Le degré de réussite des initiatives prises pour réorienter le soutien à l’alimentation et à l’agriculture dépendra de l’économie politique, de la gouvernance et des incitations proposées aux parties prenantes concernées à l’échelle locale, nationale et mondiale. D’une manière générale, l’économie politique désigne les facteurs sociaux, économiques, culturels et politiques qui structurent, soutiennent et transforment dans le temps les coalitions d’acteurs publics et privés, ainsi que leurs intérêts et leurs relations. Cela comprend les mécanismes institutionnels, ces «règles du jeu» qui influent sur le programme d’action publique au jour le jour et sur la façon dont il s’élabore327,328. Par gouvernance, on entend les règles, les organisations et les processus, tant formels qu’informels, au moyen desquels les acteurs publics et privés expriment leurs intérêts et prennent et mettent en œuvre des décisions329,330.
L’économie politique influe sur le type de réformes politiques et institutionnelles et sur les formes de gouvernance nécessaires pour permettre et faciliter la réorientation du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture. Par ailleurs, les dynamiques de l’économie politique peuvent entraver les initiatives de réorientation de ce soutien et les résultats en matière d’augmentation de l’abordabilité d’une alimentation saine331. Il est donc essentiel de bien comprendre ces dynamiques ainsi que les facteurs à l’œuvre, puis d’agir et de mettre en place des mécanismes permettant de s’assurer que les initiatives de réorientation du soutien atteindront bien le but visé.
La gouvernance, les institutions, les intérêts et les idées sont des facteurs dynamiques qui influent sur le soutien public accordé à l’alimentation et à l’agriculture332,333. Trois grandes composantes doivent être examinées et gérées de façon efficace lors de la réorientation de ce soutien:
- le contexte politique, les points de vue des parties prenantes et la volonté des pouvoirs publics;
- les rapports de force, les intérêts et l’influence des différents acteurs;
- les mécanismes de gouvernance et les cadres réglementaires nécessaires pour faciliter et mettre en œuvre les initiatives de réorientation du soutien.
De plus, le suivi et l’évaluation du soutien public réorienté sont essentiels si l’on veut s’assurer que les politiques réorientées ont atteint les buts recherchés. Ils contribuent à la transparence et à la responsabilité tout au long du processus et peuvent être un facteur favorisant la poursuite des réformes sur le long terme.
Les dynamiques et les mécanismes de gestion de ces composantes sont présentés à la figure 25 et sont étudiés de façon plus détaillée aux sections qui suivent.
FIGURE 25Dynamiques de l’économie politique et de la gouvernance en rapport avec la réorientation du soutien public à l’alimentation et l’agriculture
Contexte politique, points de vue des parties prenantes et volonté des pouvoirs publics
Dans chaque pays, le contexte local – régime politique, intérêts, idéologies et incitations, entre autres – détermine dans quelle mesure le soutien à l’alimentation et à l’agriculture peut être réorienté. À titre d’exemple, le degré de protection de l’agriculture dépend souvent du niveau de compétition politique et économique du pays334.
En l’absence d’incitations politiques et sans la possibilité pratique de soutenir le processus, toute réforme des politiques sera difficile à mettre en œuvre et à poursuivre sur le terrain335. De plus, dans bien des pays, des goulets d’étranglement au sein des structures de gouvernance peuvent creuser un fossé entre les attentes et les résultats de l’action publique.
Des débats mondiaux récents, comme ceux qui se sont déroulés en 2021 sous les auspices du Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires et à l’occasion de la COP26 sur le changement climatique, et une sensibilisation accrue à l’importance de la santé publique et de la durabilité environnementale offrent une occasion unique de parvenir effectivement à réorienter le soutien227. Les débats récents autour de la réforme de la politique agricole de l’Union européenne (stratégie «De la ferme à la table») et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (nouvelle loi sur l’agriculture) ont mis en évidence à quel point il importait de considérer la santé et la durabilité environnementale de la production alimentaire comme des biens publics souhaitables qu’il est nécessaire de soutenir. Une démarche fondée sur le principe «public money for public goods» (de l’argent public pour les biens publics) pourrait rendre les subventions aux aliments nutritifs, essentiels à la santé publique et à la durabilité environnementale, plus acceptables politiquement que ce n’était le cas avec les approches antérieures, centrées sur la production227.
