Il reste huit ans pour éliminer la faim, l’insécurité alimentaire et toutes les formes de malnutrition (cibles 2.1 et 2.2 des objectifs de développement durable [ODD]), or le monde avance dans la mauvaise direction. Comme les deux dernières éditions du présent rapport l’ont indiqué, il faut, pour atteindre les cibles de l’ODD 2 d’ici à 2030, faire en sorte que des aliments sains puissent être proposés à moindre coût afin de contribuer à les rendre plus abordables pour les populations. Cela suppose à la fois que l’offre des produits alimentaires nutritifs entrant dans une alimentation saine augmente et que les consommateurs s’orientent vers ces produits.
La majeure partie du soutien public actuellement apporté à l’alimentation et à l’agriculture n’est pas compatible avec l’objectif consistant à encourager une alimentation saine; en fait, dans de nombreux cas, ce soutien sape – involontairement – les résultats en matière de sécurité alimentaire et de nutrition. De plus, la plupart du temps, il est inéquitablement réparti, il entraîne des distorsions des marchés et il est préjudiciable à l’environnement.
Il est possible d’allouer les budgets publics de manière plus efficace et plus efficiente pour aider à réduire le coût d’une alimentation saine, en la rendant plus abordable, plus durable et plus inclusive, tout en veillant à ne laisser personne de côté.
Cette année, le rapport s’ouvre sur un panorama actualisé de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, qui comprend de nouvelles estimations du coût et de l’abordabilité d’une alimentation saine. Il se poursuit par un examen approfondi de la manière dont on peut «réorienter le soutien public à l’alimentation et à l’agriculture pour rendre l’alimentation saine plus abordable» en réduisant le coût des produits alimentaires nutritifs par rapport aux autres denrées alimentaires et aux revenus des personnes, et permettre ainsi aux pays de faire un usage plus efficient et efficace de leurs ressources publiques – très souvent – limitées.
LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET LA NUTRITION DANS LE MONDE
Indicateurs de la sécurité alimentaire: dernières données en date et progrès vers l’élimination de la faim et la sécurité alimentaire
Malgré les espoirs d’une sortie rapide de la crise et d’un début d’amélioration de la sécurité alimentaire après la pandémie de covid-19, la faim a encore gagné du terrain dans le monde en 2021, après sa hausse brutale l’année précédente, au plus fort de la pandémie. Une pandémie et une reprise qui n’ont pas eu les mêmes effets pour tous, conjuguées à une couverture et une durée limitées des mesures de protection sociale, ont débouché sur une aggravation des inégalités qui a contribué à d’autres retours en arrière en 2021, nous éloignant encore un peu plus de la concrétisation de la cible Faim zéro d’ici à 2030.
Après être restée relativement stable depuis 2015, la prévalence de la sous-alimentation (indicateur 2.1.1 des ODD) a bondi de 8,0 pour cent en 2019 à quelque 9,3 pour cent en 2020, puis a continué d’augmenter en 2021 – à un rythme toutefois moins soutenu – pour s’établir à 9,8 pour cent environ. On estime que 702 millions à 828 millions de personnes dans le monde (soit respectivement 8,9 pour cent et 10,5 pour cent de la population mondiale) ont souffert de la faim en 2021. Si l’on prend en compte le milieu des fourchettes (lesquelles traduisent l’incertitude accrue liée aux effets toujours présents de la pandémie de covid-19), la faim a touché, en 2021, 46 millions de personnes de plus qu’en 2020, et 150 millions de personnes de plus qu’en 2019 (soit avant la pandémie).
Les chiffres font apparaître des disparités régionales persistantes, l’Afrique étant le continent le plus durement touché. Une personne sur cinq en Afrique (20,2 pour cent de la population) souffrait de la faim en 2021, contre 9,1 pour cent de la population en Asie, 8,6 pour cent en Amérique latine et dans les Caraïbes, 5,8 pour cent en Océanie et moins de 2,5 pour cent en Amérique du Nord et en Europe. Après une aggravation entre 2019 et 2020 dans la majeure partie de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine et des Caraïbes, la prévalence de la sous-alimentation a continué d’augmenter en 2021 dans la plupart des sous-régions, mais à un rythme plus lent.
Les dernières projections relatives au nombre de personnes sous-alimentées indiquent que près de 670 millions de personnes seront encore sous-alimentées en 2030 – 78 millions de plus que dans un scénario sans pandémie. Il se profile maintenant une autre crise de nature à influer sur l’évolution de la sécurité alimentaire mondiale: la guerre en Ukraine. Elle aura de multiples incidences sur les marchés agricoles mondiaux, à travers les circuits commerciaux, la production et les prix, et va peser sur la situation de la sécurité alimentaire et de la nutrition de nombreux pays dans un proche avenir.
