ne répondent pas aux attentes des parties prenantes. L’évitement du risque lié à l’innovation peut renforcer la dépendance au sentier dans un écosystème d’innovation et freiner la création et l’utilisation d’innovations (encadré 10). L’introduction de nouveaux produits ou processus implique une série de coûts de transaction, et le risque d’échec doit être envisagé, notamment dans les contextes caractérisés par un manque de capitaux et de tolérance au risque. Par ailleurs, utiliser une innovation sans prendre correctement en compte le contexte (autrement dit, sans se demander si l’innovation appropriée est mise en place au bon endroit et pour les bonnes raisons) peut avoir des conséquences préjudiciables. Les innovations conçues pour des opérations de vaste ampleur, par exemple, pourront offrir des économies d’échelle aux grandes entreprises et augmenter leur avantage concurrentiel, et mettront en danger les petits exploitants et autres groupes et communautés marginalisés129. On pourra atténuer ce type de risques en facilitant l’accès des acteurs marginalisés à la création d’innovations et en encourageant la mise au point d’innovations à une plus petite échelle, adaptées au contexte, qui conviendront aux opérations de moindre ampleur.

ENCADRÉ 10L’exemple de Katerra

Le fabricant de bois massif Katerra, start-up dans le domaine de la construction, est venu révolutionner la construction d’immeubles aux États-Unis d’Amérique avec un nouveau modèle d’activité fondé sur l’intégration verticale et la modularisation à partir de bois massif. Bien que le concept commercial général des maisons usinées soit très prometteur, l’entreprise a fait faillite en 2021 après avoir investi plus de 2 milliards de dollars181. D’autres fabricants de bois massif ont également fait faillite ou cessé leurs activités en Amérique du Nord entre 2021 et 2023. Le secteur de la construction est très attaché aux relations existantes et aux manières convenues de faire des affaires, deux facteurs qui font qu’il oppose une forte résistance au changement – il est souvent plus facile de maintenir le statu quo que de fonder une nouvelle relation avec le fournisseur d’un produit de remplacement.

Dans certains cas, l’innovation aura plus de chances d’être une réussite si l’on donne la priorité à l’intégration des savoirs traditionnels ou autochtones. Les innovations technologiques fondées sur les données peuvent également engendrer des risques particuliers liés à la collecte, à l’utilisation et à la propriété de ces dernières, du fait de la concentration des marchés ou des interactions entre les petits exploitants et les grandes entreprises ou organisations, par exemple. Des politiques et des règlements peuvent être mis en place pour éviter que des disparités ne se créent et empêcher une répartition inéquitable des avantages découlant de l’utilisation des innovations technologiques71, 180.

Si elle favorise la stabilité à court terme, la priorité donnée à la réduction des risques peut freiner l’innovation nécessaire pour s’adapter à l’évolution des conditions environnementales, aux demandes des marchés et aux avancées technologiques. Les pouvoirs publics et d’autres parties prenantes peuvent aider à trouver le bon équilibre entre risque et stabilité en appuyant des possibilités de découverte des processus de création et d’utilisation d’innovations et en favorisant la collaboration.

Limites potentielles associées à différentes formes de capital

Une étude menée par Roshetko et al. (2022) sur les technologies innovantes du secteur forestier dans la région Asie et Pacifique a mis en évidence des limites potentielles associées à différentes formes de capital (humain, naturel, physique, financier et social) qui constituent un obstacle à l’utilisation (tableau 4) (cette même étude évoquait un autre obstacle lié à des politiques et une réglementation peu favorables)129. Cette constatation a des chances d’être pertinente dans d’autres régions et pour d’autres types d’innovation, notamment dans les pays du Sud. Les limites pour les cinq formes de capital peuvent varier selon les pays et les régions. Le capital financier, par exemple, pourra être considérablement limité dans une région, tandis que le capital naturel (manque d’accès à des forêts et des produits forestiers) sera un obstacle ou une limite plus importante dans une autre.

TABLEAU 4CINQ FORMES DE CAPITAL QUI, EN CAS D’INSUFFISANCE, FREINENT L’UTILISATION DES TECHNOLOGIES INNOVANTES DANS LE SECTEUR FORESTIER DANS LA RÉGION ASIE ET PACIFIQUE

Source: Adapté de Roshetko, J. M., Pingault, N., Quang Tan, N., Meybeck, A., Matta, R. et Gitz, V. 2022. Asia-Pacific roadmap for innovative technologies in the forest sector. Rome, FAO et Bogor (Indonésie), Centre de recherche forestière internationale, Programme de recherche du CGIAR sur les forêts, les arbres et l’agroforesterie.

Tout comme les produits peuvent être conçus pour être facilement démontés (amélioration de leur potentiel de circularité, par exemple), les innovations, elles, peuvent être conçues en vue de leur utilisation, ce qui augmente les chances qu’elles soient un succès. Les approches «universelles» sont vouées à l’échec – les solutions numériques, par exemple, ne pourront pas être utilisées par des personnes disposant d’un accès limité à l’électricité ou à internet (capital physique insuffisant). Le coût élevé de nombreuses innovations les réserve aux personnes disposant de ressources importantes (capital financier)182, et les approches descendantes ont par ailleurs peu de chances d’aboutir, même lorsqu’elles sont bien conçues (capital social). La généralisation de l’utilisation des fourneaux améliorés, qui limitent la pollution de l’air intérieur et la consommation de carburant183, a été freinée en raison des coûts initiaux élevés, de la résistance des utilisateurs à abandonner leurs moyens de cuisson traditionnels, et du manque de solutions adaptées aux besoins particuliers des communautés; de plus, on n’a pas assez tenu compte du fait que la fumée des feux traditionnels servait aussi à repousser les insectes184, 185.

Le manque de capital social est un frein dans beaucoup de projets innovants de régénération des forêts; il est ainsi à l’origine d’une planification insuffisante, d’une sélection inappropriée des espèces, d’une mauvaise préparation des terres, et de difficultés à mobiliser et faire participer la communauté; le manque de financement à long terme (capital financier) est un autre obstacle majeur186, 187. Un capital social insuffisant (accès limité aux marchés et manque de formation et de renforcement des capacités, par exemple) entraîne également des taux décevants de réussite des innovations qui promeuvent d’autres moyens d’existence fondés sur des ressources forestières, tels que le tourisme vert, les PFNL et les coupes de bois durables, parallèlement au manque de capital financier lié aux fluctuations des marchés et à la demande limitée de produits forestiers en dehors des marchés locaux ou spécialisés188, 189. Des droits coutumiers insuffisants s’agissant de l’accès aux terres et aux ressources (capital naturel) peuvent empêcher les communautés locales et les peuples autochtones de participer à l’innovation du secteur forestier.

Politiques et réglementation peu favorables

L’étude menée par Roshetko et al. (2022) a fourni des exemples (dans la région Asie et Pacifique) de politiques qui ont retardé le développement de technologies et n’ont pas offert la souplesse et la réactivité nécessaires pour permettre leur utilisation129. Il s’agit d’un problème inhérent à l’innovation, laquelle, presque par définition, se fait jour dans un environnement existant où les politiques et la réglementation peuvent limiter ou entraver l’utilisation des innovations ou, au contraire, permettre des évolutions non réglementées, potentiellement risquées, à partir de celles-ci. Il est donc important d’adapter en continu les environnements politiques et réglementaires pour tirer parti de l’innovation.

back to top TOP