Bien sûr, le contexte politique diffère d’un pays à l’autre. Dans les pays à revenu élevé, le soutien à l’alimentation et à l’agriculture est aujourd’hui considérable si on le compare à la contribution relativement faible du secteur agricole au PIB et au taux d’emploi de ces pays. À titre d’exemple, la politique agricole commune de l’Union européenne a absorbé 35 pour cent environ du budget de l'Union en 2020336. De nombreux pays à faible revenu manquent souvent des capacités financières nécessaires pour soutenir l’alimentation et l’agriculture à l’aide de subventions; le soutien aux producteurs y prend donc souvent la forme de mesures aux frontières et de contrôles sur les échanges, qui, comme expliqué au chapitre 3, ne nécessitent pas de sorties de fonds publics. En revanche, réformer les contrôles aux frontières peut entraîner une perte de recettes publiques sur les échanges. Il est probable que les différences dans les priorités et les problèmes politiques propres à chaque contexte auront une influence sur la volonté des pouvoirs publics d’encourager les initiatives de réorientation et sur la portée de ces initiatives.
Les avis divergent quant aux domaines auxquels il convient de donner la priorité, ce qui rend la réorientation difficile. Ainsi, en Asie et dans le Pacifique, la qualité nutritionnelle des aliments est considérée comme étant une question importante, alors qu’en Afrique de l’Est et en Afrique australe, c’est la question des disponibilités alimentaires qui est vue comme représentant un défi majeur pour le système agroalimentaire337. Les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire ne se situent pas au même stade de la transition nutritionnelle que les pays à revenu élevé – nombre de pays à faible revenu et à revenu intermédiaire négocient tout juste le passage d’une alimentation traditionnelle à une alimentation comprenant les produits hautement transformés que promeuvent une intégration mondiale des marchés et un marketing agressif, tandis que, dans les pays à revenu élevé, la consommation de produits hautement transformés fait partie des habitudes alimentaires de la population196,338. Ces différences de contexte et ces inégalités ont une incidence sur les incitations et les décisions politiques de chaque gouvernement et sur les approches nécessaires pour réorienter les politiques.
Par ailleurs, les contraintes budgétaires que connaissent actuellement de nombreux pays dans le monde font de la réorientation un choix essentiel si l’on veut concrétiser ces objectifs de développement sans compromettre la reprise économique. Le rôle des pouvoirs publics est donc crucial pour faire connaître les aspects profitables à tous des initiatives de réorientation, qui pourraient répondre aux objectifs et aux intérêts de toutes les parties prenantes concernées.
Rapports de force, intérêts et influence des différents acteurs
Le soutien public apporté à l’alimentation et à l’agriculture résulte d’un processus décisionnel complexe imbriqué dans une série d’objectifs et d’intérêts, et influencé par ceux-ci. Les modes d’action sont multiples: former des coalitions, négocier entre intérêts divergents, infléchir ou empêcher le changement des règles de prise de décision, trouver des solutions, ou mettre en échec les choix stratégiques en restreignant les moyens disponibles, permettre ou empêcher la mise en œuvre des politiques, et faire entendre les opinions ou établir une distinction entre les acteurs et les groupes. La réussite de ces processus dépendra donc du pouvoir relatif des différents groupes de parties prenantes favorables ou opposés aux réformes.
Les déficits de données sur le soutien public intéressant la transformation, la distribution et la fourniture des aliments entravent souvent l’analyse de l’incidence que la structure du soutien peut avoir sur les rapports de force qui s’exercent le long des chaînes d’approvisionnement. De plus, dans un pays ou une région, les secteurs ont souvent des priorités et des arbitrages différents. Du fait de ces différences entre les buts respectifs des secteurs, les politiques pourraient ne pas atteindre la cohérence nécessaire pour permettre une utilisation efficiente des ressources disponibles339,340 et pour offrir à tous une alimentation saine abordable tout en utilisant les ressources naturelles de façon durable et en renforçant la résilience face au changement climatique.
Ainsi, une étude menée dans les Îles du Pacifique montre que les avis divergent quant aux politiques à mener pour lutter contre les maladies non transmissibles liées à l’alimentation et que cela résulte de conflits d’intérêts. Les pouvoirs publics ont bien déterminé les options d’intervention publique, mais la mise en œuvre s’est trouvée ralentie par des perceptions et des priorités opposées. On constate des désaccords par exemple entre, d’une part, la nécessité de privilégier la santé publique et de réduire les importations d’aliments hautement transformés, et, d’autre part, la volonté de soutenir la progression des échanges341, d’où l’utilité d’harmoniser les politiques sectorielles.
