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L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023

Chapitre 3 L’URBANISATION TRANSFORME LES SYSTÈMES AGROALIMENTAIRES ET INFLUE SUR L’ACCÈS À UNE ALIMENTATION SAINE ET ABORDABLE LE LONG DU CONTINUUM RURAL-URBAIN

3.2 L’urbanisation a une incidence sur les systèmes agroalimentaires, et engendre des défis et des possibilités au regard de l’objectif qui consiste à assurer l’accès à une alimentation saine et abordable

L’urbanisation contribue à transformer les systèmes agroalimentaires en remodelant les schémas spatiaux de la demande alimentaire et en influant sur les préférences des consommateurs, et a une incidence sur les modes et les lieux de production, d’approvisionnement et de consommation des aliments ainsi que sur le choix de ces aliments. Ces changements se répercutent sur les systèmes agroalimentaires, et engendrent tout à la fois des défis à relever et des possibilités à saisir pour assurer l’accès de tous à une alimentation saine et abordable.

Du fait de l’urbanisation et de l’augmentation des revenus, les ménages consomment souvent des aliments plus diversifiés et en plus grande quantité, notamment des produits laitiers, du poisson, de la viande, des légumineuses, des fruits et des légumes frais, ainsi que des aliments davantage transformés52, 53, 54, 55. Conjuguée à la croissance démographique, cette évolution appelle une augmentation substantielle de la production et de l’offre de certains types d’aliments (viande, produits laitiers, fruits et légumes frais, blé et produits à base de blé ou encore aliments hautement transformés) pour répondre à la hausse de la demande. Cela se traduit ensuite, à mesure que la population urbaine s’accroît, par de fortes augmentations du volume global d’aliments que les systèmes agroalimentaires doivent produire, transformer et distribuer au fil des ans. On observe aussi parfois un ralentissement, voire un recul, de la demande d’autres produits alimentaires, tels que les céréales traditionnelles, le maïs, les racines et les tubercules.

Les ajustements quantitatifs et qualitatifs de la demande et de l’offre de produits alimentaires entraînent des changements à différents niveaux: commerce de détail et marchés; segments intermédiaires des chaînes d’approvisionnement alimentaire (modifications des systèmes après récolte pour la logistique, la transformation, la vente en gros et la distribution); marchés d’intrants ruraux; technologie agricole; et répartition en fonction de la taille des exploitations agricoles14, 56. Les systèmes agroalimentaires subissent donc des transformations: de systèmes traditionnels et en grande partie ruraux fondés sur les liens tissés avec les marchés locaux et sur l’emploi agricole, ils deviennent des systèmes reposant sur une plus grande connectivité entre les zones rurales elles-mêmes et entre zones rurales, zones périurbaines et zones urbaines. Cette évolution s’accompagne de liens plus complexes entre les marchés ruraux et les marchés urbains le long d’un continuum rural-urbain spatial et fonctionnel, et de possibilités d’emploi plus variées le long de la chaîne de valeur alimentaire, notamment dans les secteurs de la transformation, de la commercialisation et du commerce proprement dit. Autre corrolaire de cette évolution, les revenus des personnes et les prix des denrées (accessibilité économique) influent de plus en plus sur les choix alimentaires, en raison de la dépendance accrue à l’égard des produits achetés.

Dans ce contexte, plusieurs aspects suscitent des inquiétudes particulières: les évolutions de l’offre et de la demande d’aliments nutritifs constitutifs d’une alimentation saine; le coût de ces aliments par rapport aux aliments à forte densité énergétique et à faible valeur nutritionnelle, qui ont souvent une teneur élevée en graisses, en sucres et/ou en sel; ainsi que leur coût par rapport au revenu des personnes (accessibilité économique).

La figure 20 présente un cadre conceptuel expliquant les différents mécanismes par lesquels l’urbanisation entraîne des changements dans les systèmes agroalimentaires le long du continuum rural-urbain et influe, par voie de conséquence, sur la disponibilité des denrées nécessaires à une alimentation saine et sur leur accessibilité économique. Dans cette section, le texte en orange fait directement référence aux éléments cités à la figure 20 afin de mettre ceux-ci en évidence et de faciliter les renvois à cette figure. Le cadre a été élaboré à partir d’un examen systématique et d’une méta-analyse de données factuelles issues d’études scientifiqueso, et a bénéficié de la nouvelle analyse exposée au chapitre 4 qui est consacrée à l’évolution de la demande et de l’offre de produits alimentaires le long du continuum rural-urbain. À la figure 20, il est admis que l’urbanisation n’est pas un moteur isolé des changements introduits dans les systèmes agroalimentaires, mais qu’elle contribue à ces changements en interaction avec d’autres facteurs, dont l’accroissement des revenus, l’emploi, les modes de vie, les inégalités économiques, les politiques et les investissements.

Figure 20 MÉCANISMES PAR LESQUELS L’URBANISATION INFLUE SUR LES SYSTÈMES AGROALIMENTAIRES ET SUR L’ACCÈS À UNE ALIMENTATION SAINE ET ABORDABLE

SOURCE: de Bruin, S. et Holleman, C. 2023. Urbanization is transforming agrifood systems across the rural–urban continuum creating challenges and opportunities to access affordable healthy diets. Document d’information établi pour servir de base à L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023. Document de travail de la FAO sur l’économie du développement agricole 23-08. Rome, FAO.
SOURCE: de Bruin, S. et Holleman, C. 2023. Urbanization is transforming agrifood systems across the rural–urban continuum creating challenges and opportunities to access affordable healthy diets. Document d’information établi pour servir de base à L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023. Document de travail de la FAO sur l’économie du développement agricole 23-08. Rome, FAO.

Ce cadre conceptuel part du principe que les aliments peuvent être produits non seulement dans les zones rurales, mais aussi dans les zones urbaines et les zones périurbaines. Dans de nombreux pays, les composantes des systèmes agroalimentaires sont davantage interconnectées. Les chaînes d’approvisionnement alimentaire peuvent en outre être courtes ou longues, et le segment intermédiaire qu’est la transformation est parfois éloigné des zones urbaines lorsque les chaînes d’approvisionnement sont très longues. Pour toutes ces raisons, le continuum rural-urbain n’est pas représenté en parallèle du continuum des systèmes agroalimentaires, car c’est un ensemble plus vaste d’éléments au sein duquel les systèmes agroalimentaires peuvent s’inscrire.