La cible 2.1 des ODD appelle la communauté internationale à ne pas se contenter d’éliminer la faim, et à donner accès à tous à une nourriture saine, nutritive et suffisante, tout au long de l’année. L’indicateur 2.1.2 des ODD – Prévalence d’une insécurité alimentaire modérée ou grave dans la population, évaluée selon l’échelle de mesure de l’insécurité alimentaire vécue – est utilisé pour suivre les progrès accomplis au regard de l’objectif ambitieux de permettre à chacun d’accéder à une alimentation adéquate.
Depuis que la FAO a commencé à recueillir des données au moyen de cette échelle, en 2014, l’insécurité alimentaire modérée ou grave au niveau mondial n’a cessé de s’aggraver. Au cours de l’année 2020, marquée par la propagation de la covid-19 dans le monde, elle a augmenté presque autant que sur l’ensemble des cinq années précédentes. Les nouvelles estimations pour 2021 indiquent que la prévalence de l’insécurité alimentaire modérée ou grave est restée relativement stable par rapport à 2020, alors que celle de l’insécurité alimentaire grave a augmenté, ce qui témoigne encore une fois de la dégradation de la situation, principalement pour les populations qui étaient déjà en proie à des difficultés majeures. On estime qu’en 2021, 29,3 pour cent de la population mondiale – 2,3 milliards de personnes – étaient en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave, et que 11,7 pour cent (923,7 millions de personnes) faisaient face à une insécurité alimentaire grave.
On note par ailleurs des disparités de plus en plus importantes entre les sexes en ce qui concerne l’insécurité alimentaire. En 2021, 31,9 pour cent des femmes dans le monde étaient en situation d’insécurité alimentaire modérée ou grave, contre 27,6 pour cent des hommes – un écart de plus de 4 points de pourcentage, contre 3 points de pourcentage en 2020.
Situation de la nutrition: progrès accomplis au regard des cibles mondiales
Le présent rapport évalue également les tendances mondiales et régionales au regard des sept cibles mondiales en matière de nutrition. Les estimations présentées reposent principalement sur les données collectées avant 2020 et ne prennent donc pas totalement en compte les incidences de la pandémie de covid-19.
La dernière estimation de l’insuffisance pondérale à la naissance a révélé que 14,6 pour cent des nouveau-nés (20,5 millions) étaient venus au monde avec un poids insuffisant en 2015, soit une diminution modeste par rapport aux 17,5 pour cent (22,9 millions) enregistrés en 2000. Des pratiques d’allaitement optimales, notamment l’allaitement maternel exclusif pendant les six premiers mois de la vie, sont essentielles à la survie de l’enfant ainsi qu’à sa santé et à son développement cognitif. À l’échelle mondiale, la prévalence est passée de 37,1 pour cent (49,9 millions) en 2012 à 43,8 pour cent (59,4 millions) en 2020. Cela étant, plus de la moitié des nourrissons de moins de 6 mois n’ont pas bénéficié des bienfaits protecteurs de l’allaitement maternel exclusif.
Le retard de croissance – taille trop faible pour l’âge considéré – compromet le développement physique et cognitif de l’enfant, augmente ses risques de mourir d’infections courantes et le prédispose à un excès pondéral et des maladies non transmissibles plus tard dans sa vie. À l’échelle mondiale, la prévalence du retard de croissance chez les enfants de moins de 5 ans a reculé régulièrement, de 33,1 pour cent (201,6 millions) en 2000 à 22,0 pour cent (149,2 millions) en 2020, d’après les estimations.
L’émaciation est une pathologie potentiellement mortelle chez l’enfant, due à des apports en nutriments insuffisants, une mauvaise absorption des nutriments et/ou des maladies fréquentes ou prolongées. Les enfants qui en sont atteints sont dangereusement maigres, ont un système immunitaire affaibli et sont exposés à un plus grand risque de mortalité. La prévalence de l’émaciation chez les enfants de moins de 5 ans était de 6,7 pour cent (45,4 millions) en 2020.