Les initiatives de réorientation du soutien vers une augmentation de la production et des échanges d’aliments nutritifs peuvent être mises en difficulté par les industriels de l’agroalimentaire, qui occupent une position dominante dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Les grandes entreprises jouent un rôle considérable dans la production, la transformation et la distribution des produits alimentaires. Ainsi, au milieu des années 2000, on estimait que 70 à 90 pour cent des échanges mondiaux de céréales étaient entre les mains de quatre grandes entreprises. Conjointe à cette concentration, on a pu observer une tendance à la hausse de la production des principaux intrants agricoles de l’industrie alimentaire, tels que le sucre brut et les oléagineux196. En fait, les acteurs de l’industrie alimentaire s’immiscent souvent dans le processus d’élaboration des politiques publiques pour l’influencer ou le contrecarrer, voire faussent les éléments scientifiques qui sous-tendent ce processus342, en faisant pression sur les responsables politiques, en finançant leurs partis, en encadrant les débats d’orientation, en adoptant eux-mêmes des mesures qui visent à court-circuiter et à retarder l’action gouvernementale (se substituent aux pouvoirs publics) ou en menant des campagnes de relations publiques, entre autres actions343.
À titre d’exemple, aux États-Unis d'Amérique, la somme consacrée par l’industrie des boissons aux activités de lobbying s’est élevée à 60 millions d’USD en 2009, l’année même où une taxe fédérale sur le soda était proposée. Le chiffre s’est maintenu à un niveau élevé depuis lors344. En Afrique du Sud, des données prouvent que le secteur privé influe sur les actions en justice ou sur les plaintes d’ordre commercial portant sur des politiques de nutrition et de réglementation de l’alcool345.
De même, dans d’autres pays, les initiatives prises par les pouvoirs publics pour instaurer des mesures réglementaires ont pu donner lieu à des actions en justice, au motif que les mesures proposées allaient à l’encontre d’engagements commerciaux contraignants. Ainsi, des pays membres exportateurs sont intervenus à 245 reprises à l’OMC entre 1995 et 2019 concernant le marketing des substituts du lait maternel346,347. Dans d’autres cas, il est arrivé que l’industrie alimentaire s’associe à d’autres organismes publics, comme en Colombie, lors du débat sur la réglementation de l’étiquetage des produits alimentaires, où les arguments présentés par certains ministères et organismes publics pendant les discussions au congrès reflétaient la position des industriels348. Ce type de difficultés contribue à l’inertie des pouvoirs publics et entraîne un «gel réglementaire» qui empêche les administrations nationales de prendre des mesures de réorientation des politiques alimentaire et agricole347,349
L’influence des industriels de l’alimentation s’étend à la gouvernance mondiale, à l’établissement des normes alimentaires internationales par la Commission du Codex Alimentarius, par exemple (section 4.2). Les acteurs de l’industrie alimentaire ont pesé sur le processus du Codex concernant l’étiquetage nutritionnel sur la face avant des emballages350, ainsi que sur l’élaboration par cet organisme de la norme relative aux préparations de suite347. De façon générale, les réponses transmises par les industriels de l’alimentation lors des consultations de l’OMS sur les politiques en matière de maladies non transmissibles liées à l’alimentation tendent à favoriser les approches volontaires ou non réglementaires plutôt que les mesures législatives351.
Le commerce de détail est un autre secteur dans lequel des rapports de force peuvent s’exercer et sont susceptibles de pénaliser les initiatives de réorientation du soutien. Dans de nombreux pays, la concentration du pouvoir dans le secteur de la distribution s’accroît fortement et rapidement avec la progression des grandes chaînes de supermarchés et d’épiceries352. Cette évolution s’explique également par d’autres facteurs structurels tels que la croissance des revenus, l’urbanisation et les flux entrants d’investissement direct étranger (IDE)353.
Un examen de plusieurs études consacrées à la puissance des supermarchés en Australie a constaté que ceux-ci exerçaient leur pouvoir en définissant les termes de l’échange pour les fournisseurs, en exerçant un pouvoir «discursif» visant à modeler les valeurs sociétales relatives à l’alimentation, en organisant des pressions et en établissant des relations avec les responsables politiques. Cela peut toucher plusieurs domaines, comme la gouvernance du système agroalimentaire, la disponibilité et l’abordabilité d’une alimentation saine ou les résultats en matière de santé publique et de nutrition354. La concentration des supermarchés dans un périmètre géographique restreint peut aussi contribuer à la création de déserts alimentaires, isolant les populations qui résident en dehors de ce périmètre et limitant leur accès à des aliments nutritifs355.
D’autre part, les chaînes de supermarchés ont le pouvoir de faire appliquer certaines normes de qualité et de sécurité sanitaire pour les aliments qu’elles proposent352. Dans de nombreux pays à faible revenu et à revenu intermédiaire, le secteur de la vente au détail moderne pourrait devenir un facteur de changement essentiel au sein du système agroalimentaire et contribuer à rendre l’alimentation saine plus abordable et accessible356. La question de la participation et des actions du secteur privé s’étend également aux petites et moyennes entreprises (PME), et il peut être important d’inciter spécifiquement ces acteurs à appuyer les initiatives de réorientation du soutien. On peut mobiliser les PME et leur donner une place plus importante dans les initiatives de transformation et de réorientation du soutien en rééquilibrant les rapports de force défavorables observés (voir l’encadré 18) si le climat politique permet des pratiques commerciales responsables tout au long de la chaîne de valeur357,358.