La figure 20 décrit les mécanismes par lesquels l’urbanisation influe sur trois composantes majeures des systèmes agroalimentaires: i) comportement des consommateurs et régimes alimentaires; ii) segments intermédiaires (logistique, transformation, vente en gros) et segments aval (marchés, points de vente au détail et autres formes de commerce) des chaînes d’approvisionnement alimentaire; et iii) production alimentaire. Ces trois composantes sont exposées dans l’ordre utilisé habituellement pour représenter de manière théorique les systèmes agroalimentaires et les chaînes d’approvisionnement alimentaire. Dans les sections qui suivent, toutefois, nous prendrons comme point de départ la composante relative au comportement des consommateurs et aux régimes alimentaires, car elle joue un rôle particulièrement important dans les changements que l’urbanisation introduit dans les systèmes agroalimentaires. Les évolutions qui se produisent à l’intérieur de ces systèmes ont également une incidence sur les environnements alimentaires, c’est-à-dire les conditions physiques, économiques, socioculturelles et stratégiques qui déterminent l’accès à la nourriture, l’accessibilité économique et la sécurité sanitaire des aliments ainsi que les préférences alimentaires57, 58, 59, 60.

En outre, comme l’illustre la figure 20 et comme on le verra plus en détail ci-après, les environnements alimentaires sont le résultat d’une interaction complexe entre des facteurs liés à l’offre, tels que la fixation des prix des produits alimentaires, le placement de produit et la commercialisation, et des facteurs liés à la demande, dont les préférences des consommateurs et le pouvoir d’achat. Il est indispensable de garder à l’esprit cette interaction pour comprendre comment l’urbanisation transforme les systèmes agroalimentaires le long du continuum rural-urbain et influe sur l’accès à une alimentation saine et abordable.

Comportement des consommateurs et régimes alimentaires

L’un des principaux mécanismes par lesquels l’urbanisation influe sur les systèmes agroalimentaires est l’évolution du comportement des consommateurs et des régimes alimentaires (figure 20). L’augmentation des revenus moyens, à laquelle s’ajoute l’évolution des modes de vie et de l’emploi, entraîne une transformation des régimes alimentaires. Bien que cette transition se déroule à des rythmes différents et avec des variations selon les pays et les régions, elle se produit partout dans le monde. Elle se caractérise par des changements dans les types et les quantités d’aliments consommés, l’évolution des régimes alimentaires se traduisant par l’abandon des céréales traditionnelles au profit des produits laitiers, du poisson, de la viande, des légumes et des fruits, mais aussi par la consommation accrue d’aliments transformésp, faciles à préparer ou consommés hors du domicile. Ces nouvelles préférences sont accentuées par la plus grande diversité des produits alimentaires et des lieux où il est possible de se les procurer dans les environnements alimentaires urbains, qui vont des supermarchés aux marchés informels, en passant par les étals de rue et les restaurants61. Il en résulte une augmentation de la consommation alimentaire et une diversification des régimes alimentaires. Les préférences alimentaires sont également façonnées par la commercialisation et d’autres facteurs liés à l’offre, qui ont un effet cumulatif d’amplification sur les aliments produits, distribués et consommés.

L’urbanisation contribue aussi toutefois à la propagation et à la consommation d’aliments transformés et hautement transformés, qui sont de moins en moins chers, qu’il est de plus en plus facile de se procurer et qui font l’objet d’une commercialisation accrue, et ce sont souvent les petites et moyennes entreprises (PME) ainsi que les entreprises plus grandes du secteur privé qui façonnent le paysage nutritionnel. Il ressort de comparaisons entre aliments ou entre groupes d’aliments réalisées dans plusieurs études existantes que le coût des aliments nutritifs, tels que les fruits, les légumes et les aliments d’origine animale, est généralement supérieur au coût des aliments à densité énergétique élevée, qui ont une forte teneur en graisses, en sucres et/ou en sel, et à celui des aliments de base, des huiles et des sucres62, 63, 64, 65. Il a également été observé que les prix relatifs des aliments nutritifs et des aliments à forte densité énergétique et à faible valeur nutritionnelle différaient systématiquement selon les niveaux de revenu et les régions62, 66, 67.

L’urbanisation s’accompagne d’une augmentation des achats dans les supermarchés, des ventes de plats à emporter issus de la restauration rapide, des livraisons à domicile, des commandes en ligne et de la fréquentation des magasins de proximité68, 69, 70. En Amérique latine et dans les Caraïbes, par exemple, une profonde mutation caractérisée par l’augmentation de la consommation d’aliments à forte densité énergétique et à faible valeur nutritionnelle, notamment de boissons sucrées, a eu lieu ces 20 dernières années. Bien que ce phénomène se produise principalement dans les zones urbaines et les zones périurbaines, il s’étend actuellement aux zones rurales et aux territoires des peuples autochtones. On observe également une tendance à l’augmentation de la consommation d’aliments hors du domicile et d’en-cas, augmentation qui se reflète dans les forts taux d’excès pondéral et d’obésité pour toutes les tranches d’âge ainsi que dans la charge élevée du retard de croissance dans certains pays69. Ces difficultés ne sont pas spécifiques à la région Amérique latine et Caraïbes, et de nombreux pays doivent aujourd’hui faire face simultanément à différentes formes de malnutrition71, 72.

Le développement des aliments transformés s’explique également par leur commodité. L’urbanisation va de pair avec l’évolution des modes de vie et des profils d’emploi – des femmes comme des hommes – et avec l’allongement de la durée des trajets domicile-travail, ce qui augmente la demande d’aliments prêts à consommer, cuisinés ou issus de la restauration rapide. Les femmes, à qui incombe souvent la responsabilité de la préparation des repas, travaillent de plus en plus fréquemment à l’extérieur du domicile, et peuvent donc disposer de moins de temps pour s’occuper des courses et réaliser des plats. Dans le même temps, les hommes travaillent de plus en plus souvent loin du domicile familial, dans d’autres villes. Ces évolutions favorisent les achats de céréales précuites ou prêtes à consommer telles que le riz et le blé73, 74, ainsi que les achats d’aliments davantage transformés et d’aliments consommés hors du domicile qui sont préparés par des restaurants, des cantines, des détaillants ou d’autres acteurs18. Le secteur de la transformation des aliments et le segment de la restauration rapide se sont ainsi rapidement développés. Les migrants tanzaniens, par exemple, changent leurs habitudes alimentaires lorsqu’ils quittent les zones rurales pour gagner des zones urbaines, et délaissent les aliments de base traditionnels tels que le manioc et le maïs au profit d’aliments faciles à utiliser, prêts à consommer ou cuisinés tels que le riz, le pain et les aliments consommés hors du domicile75. Le phénomène se retrouve aussi de plus en plus souvent en milieu rural chez les travailleurs non agricoles et les femmes travaillant hors de leur domicile qui souhaitent gagner du temps; il est facilité par la progression des revenus ruraux, l’augmentation de l’offre de ces aliments en provenance des zones urbaines et d’autres zones rurales et la réduction des coûts de transport du fait de l’amélioration des routes.