L’excès pondéral et l’obésité exposent la santé des enfants à des effets immédiats et potentiellement à long terme, notamment à un risque plus élevé de maladies non transmissibles plus tard dans la vie. À l’échelle mondiale, la prévalence de l’excès pondéral chez les enfants de moins de 5 ans a légèrement augmenté, passant de 5,4 pour cent (33,3 millions) en 2000 à 5,7 pour cent (38,9 millions) en 2020. Des tendances à la hausse ont été observées dans la moitié environ des pays du monde.
La prévalence de l’anémie chez les femmes âgées de 15 à 49 ans a été estimée à 29,9 pour cent en 2019. Une augmentation régulière du nombre absolu de femmes anémiées a été enregistrée (de 493 millions en 2000 à 570,8 millions en 2019), augmentation qui a des incidences en matière de morbidité et de mortalité chez les femmes et qui peut entraîner des conséquences néfastes durant la grossesse et compromettre la santé des nouveau-nés. À l’échelle mondiale, la prévalence de l’obésité chez l’adulte a presque doublé en valeur absolue, passant de 8,7 pour cent (343,1 millions) en 2000 à 13,1 pour cent (675,7 millions) en 2016. De nouvelles estimations mondiales doivent être publiées avant fin 2022.
Les enfants qui vivent en milieu rural et dans des ménages pauvres sont plus exposés au retard de croissance et à l’émaciation. Les enfants et les adultes, en particulier les femmes, vivant dans les zones urbaines et dans des ménages plus aisés ont plus de risques d’être en surpoids et obèses, respectivement. Les nourrissons vivant en milieu rural, dans des ménages pauvres, et dont les mères n’ont pas bénéficié d’un enseignement scolaire, ainsi que les nourrissons de sexe féminin, sont davantage susceptibles d’être nourris au sein. Les femmes n’ayant pas suivi d’enseignement scolaire sont plus exposées à l’anémie, et leurs enfants ont davantage de risques de présenter un retard de croissance et de souffrir d’émaciation. Il sera primordial de venir à bout des inégalités si l’on veut atteindre les cibles fixées pour 2030.
Malgré des progrès dans certaines régions, la malnutrition persiste sous de nombreuses formes partout dans le monde, et la situation pourrait en réalité être pire que ce que les présentes données font apparaître compte tenu du fait que la pandémie de covid-19 continue d’influer sur les résultats en matière de nutrition. Des efforts immenses devront être consentis pour atteindre les cibles mondiales en matière de nutrition d’ici à 2030 et compenser les reculs majeurs enregistrés à l’échelle mondiale. Il faudra inverser les tendances mondiales de l’anémie chez les femmes âgées de 15 à 49 ans, de l’excès pondéral chez les enfants et de l’obésité chez les adultes, en particulier, si l’on veut pouvoir accomplir les progrès nécessaires pour concrétiser les ODD.
Point sur le coût et l’abordabilité d’une alimentation saine
L’édition 2020 de ce rapport comprenait, pour la première fois, des estimations mondiales du coût et de l’abordabilité d’une alimentation saine. Ces estimations sont des indicateurs utiles pour déterminer l’accès économique des populations à des aliments nutritifs et à une alimentation saine.
Les effets inflationnistes sur les prix à la consommation des produits alimentaires provoqués par les répercussions économiques de la pandémie de covid-19 et des mesures mises en place pour l’endiguer sont flagrants, et importants. Fin 2020, les prix mondiaux à la consommation des produits alimentaires étaient à leur niveau le plus élevé depuis six ans, quel que soit le mois considéré. Cette hausse s’est immédiatement traduite par une augmentation du coût moyen d’une alimentation saine en 2020 dans toutes les régions et presque toutes les sous-régions du monde.
L’abordabilité d’une alimentation saine mesure le coût moyen de cette alimentation par rapport au revenu; les changements dans le temps peuvent ainsi résulter de l’évolution du coût de l’alimentation, des revenus, ou des deux. En 2020, les mesures mises en place pour endiguer la pandémie de covid-19 ont plongé le monde et la plupart des pays dans une récession économique et provoqué une contraction du revenu par habitant dans plus de pays que jamais ces dernières années. Cependant, si les flambées des prix des produits alimentaires sont prises en compte dans les estimations de l’abordabilité en 2020, ce n’est pas le cas des baisses brutales des revenus, les données 2020 relatives à la répartition des revenus n’étant pas encore disponibles. Le nombre estimé de personnes ne pouvant pas se permettre une alimentation saine pourrait donc être revu à la hausse une fois que les données relatives à la répartition des revenus auront été communiquées; ces informations permettront de prendre en compte les effets conjugués de l’inflation des prix à la consommation des produits alimentaires et des pertes de revenus.