ENCADRÉ 18LE DÉVELOPPEMENT DES CHAÎNES DE VALEUR, UN OUTIL EFFICACE DE TRANSFORMATION DES RAPPORTS DE FORCE INÉGAUX
Le développement des chaînes de valeur peut être un outil efficace de transformation des rapports de force inégaux que l’on observe actuellement entre les petits producteurs, les transformateurs, les vendeurs et les autres parties prenantes des filières agricoles.
Les petits producteurs des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire se heurtent souvent à des coûts de transaction élevés lorsqu’ils veulent accéder aux marchés pour vendre leurs produits359,360,361. Les imperfections des marchés et les frictions relatives à un accès limité au crédit, à l’assurance et à l’information pourraient entraver plus encore l’accès à ces marchés. Mettre en œuvre des politiques permettant de remédier à ces contraintes est politiquement difficile, car les petits producteurs doivent souvent surmonter plusieurs obstacles pour participer à l’action collective, y compris pour ajouter leurs demandes aux préoccupations politiques. Ces contraintes sont plus grandes encore pour les femmes, les jeunes et les peuples autochtones. L’accès aux marchés des petits producteurs passe généralement par des PME du secteur intermédiaire opérant dans la transformation, l’emballage, le transport et la vente finale. On estime que ce type de filières fournit plus de la moitié des aliments consommés en Afrique362.
Des investissements bien conçus peuvent réduire les coûts de transaction ainsi que les imperfections des marchés et les frictions en facilitant l’accès aux informations sur les marchés, en ouvrant l’accès au crédit et à des intrants générateurs de gains de productivité et en renforçant éventuellement le pouvoir de négociation des petits producteurs et des PME opérant en aval face aux négociants et aux acheteurs. En particulier, on a montré que les investissements dans la chaîne de valeur agricole exécutés via des organisations de producteurs ou des coopératives agricoles constituaient un moyen efficace de faire participer les petits producteurs et les PME à cette chaîne de valeur et d’améliorer leur accès aux marchés. Ces investissements peuvent aussi contribuer à offrir des conditions équitables à des populations telles que les femmes, les jeunes et les peuples autochtones, qui ont souvent plus de difficultés à accéder à la chaîne de valeur agricole sur un pied d’égalité. Un meilleur accès aux marchés pour les petits producteurs, surtout en zone rurale, peut aider à accroître la concurrence sur les marchés locaux et à faire monter les prix payés aux producteurs.
Des cas remarquables de développement réussi des chaînes de valeur ont commencé à apparaître, même dans des contextes difficiles, en Amérique latine et dans les Îles du Pacifique, des régions où l’accès aux marchés peut être particulièrement compliqué dans les zones isolées ou montagneuses. Au Pérou, le Projet de renforcement du développement local dans les hauts plateaux et les forêts humides d’altitude a fourni aux petits producteurs un accès à des services financiers et non financiers, notamment une assistance technique, des liens avec les marchés et les compétences de direction nécessaires pour construire des plans de développement. La participation aux marchés des petits producteurs d’aliments d’origine végétale et animale a progressé de 7 et 13 pour cent respectivement, tandis que la participation des femmes à des groupes locaux et la part de revenu sur laquelle elles ont un pouvoir de décision a augmenté respectivement de 27 et 45 pour cent363. En Argentine, le Programme de développement rural sans exclusion a fourni des fonds à des organisations de producteurs et à des peuples autochtones pour qu’ils participent à des projets de développement de produits et qu’ils investissent dans les besoins de la communauté. Les participants au projet sont parvenus à accroître la valeur de la production végétale et animale de 92 et 72 pour cent, soutenus par les services financiers qui étaient fournis aux organisations de producteurs pour leur permettre d’investir dans du matériel agricole lourd afin d’améliorer les pratiques de production, ce qui s’est traduit par une hausse de 15 pour cent du revenu des ménages. De plus, la participation des femmes aux postes de direction des organisations de producteurs a progressé de 10 pour cent364.
En Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Projet en faveur de partenariats productifs dans le secteur de l’agriculture avait pour principal objectif de nouer des liens directs entre les producteurs et les acheteurs. Il a soutenu les producteurs de cacao et de café de 2012 à 2019 en établissant des liens commerciaux avec les entreprises agroalimentaires et en dispensant une formation à des pratiques de production plus efficientes, plus sensibles aux forces des marchés et plus durables365. Le nombre d’actifs appartenant en propre à une femme a augmenté de 3 pour cent et le nombre de femmes disposant d’un pouvoir de décision, de 4 pour cent. Dans les Îles Salomon, la Phase II du Programme de développement rural était consacrée aux partenariats agroalimentaires. Elle a permis d’amener des producteurs de cacao et de noix de coco à vendre leurs produits au sein de filières, en associant ces acteurs à des entreprises dans le cadre de partenariats agroalimentaires, sur la période 2015-2021. Le projet s’est traduit par une hausse des prix payés aux producteurs de cacao et un accroissement des volumes vendus, ce à quoi il faut ajouter un plus grand nombre de travailleurs embauchés dans les entreprises agroalimentaires soutenues par le projet366. Le principal moteur de ces progressions a été une augmentation de la valeur totale de la production (augmentation de 38 pour cent), et en particulier de la production végétale (augmentation de 62 pour cent). De surcroît, la participation des femmes à la prise de décisions sur l’utilisation du revenu de leur activité non salariée s’est accrue de 6 pour cent.
Les groupements de la société civile sont essentiels aux systèmes agroalimentaires367, aussi, leur permettre de lutter à armes égales peut-il aussi jouer un rôle considérable dans le traitement de la question de l’équité du soutien public. Ainsi, des coopératives agricoles pourraient permettre aux petits producteurs de renforcer leur pouvoir de négociation face aux autres parties prenantes des systèmes agroalimentaires368. Au Guatemala, un réseau d’organisations d’agriculteurs a amélioré la capacité d’agir des producteurs de la commune rurale de Huehuetenango et leur a permis de mettre en œuvre à l’échelle locale des plans de développement innovants et résilients face aux changements climatiques369. À l’heure actuelle, les initiatives associatives portées par des consommateurs, telles que les organisations communautaires ou les partenariats producteur-consommateur, jouent un rôle essentiel dans la transformation des systèmes agroalimentaires locaux370 et peuvent aussi influencer et soutenir les processus de réforme de l’action publique.
Mécanismes de gouvernance et cadres réglementaires nécessaires pour faciliter et mettre en œuvre les initiatives de réorientation du soutien
S’ils ne sont pas correctement gérés, les intérêts catégoriels peuvent entraver les efforts de réorientation du soutien public apporté à l’alimentation et à l’agriculture. Sur cet aspect, la présence d’institutions publiques fortes371 – et notamment de mécanismes de gouvernance participative – qui soient exemptes de conflits d’intérêts peut exercer une influence positive sur les processus de réforme des politiques, créant un environnement propice à ces réformes, et renforçant leur efficience et leur efficacité. De même, les processus de réforme de l’action publique peuvent créer et renforcer des mécanismes de gouvernance et améliorer les capacités et le capital social des parties prenantes concernées, établissant une relation bidirectionnelle dans laquelle les institutions, et les réformes elles-mêmes, sont favorisées et renforcées372.
Les plateformes multipartites et multisectorielles sont des exemples courants et intéressants de mécanismes de gouvernance. Elles peuvent réussir à condition que soient réunis: i) un engagement actif et à long terme des pouvoirs publics, ii) des ressources publiques visant à faciliter le processus, iii) un facilitateur neutre faisant office de contre-pouvoir et iv) des mécanismes stricts de reddition de comptes. En facilitant la coordination des parties prenantes et des groupes concernés et en veillant à ce que toutes les voix soient entendues au cours de processus décisionnels transparents, il est possible de soulager la pression exercée par les acteurs puissants327,373,374.
L’un des exemples intéressants de collaboration multilatérale au niveau mondial est le mouvement Renforcement de la nutrition (SUN), dont les 65 pays membres œuvrent de concert pour éliminer toutes les formes de malnutrition et dont l’action fait l’objet d’une évaluation externe indépendante. Le mouvement multilatéral SUN reçoit l’appui d’un réseau de la société civile réunissant plus de 4 000 organisations, d’un réseau du secteur privé composé de PME et de grandes entreprises, d’un réseau des donateurs et du réseau des Nations Unies pour SUN. Cette plateforme permet aux États membres de coordonner leur action autour de résultats communs avec celle des secteurs et des parties prenantes œuvrant à l’échelle infranationale375.
Des voix critiques s’élèvent toutefois pour dire que la participation de sociétés multinationales au réseau du secteur privé de SUN sape les efforts du réseau, en contribuant notamment à une influence accrue du secteur privé sur l’élaboration des politiques et en redéfinissant les concepts juridiques pour les plier au modèle multipartite376.