On note également une évolution des régimes alimentaires dans les zones rurales, mais avec un décalage par rapport aux zones urbaines et périurbaines et d’une moindre ampleur que dans ces zones. De nouvelles études menées depuis deux ans52, 53, 76, notamment celle présentée au chapitre 4, mettent en évidence l’étendue de l’évolution des régimes alimentaires le long du continuum rural-urbain et l’absence de différences marquées entre zones urbaines et zones rurales dans les pays considérés.

Les achats de produits alimentaires se généralisent également dans les zones rurales, plus qu’on ne le pense communément. Les populations rurales remplacent de plus en plus souvent les aliments produits à domicile par des denrées achetées sur les marchés. Les pauvres des zones rurales achètent une grande partie de leurs aliments sur les marchés, et sont généralement des acheteurs nets de produits alimentaires. En Afrique de l’Est et en Afrique australe, les études montrent que les ménages ruraux achètent 44 pour cent (en valeur) des aliments qu’ils consomment77. Cette proportion est bien plus élevée encore (73 pour cent en valeur) au Bangladesh, en Indonésie, au Népal et au Viet Nam, d’après une étude menée dans ces pays78. En outre, la nouvelle étude présentée au chapitre 4 fait également apparaître que les achats de produits alimentaires représentent la majorité (56 pour cent en moyenne) des aliments consommés (en valeur) par les ménages ruraux dans 11 pays d’Afrique subsaharienne. C’est le cas même pour les ménages ruraux qui vivent à une ou deux heures (56 pour cent en moyenne) d’une ville moyenne ou petite et ceux qui habitent à plus de deux heures (52 pour cent en moyenne) d’une ville, quelle qu’en soit la taille.

Les études montrent que si l’on considère la part des dépenses consacrées à l’alimentation, la consommation d’aliments transformés (tous types confondus) n’est guère plus élevée dans les zones urbaines que dans les zones rurales54, 79. En Afrique de l’Est et en Afrique australe, par exemple, 29 pour cent des dépenses alimentaires sont consacrées aux aliments transformés: 17 pour cent de ces dépenses servent à acheter des céréales usinées classées dans la catégorie des aliments faiblement transformés, 48 pour cent des aliments faiblement transformés autres que des céréales et 35 pour cent des aliments hautement transformés77, 80. Des données récentes issues de trois pays africains révèlent que la proportion d’aliments transformés tous types confondus est étonnamment élevée chez les personnes pauvres, voire extrêmement pauvres, aussi bien dans les zones rurales que dans les zones urbaines52, 53, 54. Le long du continuum rural-urbain, il existe toutefois des schémas de consommation différents selon les types d’aliments transformés, la proportion des aliments hautement transformés et des aliments consommés hors du domicile étant fortement corrélée à la proportion du budget consacrée à l’alimentation et aux zones urbaines dans les 11 pays d’Afrique subsaharienne considérés (voir le chapitre 4)54, 79.

Segments intermédiaires et segments aval des chaînes d’approvisionnement alimentaire

L’un des autres mécanismes par lesquels l’urbanisation influe sur les systèmes agroalimentaires est l’évolution des segments intermédiaires et des segments aval des chaînes d’approvisionnement alimentaire (figure 20). Cette évolution résulte souvent de l’augmentation des investissements dans des infrastructures telles que les routes, les entrepôts et les équipements de stockage frigorifique. Les segments intermédiaires désignent les activités relatives à la logistique, à la transformation et à la vente en gros d’aliments, qui commencent après la sortie de l’exploitation. Ils comprennent le nettoyage, le tri, l’emballage, le transport, l’entreposage et la vente en gros des produits agricoles et des denrées alimentaires. Les segments aval des chaînes d’approvisionnement alimentaire sont ceux qui se rapportent plus directement aux achats des consommateurs, à savoir les marchés et la vente de détail, et aux échanges commerciaux.

Chaînes d’approvisionnement alimentaire

Du fait de l’urbanisation, les chaînes d’approvisionnement peuvent devenir plus longues, plus structurées et plus complexes sous l’effet de l’augmentation de la demande et du renforcement de la réglementation des systèmes agroalimentaires81, 82. À mesure que les villes s’agrandissent et que l’alimentation des citadins évolue, les populations urbaines doivent de plus en plus se tourner vers des aliments qui ne sont pas produits localement pour s’approvisionner. Au niveau mondial, on estime que seulement 30 pour cent environ des habitants des villes achètent localement (dans un rayon de 100 kilomètres environ) les produits agricoles qu’ils consomment83, 84. En milieu urbain, la majorité des aliments consommés, environ 80 pour cent, sont produits à l’échelle régionale (dans un rayon de 500 kilomètres)85.

Bien que certains aliments consommés dans les zones urbaines doivent voyager loin pour atteindre leur destination, la plupart sont vendus dans le pays où ils sont produits (en Asie, par exemple, cette proportion est comprise entre 90 et 95 pour cent)80. Seuls font exception l’ensemble de la région Proche-Orient et Afrique du Nord, certains pays d’Afrique subsaharienne et les petits États insulaires en développement. Selon le dernier rapport en date de l’Organisation mondiale du commerce, on dénombre 32 pays en développement importateurs nets de produits alimentaires86. Pour ces pays, les importations de produits alimentaires peuvent être considérables. Au Proche-Orient et en Afrique du Nord, par exemple, environ 70 pour cent des produits alimentaires consommés sont importés, d’après les Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO87. Pour la plupart des autres pays, les importations représentent une faible part de l’offre alimentaire, et se limitent à quelques produits seulement, de sorte que ce sont les chaînes d’approvisionnement nationales qui sont le véritable moteur de l’offre55. Cette situation se retrouve dans toutes les régions et vaut pour la plupart des groupes d’aliments (sauf les huiles et les graisses), en particulier dans le cas des fruits, des légumes et des aliments d’origine animale, qui sont des groupes d’aliments importants pour parvenir à une alimentation saine.

Les chaînes d’approvisionnement nationales sont généralement longues et quadrillent les pays pour relier les zones d’approvisionnement aux villes et aux zones rurales88. Les chaînes d’approvisionnement locales courtes en milieu rural ou les chaînes d’approvisionnement alimentaire traditionnelles organisées autour de l’agriculture de subsistance ne représentent qu’environ 10 pour cent de l’économie alimentaire en Afrique et en Asie du Sud, et 5 pour cent en Asie du Sud-Est et en Amérique latine76, 88, 89. En revanche, les chaînes d’approvisionnement longues, qui relient les producteurs ruraux aux consommateurs urbains au moyen d’un réseau de PME agroalimentaires nécessitant une main-d’œuvre importante sont plus répandues, et comptent pour approximativement 70 pour cent de l’économie alimentaire en Afrique et en Asie du Sud, et pour 50 pour cent en Asie du Sud-Est et en Amérique latine88, 89. Les chaînes d’approvisionnement alimentaire modernes qui s’articulent autour des supermarchés et de grandes entreprises de transformation sont habituellement longues, elles aussi, et s’étendent des zones rurales aux zones urbaines, mais elles comprennent également des composantes internationales. Ces longues chaînes d’approvisionnement représentent environ 20 pour cent des systèmes agroalimentaires en Afrique et en Asie du Sud, et 45 pour cent en Asie du Sud-Est et en Amérique latine.