Les estimations indiquent que le nombre de personnes qui n’avaient pas les moyens d’adopter une alimentation saine en 2020 a augmenté à l’échelle mondiale et dans toutes les régions du monde. Près de 3,1 milliards de personnes ne pouvaient pas se permettre une telle alimentation en 2020, soit une augmentation de 112 millions par rapport à 2019. Cette augmentation a été particulièrement marquée en Asie, où l’alimentation saine est devenue inabordable pour 78 millions de personnes supplémentaires, suivie de l’Afrique (25 millions), de la région Amérique latine et Caraïbes (8 millions) et de la région Amérique du Nord et Europe (1 million).
SOUTIEN PUBLIC APPORTÉ À L’ALIMENTATION ET À L’AGRICULTURE DANS LE MONDE: QUEL EST SON COÛT ET QUELLE INCIDENCE A-T-IL SUR L’ALIMENTATION?
État des lieux: quels sont actuellement les soutiens apportés par les pouvoirs publics à l’alimentation et à l’agriculture?
Les pouvoirs publics ont recours à diverses politiques pour soutenir l’alimentation et l’agriculture, notamment des mesures d’encadrement des échanges et d’intervention sur les marchés (mesures aux frontières et contrôle des prix du marché, par exemple), qui créent des incitations ou des désincitations par les prix; des subventions aux producteurs et aux consommateurs; et un soutien apporté aux services d’intérêt général. Ces politiques ont une incidence sur toutes les parties prenantes et sur une partie de l’environnement alimentaire, et peuvent influer sur les disponibilités alimentaires nécessaires à une alimentation saine et sur l’abordabilité de cette alimentation.
À l’échelle mondiale, la valeur moyenne du soutien public apporté à l’alimentation et à l’agriculture sur la période 2013-2018 a atteint près de 630 milliards d’USD par an. Le soutien moyen distribué directement aux producteurs agricoles s’est élevé à près de 446 milliards d’USD par an en chiffres nets (c’est-à-dire en tenant compte à la fois des incitations et des désincitations par les prix visant les agriculteurs), ce qui correspond à 70 pour cent environ du soutien total apporté au secteur et à 13 pour cent environ de la valeur mondiale de la production, toujours en moyenne. Les États ont dépensé annuellement 111 milliards d’USD environ pour fournir au secteur des services d’intérêt général; quant aux consommateurs de produits alimentaires, ils ont reçu 72 milliards d’USD par an en moyenne.
Le soutien public apporté dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture varie selon les groupes de pays par revenu et selon la période. Globalement, les mesures d’incitation par les prix et les subventions financées sur le budget des États ont été les instruments les plus largement utilisés dans les pays à revenu élevé et sont de plus en plus souvent adoptées par les pays à revenu intermédiaire, et en particulier ceux de la tranche supérieure. De façon générale, les politiques mises en œuvre par les pays à faible revenu ont généré des désincitations par les prix pour les producteurs afin de faciliter l’accès des consommateurs à des aliments moins chers. Les ressources budgétaires que ces pays peuvent consacrer à l’octroi de subventions aux producteurs et aux consommateurs et au financement de services d’intérêt général qui profiteraient à l’ensemble du secteur alimentaire et agricole sont limitées.
Dans les pays à revenu intermédiaire, les subventions accordées aux producteurs agricoles s’établissent tout juste à 5 pour cent de la valeur totale de la production, contre près de 13 pour cent dans les pays à revenu élevé. Le soutien aux services d’intérêt général, exprimé en proportion de la valeur de la production, est plus bas dans les pays à faible revenu (2 pour cent) que dans les pays à revenu élevé (4 pour cent). À l’échelle mondiale, les deux tiers des subventions aux consommateurs (finaux ou intermédiaires, comme les transformateurs) ont été déboursées dans les pays à revenu élevé.
Le soutien public varie selon les groupes d’aliments et les produits. Les pays qui jouissent d’un niveau de revenu plus élevé soutiennent tous les groupes d’aliments, et en particulier les aliments de base (y compris les céréales et les racines et tubercules), suivis par les produits laitiers et les autres produits riches en protéines. Dans les pays à revenu élevé, le soutien apporté à ces trois groupes d’aliments est fourni à parts égales sous la forme d’incitations par les prix et de subventions aux producteurs. En revanche, pour les fruits et les légumes et pour les graisses et les huiles, les subventions sont beaucoup plus importantes (11 pour cent environ de la valeur de la production) que les incitations par les prix, en moyenne, sur la période 2013-2018.