Sur les plans national et local, les instruments d’appui à la réorientation des politiques nécessitent la coordination de plusieurs ministères ou organismes ministériels. Ainsi, en Angleterre, le plan de lutte contre l’obésité des enfants (Childhood Obesity Plan) comprend plusieurs composantes, chacune d’elles requérant la coordination de différents départements ministériels pour être mis en œuvre. L’établissement d’environnements alimentaires sains prévu dans le National Planning Policy Framework a nécessité une coordination entre le Ministère de la santé et des affaires sociales (DHSC), qui élabore les mesures sanitaires, et le Ministère des communautés, du gouvernement local et du logement (MHCLG), qui détermine les décisions à prendre pour soutenir l’accès à des aliments nutritifs. Quant au Nutrient Profiling Model (modèle de profilage nutritionnel), sa mise au point s’est faite sous la direction de l’organe national chargé de la santé publique à l’époque, Public Health England (PHE)377.
Parmi les autres exemples bien connus de fonctionnement multisectoriel, on peut citer l’ancien Conseil national de la sécurité alimentaire et nutritionnelle (Conselho Nacional de Segurança Alimentar e Nutricional – CONSEA), organe consultatif auprès de la présidence brésilienne, composé de représentants de l’État et de la société civile, qui durant ses années d’existence (1993-2019) a offert aux différentes parties prenantes un espace de dialogue et de coordination, et a fini par jouer un rôle essentiel de facilitateur dans l’élaboration de politiques telles que la politique nationale de sécurité alimentaire et de nutrition et son plan d’action, le programme d’achat d’aliments, le programme national d’alimentation scolaire et les recommandations nutritionnelles du Brésil378.
Cela étant, si les mécanismes de gouvernance participative sont essentiels à l’élaboration et à la mise en œuvre des réformes de l’action publique, ils ne constituent pas des solutions miracles pour les mettre en application. On a pu observer dans certains cas, lors de la mise en œuvre de règlements visant l’industrie agroalimentaire et destinés à promouvoir une alimentation saine, que le pouvoir des plus importantes parties prenantes industrielles s’était renforcé dans le cadre des arrangements de gouvernance multipartite, et notamment des partenariats public-privé. Ce phénomène résulte d’une influence accrue des entreprises sur la prise de décisions d’orientation. Ainsi, en s’assurant des compétences internes, les entreprises agroalimentaires ont développé leur capacité à participer à ces activités et donc à influer sur les processus d’élaboration des politiques et des règlements relatifs à l’alimentation. Résultat, certaines réformes structurelles ont disparu des priorités des pouvoirs publics196. Il est donc essentiel de se préserver des conflits d’intérêts dans l’élaboration des politiques et les prises de décision, et il existe des outils pour aider les pays à prévenir et gérer ces conflits d’intérêtsan.
À l’inverse, les arrangements de gouvernance participative permettent parfois de faire entendre la voix et d’accroître l’influence des groupes de population souvent marginalisés, les populations rurales par exemple, de façon à sensibiliser toutes les parties prenantes et à créer des coalitions en faveur d’initiatives plus inclusives de réorientation du soutien. Renforcer l’action collective, les capacités, la voix et le pouvoir de négociation des populations rurales, y compris des petits agriculteurs, peut aider à réformer les politiques et faciliter leur formulation et leur mise en œuvre et peut accroître la légitimité des réformes auprès de toutes les parties prenantes303. Par ailleurs, déterminer qui sont les principales parties prenantes partisanes de la réforme des politiques qui seraient susceptibles d’endosser le rôle d’«ambassadrices du changement» en coordination avec l’organisme public chef de file peut faciliter le dialogue entre les acteurs371. Ainsi, des pays tels que le Brésil, le Pérou, la Thaïlande et le Viet Nam ont des responsables nationaux de la nutrition, qui veillent à la bonne coordination des acteurs appartenant à l’administration, à la société civile et au secteur privé. De plus, ces personnes sont chargées de prendre les mesures nécessaires et doivent rendre compte de leur action durant le processus de réorientation des politiques379.
Enfin, les pouvoirs publics doivent déterminer avec soin les déséquilibres que pourrait créer la réorientation du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture, et anticiper les problèmes susceptibles d’apparaître durant la mise en œuvre, notamment en examinant les données de base et les effets possibles des scénarios modélisés. Les mécanismes de gouvernance permettent à différents acteurs d’étudier les déséquilibres que créent les changements de politique et d’y remédier comme il convient380. À cette fin, comme l’indique l’analyse de la section précédente, les pouvoirs publics doivent mettre en œuvre des politiques d’atténuation ciblant les «perdants» de la réforme ou ceux qui sont plus exposés à ses éventuels effets négatifs. D’autre part, il peut arriver que la réorientation du soutien public menace des groupes d’intérêts puissants, qui pourraient alors s’opposer à la réforme ou empêcher sa mise en œuvre. Comme cela a été dit précédemment, les effets du soutien public actuel sur les disponibilités en aliments nutritifs et le coût de ceux-ci sur l’abordabilité d’une alimentation saine sont complexes et doivent donc être déterminés selon une approche systémique reposant sur des données historiques et/ou des scénarios modélisés.