Segments intermédiaires des chaînes d’approvisionnement alimentaire

Les segments intermédiaires sont devenus des moteurs majeurs du développement des chaînes d’approvisionnement alimentaire sous l’effet de l’augmentation généralisée de la demande alimentaire en milieu urbain et plus précisément de la progression de la demande de produits à valeur élevée et de produits transformés90. Ces segments se sont développés rapidement en quelques décennies, et représentent actuellement une part non négligeable de la valeur ajoutée totale et des coûts globaux des chaînes de valeur alimentaires. Dans les pays à faible revenu et les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, les segments intermédiaires des chaînes d’approvisionnement alimentaire représentent 30 à 40 pour cent de la valeur ajoutée des chaînes de valeur alimentaires80. De surcroît, du fait de leur imbrication dans les économies locales, les segments intermédiaires peuvent fournir aux agriculteurs des services adaptés aux conditions locales et les mettre en relation avec les marchés, et contribuer ainsi à améliorer l’offre alimentaire et à renforcer les économies rurales91.

Ces dernières décennies, on a assisté à une multiplication rapide des PME, lesquelles jouent à présent un rôle important dans la transformation des chaînes de valeur agroalimentaires en Afrique, en Asie et en Amérique latine91, 92. C’est pendant la phase de transition que le développement des PME est le plus soutenu, lorsque les chaînes de valeur agroalimentaires prennent de l’ampleur et s’allongent parallèlement à l’urbanisation, bien qu’il demeure fragmenté (voir le tableau 7 pour plus d’informations sur la transformation des chaînes de valeur agroalimentaires). L’absence de politiques appropriées a été un frein au développement de PME «structurées», en particulier dans le secteur de la transformation91.

Tableau 7LES TROIS ÉTAPES DE LA TRANSFORMATION DES CHAÎNES DE VALEUR AGROALIMENTAIRES

SOURCE: Adapté de Barrett, C.B., Reardon, T., Swinnen, J. et Zilberman, D. 2022. «Agri-food Value Chain Revolutions in Low- and Middle-Income Countries». Journal of Economic Literature, 60 (4): 1316-1377. https://doi.org/10.1257/jel.20201539
SOURCE: Adapté de Barrett, C.B., Reardon, T., Swinnen, J. et Zilberman, D. 2022. «Agri-food Value Chain Revolutions in Low- and Middle-Income Countries». Journal of Economic Literature, 60 (4): 1316-1377. https://doi.org/10.1257/jel.20201539

En Afrique subsaharienne, les PME qui opèrent dans les segments intermédiaires des chaînes d’approvisionnement alimentaire assurent 95 pour cent de l’offre pour les petites exploitations agricoles, et sont les entreprises qui investissent le plus dans les marchés de produits agricoles de la région93. La productivité de ces segments intermédiaires est donc aussi importante que les rendements des exploitations agricoles pour la sécurité alimentaire dans les pays pauvres. Les segments des chaînes d’approvisionnement situés après la sortie de l’exploitation, à savoir les segments intermédiaires (transformation, vente en gros et transport) et les segments aval (vente au détail et stands de restauration) représentent ensemble 40 à 70 pour cent des dépenses alimentaires des citadins africains94. Les zones rurales qui jouxtent des villes connaissent généralement une transformation plus rapide des chaînes de valeur alimentaires, en particulier des segments intermédiaires80. Dans certains pays à faible revenu en voie d’urbanisation, toutefois, les segments intermédiaires des systèmes agroalimentaires commencent seulement leur transformation. Dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, par exemple, la plupart des villes ne disposent encore que d’un assortiment limité d’aliments conditionnés et transformés, et c’est dans les capitales ou les métropoles que l’on trouve la plus grande diversité de produits disponibles95, 96, 97.

Point important, la croissance des activités sur les segments intermédiaires et les segments aval favorise la création de nombreux emplois non agricoles susceptibles d’offrir des revenus stables et suffisants, ce qui accroît l’accessibilité économique des aliments sains. En Afrique subsaharienne, par exemple, l’emploi non agricole dans les systèmes agroalimentaires progresse actuellement plus rapidement que l’emploi dans l’agriculture elle-même45, signe manifeste de la transformation de ces systèmes. Les emplois non agricoles, le plus souvent au sein de PME, regroupent les emplois qui se situent après la sortie de l’exploitation dans les secteurs de la transformation des aliments, de la vente en gros, de la logistique, de la vente au détail et des services de restauration, ainsi que les emplois sans lien avec les systèmes agroalimentaires. Les études montrent que les PME des secteurs de la transformation, de la vente en gros, du transport et de la vente au détail qui interviennent dans les systèmes agroalimentaires peuvent jouer un rôle particulièrement important pour l’emploi des femmes et des jeunes36, 98. Bien que les estimations du nombre de personnes employées dans les chaînes d’approvisionnement alimentaire soient rares, diverses études ont permis d’obtenir des estimations concernant l’emploi dans l’ensemble des systèmes agroalimentaires pour certaines régions et sous-populations. Ainsi, il ressort d’une étude que, en Afrique, en Asie et en Amérique latine, le taux d’emploi des jeunes dans les systèmes agroalimentaires serait respectivement de 61 pour cent, 39 pour cent et 48 pour cent99. D’après une autre étude menée en Afrique de l’Ouest, les systèmes agroalimentaires représenteraient 66 pour cent de l’emploi total, et les emplois dans les secteurs de la transformation et de la vente d’aliments/restauration seraient occupés de manière disproportionnée par des femmes, celles-ci représentant plus de 80 pour cent des personnes travaillant dans ces secteurs45. Dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture, les femmes comptent pour 50 pour cent des personnes employées dans l’ensemble de la chaîne de valeur des produits aquatiques (comprenant les étapes avant et après récolte/capture)100.