Les politiques des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure pénalisent invariablement la production de la plupart des aliments, car elles font baisser les prix à la sortie de l’exploitation. En revanche, ces pays accordent des subventions aux agriculteurs, en particulier pour la production d’aliments de base, de fruits et légumes et de graisses et huiles. Dans les pays à faible revenu, les incitations par les prix sont négatives pour la plupart des groupes d’aliments, allant de -7 pour cent pour les aliments de base (principalement les céréales) à 1 pour cent pour les autres cultures (comme le sucre, le thé ou le café).
Quelle incidence les politiques alimentaires et agricoles ont-elles sur l’alimentation?
De nombreux pays fournissent un soutien public important, et la façon dont ce soutien est alloué peut appuyer ou entraver les efforts déployés pour abaisser le coût des aliments nutritifs et faire en sorte que chacun ait accès à une alimentation saine abordable.
Les mesures aux frontières ont une incidence sur les disponibilités alimentaires et sur la diversité et les prix des aliments sur les marchés intérieurs. Certaines de ces mesures ciblent des objectifs d’action publique essentiels, comme la sécurité sanitaire des aliments, mais les États pourraient s’employer davantage à réduire les obstacles au commerce des aliments nutritifs, tels que les fruits, les légumes et les légumineuses, afin d’en accroître les disponibilités et d’améliorer l’abordabilité de ces aliments, ce qui permettrait d’abaisser le coût d’une alimentation saine.
Dans les pays à faible revenu et les pays à revenu intermédiaire, les mesures de contrôle des prix du marché, comme les politiques de prix minimums ou de prix fixes, ciblent presque exclusivement des produits alimentaires comme le blé, le maïs, le riz et le sucre, et ont pour but de stabiliser ou d’accroître le revenu agricole tout en veillant à ce que l’approvisionnement en produits de base soit assuré, à des fins de sécurité alimentaire. Cela étant, ces politiques pourraient ne pas être étrangères aux alimentations déséquilibrées que l’on observe partout dans le monde.
Les subventions allouées pour des produits ou des facteurs de production spécifiques ont grandement contribué à l’accroissement de la production et à la diminution du prix des céréales (en particulier le maïs, le blé et le riz), mais aussi de la viande bovine et du lait. Cette évolution a eu des effets positifs sur la sécurité alimentaire et sur le revenu agricole et a soutenu indirectement l’élaboration et l’utilisation de meilleures technologies et de nouveaux intrants agricoles. En revanche, ces subventions ont de fait créé des désincitations (relatives) à produire des aliments nutritifs, encouragé les monocultures dans certains pays, mis un coup d’arrêt à la culture de certains produits nutritifs et découragé la production d’aliments qui ne donnaient pas lieu au même niveau de soutien.
Le soutien apporté via le financement et la fourniture de services d’intérêt général bénéficie de façon collective aux acteurs du secteur de l’alimentation et de l’agriculture, ce qui est une bonne chose, en principe, pour les petits agriculteurs, les femmes et les jeunes. Cette forme de soutien arrive toutefois très loin derrière le soutien direct aux producteurs que représentent les incitations par les prix et les subventions, et elle est plus largement financée dans les pays à revenu élevé. Dans certains cas, les services tels que la recherche-développement sont orientés en faveur des producteurs d’aliments de base.
OPTIONS POSSIBLES POUR RÉORIENTER LE SOUTIEN PUBLIC À L’ALIMENTATION ET À L’AGRICULTURE DE FAÇON À AMÉLIORER L’ABORDABILITÉ D’UNE ALIMENTATION SAINE
Quels sont les effets potentiels d’une réorientation du soutien apporté à l’alimentation et à l’agriculture pour réduire le coût des aliments nutritifs?
Une analyse nouvelle de scénarios de réorientation du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture fondés sur des modèles et spécialement élaborés pour préparer le présent rapport met en évidence différentes options permettant à tous les pays du monde de procéder à cette réorientation en vue d’accroître l’abordabilité d’une alimentation saine.
Ces scénarios simulent la réaffectation des budgets qui financent actuellement le soutien aux producteurs agricoles au moyen de différents instruments d’action publique. La réorientation est effectuée pour tous les pays dans toutes les régions géographiques, et vise à réduire le coût et à améliorer l’abordabilité d’une alimentation saine. Elle est mise en œuvre de façon linéaire entre 2023 et 2028, et ses effets sont examinés à l’horizon 2030.