L’élaboration et la validation des scénarios modélisés ne doivent pas se résumer à un simple travail sur table. La participation des principales parties prenantes est essentielle, non seulement à des fins de transparence et de reddition de comptes, mais aussi pour améliorer la modélisation elle-même compte tenu des incertitudes relatives aux données. Lors d’évaluations intégrées des effets du changement climatique, par exemple, les chercheurs ont collaboré avec des parties prenantes telles que des agriculteurs pour étudier et concevoir d’autres ensembles de scénarios d’avenir plausibles et de mesures d’adaptation aux effets du changement climatique pour une modélisation intégrée, le but étant d’améliorer l’exactitude et la transparence des résultats par rapport à ceux obtenus par le même procédé, mais sans participation des agriculteurs381.
Cela étant, les scénarios modélisés doivent être conçus et validés par des experts gouvernementaux à l’aide de données officielles. Plusieurs études récentes présentent cette pratique, dans laquelle les pouvoirs publics font savoir combien l’État est prêt à investir et à quelle hauteur il est disposé à financer l’agriculture pour permettre la reprise. Les modélisateurs se servent ensuite de ces informations pour déterminer quels secteurs agricoles doivent avoir la priorité, compte tenu des résultats en matière de croissance du PIB, de croissance de la production agroalimentaire, de bien-être des ménages et de réduction de la pauvreté rurale223,233, si l’on veut élargir l’accès à une alimentation saine abordable et atteindre les objectifs nutritionnels. Le point clé est de faire appel à des dialogues multisectoriels et multilatéraux sur les politiques, menés avec toutes les parties prenantes concernées, informées à l’aide d’éléments factuels sur les effets potentiels d'autres options de soutien public.
Suivi et évaluation du soutien public réorienté
La réorientation du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture ne s’achève pas une fois les nouvelles politiques formulées et mises en œuvre. Il est en effet de plus en plus reconnu que l’évaluation des interventions relatives aux systèmes agroalimentaires constitue un élément essentiel de la réussite des processus de transformation382; elle permet d’honorer l’obligation de rendre des comptes et met en évidence les adaptations nécessaires383. Ainsi, en 2011 aux États-Unis d’Amérique, le New York City Council (conseil municipal de la ville de New York) a instauré l’obligation d’effectuer un suivi et de rendre compte des initiatives relatives à la loi locale sur l’alimentation, la Food Local Law384. C’est à cette fin que le rapport Food Metrics est publié depuis 2012, rendant compte du suivi de cinq objectifs d’action publique au moyen de 37 indicateurs et fournissant des informations utiles pour surveiller les progrès des politiques agroalimentaires de la ville, à la fois pour les décideurs publics et pour les citoyens385.
Les engagements pris par les pouvoirs publics et d’autres parties prenantes au cours des débats de haut niveau sur les systèmes agroalimentaires et la nutrition peuvent être utilisés pour suivre et soutenir la mise en œuvre des stratégies de réorientation du soutien. À la suite du Sommet sur les systèmes alimentaires, organisé en septembre 2021 à l’initiative du Secrétaire général de l’ONU, 110 pays ont publié le détail de leurs stratégies de transformation des systèmes agroalimentaires dans le cadre des voies d’action nationales; 92 pour cent d’entre elles faisaient figurer dans les sujets prioritaires une alimentation saine fournie par des systèmes agroalimentaires durables386.
Cette question prioritaire a également été reprise par la coalition d’action pour une alimentation saine provenant de systèmes alimentaires durables pour tous, qui réunit des acteurs mondiaux et des pays en vue d’harmoniser, d’adopter et de soutenir des mesures visant à atteindre cette vision partagée387. Lors du Sommet Nutrition pour la croissance qui s’est tenu en 2021 à Tokyo, 181 parties prenantes venues de 78 pays ont pris 396 nouveaux engagements dans le domaine de la nutrition388. Dorénavant, il sera essentiel de développer des bases de données étoffées qui nous informeront sur les mesures de transformation des systèmes, y compris de soutien à l’alimentation et à l’agriculture, prises dans les différentes régions du monde, pour que nous sachions si les engagements se sont traduits en mesures d’action publique. Si l’on veut qu’un cadre de suivi permette de rendre compte plus précisément de l’avancement de ces engagements et d’assurer le respect du principe de responsabilité, il est crucial de combler les déficits de données et de travaux de recherche sur les estimations du soutien public actuel et sur les éléments prouvant les effets du soutien à l’alimentation et à l’agriculture1. La base de données mondiale de l’OMS sur la mise en œuvre des actions en matière de nutrition (GINA, Global Database on the Implementation of Nutrition Action), par exemple, permet de suivre les actions prises par les pouvoirs publics dans le domaine de la nutrition et de publier des mises à jour sur le sujet238.