En outre, plusieurs études font apparaître que dans les pays à faible revenu et les pays à revenu intermédiaire en particulier, où ce sont les systèmes agroalimentaires qui emploient le plus grand nombre de travailleurs, la transformation de ces systèmes offre la promesse de nouveaux emplois dans les segments intermédiaires comme dans les segments aval, notamment lorsque la population est nombreuse et jeune101, 102, 103. Dans une étude récente, il est estimé que les systèmes agroalimentaires employaient au total 1,23 milliard de personnes dans le monde en 2019104, 105. Les systèmes agroalimentaires représenteraient 62 pour cent des emplois en Afrique, contre 40 pour cent en Asie et 23 pour cent en Amérique. Bien que l’étude ne ventile pas les emplois en fonction des différentes composantes des systèmes agroalimentaires, elle enregistre séparément les emplois relatifs à l’approvisionnement, au commerce et au transport. Sur les 1,23 milliard de personnes travaillant dans les systèmes agroalimentaires, 375 millions occupent un emploi dans ces secteurs. C’est en Afrique, où la proportion des emplois non agricoles dans les systèmes agroalimentaires est comprise entre 5 et 14 pour cent, que la prise en compte des emplois des secteurs du commerce et du transport a la plus grande incidence. D’une région à l’autre, cette proportion varie de 8 pour cent (en Europe) à 14 pour cent (en Afrique)104, 105.

Évolution des marchés alimentaires urbains: essor des supermarchés et des aliments hautement transformés

L’urbanisation entraîne une augmentation du nombre et de la taille des marchés alimentaires urbains. Les points de vente alimentaires aussi bien structurés qu’informels se sont multipliés parallèlement à la croissance des villes, du fait de la demande et du pouvoir d’achat des citadins ainsi que des investissements publics et privés consacrés à ces marchés. Selon une étude menée en Afrique de l’Est et en Afrique australe, les marchés urbains dans ces deux régions auraient enregistré une croissance comprise entre 600 et 800 pour cent au cours des 40 dernières années90. Une étude portant sur l’Asie du Sud-Est situe cette croissance à 1 000 pour cent environ sur la même période106. L’urbanisation et l’évolution des systèmes agroalimentaires ont aussi entraîné l’apparition de déserts et de bourbiers alimentaires, dans lesquels les marchés ne permettent pas d’accéder facilement à des aliments diversifiés et nutritifs ou proposent ces aliments en quantités limitées (encadré 4).

ENCADRÉ 4DÉSERTS ET BOURBIERS ALIMENTAIRES

L’urbanisation et l’évolution des systèmes agroalimentaires ont entraîné l’apparition de deux nouveaux types d’environnements alimentaires: les déserts alimentaires et les bourbiers alimentaires. Les déserts alimentaires sont des zones géographiques où l’accès des habitants à des aliments diversifiés, frais et nutritifs est limité, voire inexistant, en raison de l’absence ou de la faible densité de «points d’entrée des denrées alimentaires» dans un périmètre raisonnable. Les bourbiers alimentaires sont des zones où l’offre d’aliments à forte densité énergétique et à faible valeur nutritionnelle est surabondante. Il est en revanche difficile de s’y procurer des aliments nutritifs abordables.

Les deux concepts ont été critiqués en raison de leur définition jugée étroite et inappropriée dans certains contextes110, mais l’urbanisation peut avoir une incidence sur l’accessibilité des aliments, qu’ils soient bons ou non pour la santé, surtout dans les quartiers informels en expansion. Ces phénomènes sont récents et en plein essor dans les bidonvilles urbains des pays à faible revenu et des pays à revenu intermédiaire, mais existent depuis longtemps dans les quartiers pauvres des pays à revenu élevé.

La forte croissance de Windhoek, la capitale de la Namibie, est, par exemple, allée de pair avec l’expansion rapide d’établissements humains informels urbains et périurbains. Ces établissements peuvent être qualifiés de déserts alimentaires, car la plupart de leurs habitants ne peuvent pas accéder à des aliments nutritifs111. Dans la ville mexicaine de Mazatlán, en revanche, les quartiers à faible revenu ou à revenu intermédiaire – où l’on trouve une très forte densité de très petites entreprises informelles qui vendent des collations à forte densité énergétique, des repas issus de la restauration rapide et des boissons sucrées – peuvent être considérés comme étant des bourbiers alimentaires112. À Rio de Janeiro, au Brésil, une étude a révélé qu’aussi bien les déserts que les bourbiers alimentaires étaient plus répandus dans les quartiers où les revenus étaient les plus bas et où le degré de dénuement et le niveau de ségrégation étaient élevés113.

Le secteur alimentaire structuré se présente sous la forme de supermarchés et de chaînes plus organisés, qui sont réglementés et imposés par les pouvoirs publics à différentes échelles, et qui, contrairement aux marchés informels, peuvent se doter de services financiers et techniques. À l’inverse, le secteur alimentaire informel peut être défini au sens large comme étant l’ensemble des activités économiques relatives à l’alimentation qui sont assurées par des entreprises indépendantes de petite taille et/ou non immatriculées. La plupart du temps, ces activités ne sont guère soumises aux dispositifs monétaires, réglementaires et institutionnels mis en place par les autorités officielles, comme l’imposition.

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO Une femme récoltant des feuilles de pomme de terre. ©FAO/Olivier Asselin
RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO
Une femme récoltant des feuilles de pomme de terre.
©FAO/Olivier Asselin

Des facteurs liés à l’offre, conjugués à une augmentation de la demande d’aliments facilement accessibles, ont contribué à une expansion importante des supermarchés et des hypermarchés107, 108, 109. Ces facteurs sont notamment les suivants: la libéralisation des politiques et la privatisation au cours des années 1980 et 1990, qui ont débouché sur des investissements nationaux concurrentiels; les investissements publics dans les infrastructures, qui ont permis de réduire les coûts de transaction à l’appui du développement des chaînes d’approvisionnement (systèmes de passation des marchés, par exemple); et la diffusion à l’échelle mondiale de technologies modernes relatives à la production, au transport et à la commercialisation des produits alimentaires, aux médias ainsi qu’aux mouvements de capitaux et de services. Les supermarchés ont pu réaliser des économies d’échelle dans le domaine des achats ainsi que des économies d’échelle et de gamme en matière de commercialisation, ce qui leur a permis d’accroître progressivement la part qu’ils représentent dans le commerce de détail par rapport aux petits magasins et aux marchés traditionnels (lieux, hors supermarchés, où l’on vend des produits frais tels que de la viande, du poisson et d’autres marchandises de consommation périssables), en particulier en Asie et en Amérique latine108, 109.

Les supermarchés et les hypermarchés sont de plus en plus souvent les principales forces à l’œuvre dans l’évolution des régimes alimentaires, indépendamment du pays et de la région. Leur implantation a été facilitée par l’expansion de grands marchés alimentaires urbains, qui, tout à la fois, réunissent des consommateurs potentiels et attirent des investissements étrangers114. Ces marchés font souvent partie de chaînes multinationales ou, dans des pays comme l’Afrique du Sud et la Chine, de chaînes nationales qui fonctionnent comme des chaînes mondiales.