Dans ces scénarios, la réaffectation des budgets cible les aliments «hautement prioritaires» dans le cadre d’une alimentation saine. Ces derniers correspondent aux groupes d’aliments dont la consommation actuelle par habitant dans chaque pays/région n’atteint pas encore le niveau recommandé pour ce pays/cette région, tel que le définissent les recommandations nutritionnelles fondées sur le choix des aliments utilisées pour calculer le coût d’une alimentation saine.
Une observation générale fondée sur des données empiriques indique que la réorientation du soutien public à l’agriculture en vigueur dans toutes les régions du monde, effectuée dans le but de promouvoir la production d’aliments nutritifs (dont la consommation est basse par rapport aux besoins alimentaires), contribuerait à rendre l’alimentation saine moins coûteuse et plus abordable, à l’échelle mondiale et surtout dans les pays à revenu intermédiaire.
L’élimination ou la réduction du soutien aux frontières et du contrôle des prix du marché portant sur les produits prioritaires dans le cadre d’une alimentation saine fait baisser le prix de ces produits, en particulier sur les marchés qui bénéficient d’une protection élevée aux frontières. Résultat, le pourcentage de population pour lequel une alimentation saine est abordable augmente à l’échelle mondiale (0,64 point de pourcentage en 2030, comparé à la situation de référence), tandis que le coût d’une alimentation saine baisse davantage que celui de l’alimentation moyenne (1,7 pour cent contre 0,4 pour cent, respectivement).
L’évolution vers une alimentation saine moins coûteuse et plus abordable s’accompagne d’un déclin de la production agricole mondiale, lequel se traduit à son tour par une réduction des émissions de gaz à effet de serre d’origine agricole. Les émissions de gaz à effet de serre chutent dans tous les groupes de revenu, à l’exception de celui des pays à revenu élevé (où l’on estime que la production agricole augmente).
Les autres effets sont une petite augmentation du revenu agricole mondial (de 0,03 pour cent), encore que, dans le cas des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, où les mesures aux frontières et le contrôle des prix du marché entrent pour une part importante dans le soutien total à l’agriculture, les effets sur le revenu agricole soient négatifs et supérieurs à la variation moyenne à l’échelle mondiale. L’incidence sur la pauvreté extrême est minime au niveau mondial; les faibles progrès dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure sont compensés par des reculs dans les autres groupes de revenu.
En revanche, la réorientation simulée des subventions accordées aux producteurs accroît l’abordabilité d’une alimentation saine dans une plus large mesure que celle des mesures aux frontières et du contrôle des prix du marché (0,81 point de pourcentage contre 0,64 point de pourcentage, respectivement). Elle réduit également la part de la population mondiale vivant dans la pauvreté extrême et souffrant de sous-alimentation. Cela étant, l’importante contrepartie, que l’on n’observe pas dans le précédent scénario de réorientation, est que le total des émissions de gaz à effet de serre d’origine agricole augmente (de 1,5 pour cent), du fait de l’accroissement de la production agricole, notamment des aliments riches en protéines, comme les produits laitiers, dont la consommation progresse pour atteindre les niveaux nutritionnels recommandés, en particulier dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure.
Si, au lieu de cela, on réoriente les subventions vers les consommateurs tout en continuant à cibler les aliments «hautement prioritaires», le coût d’une alimentation saine baisse de façon plus notable que dans les deux scénarios précédents, aussi bien en chiffres absolus (3,34 pour cent en 2030, par rapport à la situation de référence) que par comparaison avec le coût de l’alimentation moyenne. Le pourcentage de la population qui peut alors se permettre une alimentation saine augmente (de près de 0,8 point de pourcentage), mais légèrement moins que dans le scénario d’une réorientation des subventions aux producteurs, en raison de l’effet sur le revenu.
Les principaux effets de synergie positifs dans ce scénario sont notamment la réduction des niveaux de pauvreté extrême et de sous-alimentation, due en partie à l’augmentation du revenu agricole dans les pays à faible revenu. De plus, les émissions mondiales de gaz à effet de serre diminuent en raison d’une réduction de la production agricole. En revanche, ce scénario est très pénalisant pour les producteurs qui perdent leurs subventions. À l’échelle mondiale, le revenu et la production agricoles reculent (respectivement de 3,7 pour cent et 0,2 pour cent à l’horizon 2030, comparé à la situation de référence.