L’élaboration de l’infrastructure de base de données nécessaire impliquera que l’on établisse une collaboration avec les parties prenantes concernées dans les organisations internationales, les administrations et les groupes de réflexion axés sur la recherche. La collecte de données permettant le suivi des politiques réorientées doit être institutionnalisée389 et assortie d’objectifs.
Tout d’abord, il est essentiel de favoriser l’adoption d’un ensemble de définitions cohérentes et reconnues à l’échelle internationale, de façon à obtenir une mesure précise du soutien à l’alimentation et à l’agriculture. Cette action doit être menée conjointement avec un renforcement de la base de données du Consortium des organisations internationales pour la mesure de l’environnement politique de l’agriculture (Consortium Ag-Incentives, voir le chapitre 3) sur deux aspects: i) combler le déficit de données sur les estimations du soutien public, et pour ce faire, améliorer les données sur les subventions aux consommateurs, collecter des données sur les subventions et les dépenses ciblant des pratiques intelligentes face au climat ainsi que la préservation des ressources naturelles et la résilience, ce qui permettra de se faire une idée plus juste des dépenses et investissements publics qui sont les plus susceptibles de contribuer à la transformation des systèmes agroalimentaires; et ii) élargir les estimations du soutien public à des pays qui présentent un profil de soutien particulier et/ou rencontrent des problèmes spécifiques concernant les systèmes agroalimentaires régionaux.
D’autres bases de données et d’autres réseaux peuvent avoir une importance à des fins de suivi et d’évaluation. Le Réseau international pour la recherche, le suivi et l’aide à l’action concernant l’alimentation et l’obésité/les maladies non transmissibles (INFORMAS) est une plateforme mondiale mise en place pour suivre et comparer les environnements alimentaires, les politiques des États et les actions du secteur privé de différents pays390.
Le fait de disposer d’indicateurs comparables de l’efficacité des initiatives de réorientation du soutien sur les différents acteurs et parties prenantes intervenant tout au long de la chaîne de valeur permet aussi d’accroître la transparence et de comparer les réformes entre pays391. Au niveau des communautés, le suivi peut se faire selon la méthode PMERL (suivi, évaluation, réflexion et apprentissage participatifs). Cette méthode permet aux groupes les plus défavorisés dans les communautés de faire entendre leur voix et de prendre part au processus392. Les politiques qui favorisent un accès libre aux données renforcent la transparence et la responsabilité dans l’évaluation des performances et des effets des politiques réorientées et réduisent les possibilités que des secteurs agroalimentaires dominants influencent la refonte du processus d’action publique393.
Les indicateurs relatifs aux sciences et technologies agricoles (ASTI), par exemple, possèdent une plateforme de données interactive en ligne qui permet de suivre des données et informations essentielles sur la recherche-développement agricole dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire. Cet outil fournit des mécanismes transparents et accessibles de suivi des effets des mesures réorientées389. Enfin, il est important de communiquer les effets des changements apportés par la réorientation sur les producteurs et les consommateurs de produits agricoles et sur les parties prenantes concernées tout au long de la chaîne de valeur, pour faire en sorte que ces changements reçoivent un appui et puissent être maintenus. Pour ce faire, on peut rechercher une communauté de vues et un partage des connaissances grâce aux réseaux et aux communications entre les groupes de parties prenantes. Ce point est considéré comme étant un aspect essentiel du processus de développement et de la diffusion du changement dans le système agroalimentaire367.
L’élaboration et la mise à jour des données seront primordiales aux fins du suivi et de l’évaluation. De plus, un examen rigoureux modélisé aide à déterminer si le soutien réorienté produit les conséquences recherchées. À cet égard, le suivi modélisé doit indiquer si le coût des aliments nutritifs a baissé et si l’alimentation saine est devenue plus abordable durant la mise en œuvre, et ce de façon durable et inclusive. Les effets de synergie avec d’autres processus de planification du développement et les investissements connexes, et notamment avec les ODD (1, 2, 3, 5, 10, 12 et 13, par exemple), doivent devenir évidents. Les éléments factuels produits doivent former la base sur laquelle l’évaluation contribue à déceler les éventuels points à améliorer qui sont communiqués aux pouvoirs publics.