Le lien entre l’urbanisation et la croissance des supermarchés varie grandement selon les régions et la taille des villes. En Amérique latine et dans les Caraïbes, l’urbanisation s’est produite dans les années 1980, avant l’essor des supermarchés, et cet essor est davantage ancré dans la privatisation et la libéralisation des systèmes agroalimentaires69. En Asie, en revanche, le développement des supermarchés a été étroitement corrélé à l’urbanisation. Au bout du compte, les supermarchés se sont multipliés sous l’effet de divers facteurs, dont l’augmentation des revenus, l’évolution des modes de vie, les techniques de commercialisation et une sensibilisation croissante à la sécurité sanitaire et à la qualité des aliments115, 116, 117.

Bien que les supermarchés puissent être associés à un meilleur accès à des aliments nutritifs118, et que les technologies alimentaires modernes aient procuré des avantages tels qu’une réduction du gaspillage, une amélioration de l’assainissement et une diminution des effets néfastes de la saisonnalité109, ces évolutions se sont aussi accompagnées d’une hausse de l’offre d’aliments très caloriques et hautement transformés81, 119, 120, 121, 122, 123. L’augmentation considérable des catégories, des variétés et des quantités d’aliments hautement transformés vendus partout dans le monde peut être corrélée à l’expansion des supermarchés et des hypermarchés, à l’industrialisation des systèmes agroalimentaires, au changement technologique, et à la mondialisation qui englobe notamment la croissance des marchés et les activités politiques des entreprises alimentaires transnationales. On observe de grandes variations entre les régions et selon les pays: c’est en Océanie et dans le Pacifique, en Amérique du Nord, en Europe et en Amérique latine qu’on vend le plus d’aliments hautement transformés, mais les ventes augmentent rapidement en Asie, au Proche-Orient et en Afrique119.

Les marchés structurés tels que les supermarchés et les hypermarchés ont un taux de pénétration plus élevé, mais les marchés traditionnels de produits frais ainsi que les petits points de vente informels et les vendeurs de rue demeurent malgré tout importants pour la culture alimentaire locale en milieu urbain dans de nombreux pays, en particulier en Asie et en Afrique117. Dans ces pays, toutefois, le faible revenu annuel moyen par personne est considéré comme un frein majeur à l’expansion des supermarchés124.

Les citadins pauvres, en particulier, achètent la plupart de leurs aliments sur des marchés informels ou dans des échoppes de rue. Les supermarchés représentent, par exemple, seulement 3 pour cent et 0,4 pour cent des dépenses alimentaires des habitants des bidonvilles de Nairobi et de Kampala, respectivement125. En Zambie, la part des supermarchés est plus faible dans les petites villes que dans les grandes126. En dépit d’une plus grande pénétration des marchés structurés, les détaillants alimentaires informels, tels que les vendeurs de rue, les commerçants des marchés traditionnels et les petits magasins, sont encore très nombreux sur tout le continent africain et dans de nombreux pays d’Asie117. En Amérique latine et dans les Caraïbes, les marchés de rue et les marchés de gros jouent encore un rôle important, en particulier pour les produits frais127, 128, 129. Là où les supermarchés prennent de l’ampleur, ce processus a une incidence sur les prix, ainsi que sur les normes de qualité et de sécurité sanitaire, et restreint souvent les canaux de vente auxquels les petits producteurs ont accès130, 131.

Production alimentaire

L’urbanisation influe également sur les systèmes agroalimentaires en transformant la production agricole (figure 20), car elle renforce la connectivité entre zones rurales et zones urbaines. L’évolution du comportement des consommateurs et des régimes alimentaires a une incidence sur la production et la diversification de l’agriculture, et entraîne des modifications relatives à l’intensité et à la nature des facteurs de production (main-d’œuvre, terres et autres ressources naturelles). En outre, comme cela a déjà été souligné, ces modifications ont un effet cumulatif d’amplification: l’évolution de l’offre alimentaire se répercute sur le comportement et les choix des consommateurs, qui influent à leur tour sur la production alimentaire.

Production alimentaire, facteurs de production et services agricoles

Comme cela a déjà été souligné plus haut, l’urbanisation s’accompagne souvent d’une diversification des régimes alimentaires et notamment de la consommation de produits laitiers, de poisson, de viande, de légumes, de fruits et de légumineuses, autant d’aliments constitutifs d’une alimentation saine. Dans presque toutes les régions du monde, les disponibilités, notamment en légumes et en fruitsq, sont toutefois insuffisantes pour satisfaire les besoins alimentaires journaliers (tableau 8). La situation est particulièrement préoccupante en Afrique, où l’on manque de tous les groupes d’aliments hormis les aliments de base. On observe cependant des différences notables entre les pays et à l’intérieur des régions. L’offre de légumes est ainsi plus que suffisante en Asie55.

Tableau 8DISPONIBILITÉ (PAR PERSONNE ET PAR JOUR) DES GROUPES CONSTITUTIFS D’UN ASSORTIMENT D’ALIMENTS SAINS, PAR RÉGION, 2020

SOURCE: Dolislager, M.J., Holleman, C., Liverpool-Tasie, L.S.O. et Reardon, T. 2023. Analysis of food demand and supply across the rural–urban continuum for selected countries in Africa. Document d’information établi pour servir de base au rapport sur L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023. Document de travail de la FAO sur l’économie du développement agricole 23-09. Rome, FAO.
NOTES: Le fond jaune indique les denrées dont les disponibilités sont insuffisantes pour constituer un assortiment d’aliments sains. Les disponibilités alimentaires sont établies à partir des bilans alimentaires élaborés par la FAO, et les besoins à satisfaire, par groupe d’aliments, pour parvenir à une alimentation saine sont repris de l’assortiment d’aliments sains utilisé dans la section «Coût et accessibilité économique d’une alimentation saine» du chapitre 2.
SOURCE: Dolislager, M.J., Holleman, C., Liverpool-Tasie, L.S.O. et Reardon, T. 2023. Analysis of food demand and supply across the rural–urban continuum for selected countries in Africa. Document d’information établi pour servir de base au rapport sur L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023. Document de travail de la FAO sur l’économie du développement agricole 23-09. Rome, FAO.

L’urbanisation influe sur la production agricole de différentes façons le long du continuum rural-urbain. Dans les régions rurales et périurbaines qui sont bien reliées à des marchés urbains en expansion ou à des installations d’entreposage et de transformation, les exploitants agricoles, petits et grands, exercent de plus en plus souvent des activités commerciales et sont relativement bien desservis par les entreprises agroalimentaires qui fournissent des intrants ainsi que des services de commercialisation des produits agricoles133. Les agriculteurs situés à proximité de marchés urbains obtiennent fréquemment des rendements supérieurs pour leurs produits, et bénéficient le plus du développement des marchés de produits diversifiés à valeur élevée134, 135.