Que ce soit par le truchement des mesures aux frontières et du contrôle des prix du marché ou par celui des subventions, les responsables politiques devront réorienter leur soutien en tenant compte des déséquilibres générateurs d’inégalités qui pourraient apparaître si les petits exploitants (y compris les femmes et les jeunes) ne sont pas en mesure de se spécialiser dans la production d’aliments nutritifs du fait de contraintes liées aux ressources.
Dans les pays à faible revenu, et peut-être aussi certains pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, l’un des principaux défis pour les responsables politiques ne se limitera pas à trouver un équilibre dans la réorientation du soutien à l’alimentation et à l’agriculture de façon à atteindre plusieurs objectifs de transformation inclusive de l’agriculture qui concordent avec la réduction du coût des aliments nutritifs. Compte tenu de leurs faibles budgets, les gouvernements de ces pays devront aussi mobiliser des financements importants pour renforcer: i) la fourniture d’un soutien aux services d’intérêt général lorsque celui-ci devra être priorisé pour combler efficacement les déficits de productivité de la production d’aliments nutritifs, et ce de façon inclusive et durable; et ii) l’octroi de subventions aux consommateurs afin d’améliorer l’abordabilité. À cet égard, l’aide internationale à l’investissement public jouera un rôle essentiel pour faciliter la transition vers un soutien plus important des services d’intérêt général, en particulier dans les pays à faible revenu.
Pour tirer parti des possibilités qu’offre la réorientation du soutien, les pays devront se regrouper, dans un esprit de multilatéralisme. La réorientation des mesures aux frontières, du contrôle des prix du marché et des subventions devra tenir compte des engagements pris par les pays et des flexibilités dont ils bénéficient dans le cadre des règles actuelles de l’Organisation mondiale du commerce, ainsi que des questions abordées dans les négociations en cours.
En résumé, la réorientation du soutien ciblant les aliments hautement prioritaires pour une alimentation saine appuiera la reprise économique à l’échelle mondiale, à condition d’être réalisée au moyen d’une réduction des mesures aux frontières et du contrôle des prix du marché ou d’un transfert des subventions des producteurs aux consommateurs, mais il faudra tenir compte des déséquilibres que cela pourrait entraîner. C’est pourquoi les résultats différeront selon le groupe dans lequel les pays se classent en fonction de leur revenu, et selon la région géographique.
Politiques complémentaires, relatives ou extérieures aux systèmes agroalimentaires, nécessaires pour assurer l’efficacité des initiatives de réorientation
Pour que la réorientation soit aussi efficace que possible et contribue à rendre l’alimentation saine moins coûteuse et plus abordable, d’autres politiques relatives aux systèmes agroalimentaires ainsi que des politiques et incitations extérieures à ces systèmes seront nécessaires. Une fois harmonisées et mises en place, ces politiques complémentaires pourront apporter une aide de deux manières.
En premier lieu, elles pourront proposer des incitations (ou des désincitations) qui viendront conforter des changements propices à des habitudes alimentaires saines, dans les chaînes d’approvisionnement alimentaire, les environnements alimentaires et les comportements des consommateurs. En second lieu, elles permettront d’atténuer les effets pervers ou les déséquilibres créés par la réorientation du soutien, surtout si ceux-ci comprennent une réduction de l’accès des groupes de population vulnérables ou défavorisés à des aliments nutritifs et à une alimentaire saine.
Faire en sorte que les aliments nutritifs soient plus largement accessibles et abordables est une condition nécessaire mais non suffisante pour que les consommateurs soient en mesure de choisir, de privilégier et de consommer une nourriture saine. C’est pourquoi les politiques complémentaires qui encouragent la transformation des environnements alimentaires et un changement de comportement des consommateurs en faveur d’habitudes alimentaires saines ont un rôle crucial à jouer. Elles peuvent prévoir, par exemple, l’instauration de limites impératives ou de cibles volontaires propres à améliorer la qualité nutritionnelle des boissons et des aliments transformés; la promulgation de lois encadrant le marketing des produits alimentaires; ou la mise en œuvre de politiques d’étiquetage nutritionnel et d’approvisionnement en aliments sains. Il peut aussi être extrêmement important d’associer des politiques d’aménagement du territoire à d’autres politiques complémentaires pour remédier aux déserts et bourbiers alimentaires.
Il peut se faire que la réorientation entraîne des déséquilibres préjudiciables à certains acteurs; des politiques de protection sociale pourront alors être nécessaires pour atténuer ces déséquilibres, en particulier les pertes de revenus à court terme ou les effets dommageables sur les moyens d’existence. Cet aspect est particulièrement crucial en ce qui concerne les populations les plus vulnérables.