À mesure que les zones urbaines sont mieux connectées aux zones rurales, les producteurs ruraux peuvent également accéder plus facilement aux intrants et services agricoles, ce qui leur permet d’améliorer leur productivité et généralement d’augmenter leurs revenus136, une évolution indispensable pour rendre les aliments nutritifs plus accessibles. À Meru, en République-Unie de Tanzanie, par exemple, l’urbanisation a stimulé la demande de lait, et offert une source fiable de revenu aux petits exploitants dans une région où les terres (fertiles) sont rares137. L’amélioration de l’accès aux intrants et le soutien apporté par des institutions stables ont été d’importantes conditions qui ont facilité cette intensification, et permis d’augmenter les revenus.

Selon la connectivité entre les zones rurales et les zones urbaines, qui dépend de la proximité des villes et de l’existence de routes de transport, les effets de l’urbanisation peuvent s’étendre à des zones agricoles relativement éloignées des villes138. On peut observer ce phénomène dans les régions rurales autour de Delhi, en Inde. Les légumes et les produits laitiers deviennent des composantes de plus en plus importantes de la consommation en milieu urbain, non seulement dans les ménages à revenu élevé, mais aussi dans les ménages à faible revenu ou à revenu intermédiaire. Du fait de ces évolutions de la consommation urbaine, les agriculteurs des zones rurales situées autour de Dehli, qui cultivaient auparavant des céréales, se diversifient en passant à la production de légumes et à l’élevage, et leur productivité augmente139. La vaste influence de l’urbanisation se retrouve aussi dans la pêche, l’étalement des villes ayant une incidence sur la capacité des pêcheurs à faire face à l’élévation du coût de la vie dans leurs communautés140.

Dans le même temps, des millions de petits exploitants qui se trouvent dans des zones de l’arrière-pays isolées ou moins accessibles ne bénéficient toujours pas des possibilités que les marchés urbains en expansion peuvent apporter141. Dans les zones rurales reculées, la croissance agricole est limitée en raison de la faible productivité et du coût élevé du transport138. Les agriculteurs qui ont des difficultés pour accéder aux marchés des villes ont peu d’occasions de profiter du développement urbain. En Afrique subsaharienne, par exemple, il a été constaté que l’adoption de technologies à forte densité d’intrants et la productivité des cultures sont inversement proportionnelles à la durée du trajet nécessaire pour gagner les centres urbains142.

Parmi les autres conséquences majeures de l’expansion urbaine figure le changement d’affectation des terres. Dans certains pays, les agriculteurs reçoivent un dédommagement important lorsqu’ils vendent leurs terres143; dans d’autres, au contraire, ils ne sont pas indemnisés lorsqu’ils en sont dépossédés, ce qui entraîne une perte de moyens d’existence et des problèmes liés aux droits fonciers. À mesure que les exploitations agricoles des zones périurbaines laissent la place, volontairement ou non, à l’expansion urbaine et aux infrastructures connexes, elles s’éloignent souvent encore un peu plus des villes et convertissent des zones naturelles plus reculées (principalement des forêts et des terrains broussailleux) en nouvelles terres agricoles, ce qui nuit à la qualité de l’habitat et à la biodiversité, et contribue à la dégradation de l’environnement et à la déforestation144, 145, 146, 147. Dans certains cas, les agriculteurs sont poussés à utiliser des terres moins productives qui se trouvent dans des villages plus excentrés, ou sont confinés dans des espaces publics non autorisés148, 149. De surcroît, les terres converties sont moins fertiles que les terres arables situées à la périphérie des villes, ce qui entraîne une perte de productivité agricole supérieure à la perte de terres en superficie150. Pour répondre aux besoins en matière de production alimentaire et satisfaire la demande face à une population qui s’urbanise alors même que la disponibilité et la qualité des terres diminuent, il faut intensifier l’agriculture. Cette intensification nécessite une utilisation intensive de l’énergie, des terres et de l’eau, qui, si elle n’est pas gérée de manière à atténuer les effets du changement climatique, peut aboutir à une augmentation des émissions de gaz à effet de serre151, 152, 153, 154.

Compte tenu de la poursuite de l’urbanisation, on s’attend à une perte de superficie des terres cultivées de 3 pour cent dans l’ensemble de l’Asie et de l’Afrique d’ici à 2030. La perte de production devrait toutefois s’élever à 6 pour cent et 9 pour cent en Asie et en Afrique respectivement, car, comme on l’a vu plus haut, les terres agricoles situées autour des villes sont habituellement plus fertiles, et c’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles les villes se sont développées historiquement là où elles se trouvent. En outre, les agriculteurs proches des villes sont souvent plus productifs, car ils utilisent davantage d’intrants et ont un meilleur niveau de connaissance150. La perte de productivité est donc plus élevée que la perte de terres en superficie. Dans la plupart des pays, la production est transférée à un autre endroit, mais cela n’est pas possible partout – en Égypte, par exemple, la superficie des terres arables et fertiles est limitée155.

L’urbanisation peut aussi influer sur la taille des exploitations de différentes façons. Les répercussions dépendent de la sécurité foncière, des débouchés non agricoles ainsi que de l’ampleur et de l’impact des achats de terres effectués par les acquéreurs urbains133, 138. Dans les pays à faible revenu, la taille des exploitations a diminué, passant de 2,1 hectares en moyenne en 1960 à 1,3 hectare en 2010, en raison de l’accroissement de la population rurale (et des mouvements migratoires liés à l’urbanisation qui s’en sont suivis)156. De façon générale, la taille des exploitations diminue jusqu’à ce que les débouchés non agricoles, souvent dans les villes, se développent suffisamment pour absorber de nouveaux travailleurs. L’Asie a désormais dépassé ce point de bascule, et la taille moyenne de ses exploitations peut augmenter de nouveau, alors qu’en Afrique, la taille moyenne des exploitations devrait continuer de baisser dans de nombreux pays138 – bien qu’elle progresse dans certaines zones. En Afrique subsaharienne, l’acquisition de plus en plus fréquente de terres agricoles par des acheteurs urbains a eu pour effet d’augmenter la taille moyenne des exploitations par rapport à d’autres régions d’Afrique15.

Incidence de l’urbanisation sur l’accès à une alimentation saine et abordable, la sécurité alimentaire et la nutrition

L’urbanisation peut avoir des effets positifs et négatifs sur l’accès à une alimentation saine et abordable ainsi que sur la sécurité alimentaire et la nutrition le long du continuum rural-urbain. Les liens entre l’urbanisation et l’accès à une alimentation saine et abordable ne sont pas univoques: les observations dépendent beaucoup de la dynamique liée au contexte local ou national, et notamment des investissements dans les systèmes agroalimentaires et dans les infrastructures rurales et urbaines, de la formation et de l’éducation, et des politiques économiques. L’urbanisation présente toutefois de vastes défis et offre de grandes possibilités le long du continuum rural-urbain. La figure 21 récapitule les principaux défis et les possibilités les plus importantes à partir des sections précédentes consacrées à la façon dont l’urbanisation influe sur les systèmes agroalimentaires et à la lumière d’autres données empiriques et d’études supplémentaires. Bien que les défis soient plus nombreux que les possibilités, l’ampleur de leurs répercussions sur l’accès à une alimentation saine et abordable n’est pas nécessairement plus grande.