Des politiques relatives aux systèmes environnementaux, aux systèmes de santé et aux systèmes de transport et d’énergie seront aussi absolument nécessaires pour renforcer les résultats positifs engendrés par la réorientation du soutien public, dans les domaines de l’efficience, de l’égalité, de la nutrition, de la santé, de l’atténuation du changement climatique et de l’environnement. Les services de santé qui protègent les pauvres et les groupes vulnérables, des populations dont l’alimentation est souvent carencée, revêtent une importance particulière. Une prise en charge insuffisante des défauts d’efficience et des problèmes de transport risquerait aussi de saper les efforts de réorientation et de les rendre inopérants.
Dynamiques de l’économie politique et de la gouvernance agissant sur la réorientation du soutien public
Le degré de réussite des initiatives prises pour réorienter le soutien à l’alimentation et à l’agriculture dépendra de l’économie politique, de la gouvernance et des incitations proposées aux parties prenantes concernées à l’échelle locale, nationale et mondiale. D’une manière générale, l’économie politique désigne les facteurs sociaux, économiques, culturels et politiques qui structurent, soutiennent et transforment dans le temps les coalitions d’acteurs publics et privés, ainsi que leurs intérêts et leurs relations. Cela comprend les mécanismes institutionnels, ces «règles du jeu» qui influent sur le programme d’action publique au jour le jour et sur la façon dont il s’élabore. Les institutions, les intérêts et les idées sont les facteurs dynamiques à l’œuvre, qui orientent le soutien public accordé à l’alimentation et à l’agriculture. Par gouvernance, on entend les règles, les organisations et les processus, tant formels qu’informels, au moyen desquels les acteurs publics et privés expriment leurs intérêts et prennent et mettent en œuvre des décisions.
Trois grandes composantes de l’économie politique doivent être examinées et gérées de façon efficace lors de la réorientation du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture: i) le contexte politique, les points de vue des parties prenantes et la volonté des pouvoirs publics; ii) les rapports de force, les intérêts et l’influence des différents acteurs; iii) les mécanismes de gouvernance et les cadres réglementaires nécessaires pour faciliter et mettre en œuvre les initiatives de réorientation du soutien. Les dynamiques et les mécanismes de gestion de ces composantes sont étudiés de façon plus détaillée dans le rapport.
Compte tenu de la diversité des contextes politiques dans les différents pays, il sera essentiel de disposer d’institutions fortes aux niveaux local, national et mondial, mais aussi d’inciter les parties prenantes du secteur public, du secteur privé et des organisations internationales à adhérer aux initiatives de réorientation du soutien, et d’obtenir leur participation effective. Dans de nombreux pays, les voies de transformation des systèmes agroalimentaires offrent un cadre permettant de canaliser les efforts de réorientation. La participation des petites et moyennes entreprises et des groupements de la société civile – tout comme la transparence de la gouvernance et la présence de garde-fous permettant de prévenir et de gérer les conflits d’intérêts – jouera un rôle clé dans le rééquilibrage des rapports de force au sein des systèmes agroalimentaires.
CONCLUSION
Le rapport de cette année devrait dissiper les doutes qui pourraient subsister quant au fait que le monde perd du terrain dans sa lutte pour mettre un terme à la faim, à l’insécurité alimentaire et à la malnutrition sous toutes ses formes. L’horizon 2030 retenu pour la réalisation des ODD n’est plus qu’à huit années de nous. La distance à parcourir pour atteindre bon nombre des cibles associées à l’ODD 2 s’accroît d’année en année, tandis que le délai restant d’ici à 2030 se réduit. Certes, des efforts sont faits pour progresser vers l’ODD 2, mais ils sont manifestement insuffisants compte tenu du contexte plus difficile et incertain.
La conjoncture récessionniste actuelle fait qu’il est encore plus délicat pour de nombreux gouvernements d’accroître leur budget afin d’investir dans la transformation des systèmes agroalimentaires. Il n’en reste pas moins que beaucoup de choses peuvent et doivent être faites avec les ressources existantes. L’une des recommandations primordiales du présent rapport invite les pouvoirs publics à repenser la façon dont ils allouent leur budget actuel et à voir comment ils pourraient réorienter ces fonds pour en optimiser l’efficacité et l’efficience en matière de réduction du coût des aliments nutritifs et d’accroissement à la fois des disponibilités alimentaires nécessaires à une alimentation saine et de l’abordabilité de cette alimentation, et ce de manière durable et sans faire de laissés-pour-compte.