Figure 21 DÉFIS ET POSSIBILITÉS LIÉS À L’ACCÈS À UNE ALIMENTATION SAINE ET ABORDABLE LE LONG DU CONTINUUM RURAL-URBAIN

SOURCE: de Bruin, S. et Holleman, C. 2023. Urbanization is transforming agrifood systems across the rural–urban continuum creating challenges and opportunities to access affordable healthy diets. Document d’information établi pour servir de base à L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2023. Document de travail de la FAO sur l’économie du développement agricole 23-08. Rome, FAO.

Ces dernières années, de nombreuses études ont été consacrées à l’urbanisation et à la transformation des systèmes agroalimentaires, mais les avis divergent quant à la façon dont l’articulation entre ces deux processus influe sur l’accès à une alimentation saine et abordable ainsi que sur la sécurité alimentaire et la nutrition, et très peu d’études ont en outre été menées sous l’angle du continuum rural-urbain. Les données dont on dispose pour étayer une analyse de ce type sont extrêmement limitées; l’analyse nécessite des informations issues d’enquêtes auprès des ménages, accompagnées de données de localisation géospatiales, qu’il est difficile d’obtenir dans la plupart des pays. Cette question est examinée au chapitre 4 au moyen d’une nouvelle analyse des variations de la demande alimentaire, de l’accès économique à une alimentation saine et de la sécurité alimentaire et de la nutrition le long du continuum rural-urbain, en utilisant différentes études de cas nationales dans la limite des données disponibles.

Les données empiriques recueillies font clairement apparaître des disparités socioéconomiques dans l’accès à une alimentation saine et abordable tout le long du continuum rural-urbain en raison de plusieurs problèmes d’ordre structurel62, 157. Parmi ces problèmes figurent des difficultés économiques liées au coût élevé des aliments nutritifs (figure 21), coût qui varie à l’intérieur des pays et qui peut même être plus élevé dans les quartiers pauvres. Pour les populations urbaines vivant dans la pauvreté, les aliments qu’il est le plus facile de se procurer et qui sont les plus abordables sont généralement mauvais pour la santé158. L’accès à des aliments nutritifs est souvent limité, car ces types d’aliments sont plus chers ou parfois introuvables dans les zones urbanisées. Les ménages pauvres ont tendance à donner la priorité à la satisfaction de leurs besoins énergétiques alimentaires et non à la qualité nutritionnelle, et consacrent leurs ressources à l’achat d’aliments plus abordables, qui présentent généralement une forte densité énergétique et une faible valeur nutritionnelle158, 159. Dans les systèmes d’approvisionnement et sur les marchés du secteur agroalimentaire, d’autres obstacles structurels entravent l’accès physique à une alimentation saine (ce qui crée des déserts et des bourbiers alimentaires en milieu urbain, par exemple).

Pour les citadins d’autres groupes de revenu, l’une des difficultés majeures pour accéder à une alimentation saine et abordable tient au fait que les centres urbains comptent davantage de supermarchés et d’établissements de restauration rapide, appartenant notamment à des chaînes multinationales, qui proposent des aliments hautement transformés faciles d’accès et en abondance ainsi que des collations très caloriques, des sucreries et des boissons sucrées (figure 21). Ces évolutions ont eu une incidence négative sur le taux d’obésité et l’état de santé des habitants des villes160, 161. Il est important de noter que, bien que les supermarchés aient intérêt à vendre des aliments hautement transformés en raison des économies d’échelle que ces aliments leur permettent de réaliser, de plus en plus de petits magasins en vendent, eux aussi54, 69. La progression rapide de la proportion d’aliments hautement transformés à forte densité énergétique et à faible valeur nutritionnelle, surtout dans les schémas de consommation urbains, va de pair avec l’augmentation de l’obésité et des maladies non transmissibles54. Dans de nombreux pays, le taux d’obésité a augmenté parallèlement à l’urbanisation. Des données recueillies dernièrement en ce qui concerne l’Afrique semblent indiquer que la consommation d’aliments hautement transformés ainsi que de collations et de boissons très caloriques se propage tout le long du continuum rural-urbain, y compris chez les personnes pauvres vivant en milieu rural, une tendance qui suscite beaucoup d’inquiétude (voir la section 4.1).

Des études empiriques récentes montrent que le risque d’insécurité alimentaire peut même être plus élevé dans les zones urbaines que dans les zones rurales à cause des inégalités intra-urbaines présentes dans un grand nombre de pays qui s’urbanisent rapidement162. De fait, il ressort d’une nouvelle analyse portant sur des études de cas nationales menées en Afrique subsaharienne (voir la section 4.2) que la prévalence de l’insécurité alimentaire modérée ou grave établie à partir de l’échelle de mesure de l’insécurité alimentaire vécue dans les zones urbaines et périurbaines (au Sénégal et en Côte d’Ivoire, par exemple) est analogue, voire supérieure parfois, à celle enregistrée dans les zones rurales (comme au Niger et au Nigéria). L’accès à la nourriture, en particulier à des aliments nutritifs, le long du continuum rural-urbain est complexe, et repose sur de multiples déterminants. On ne peut pas considérer que cet accès est toujours plus facile pour les populations vivant en milieu urbain. En réalité, plusieurs études font apparaître que le soi-disant «avantage urbain» ne profite pas aux personnes les plus pauvres, qui, au contraire, se heurtent à des obstacles disproportionnés pour se procurer et consommer des aliments sains et ont plus de risques de souffrir d’insécurité alimentaire et de malnutrition157.

En outre, lorsque les décisions de migrer s’expliquent par des facteurs de répulsion incitant les populations à quitter les zones rurales (conflits ou problèmes d’accès à la terre, par exemple) et non par des facteurs d’attraction liés aux possibilités offertes dans les zones urbaines, les résultats sur le plan de la sécurité alimentaire et de la nutrition risquent d’être compromis (figure 21)10. Chez les migrants ruraux installés dans des zones urbaines, les difficultés autour de l’accès à la nourriture et le risque d’insécurité alimentaire sont accentuées pendant les crises163, 164, 165. Ces migrants, qui habitent souvent des zones informelles, n’ont pas de protection sociale, et leurs quartiers ne sont généralement pas inclus dans les programmes d’aménagement urbain. La pandémie de covid-19 est un exemple de situation dans laquelle les migrants ruraux à faible revenu vivant dans des zones informelles en milieu urbain ont souffert d’insécurité alimentaire.

Dans les zones urbaines, l’insécurité alimentaire est étroitement liée à l’insuffisance des revenus: les ménages à faible revenu doivent consacrer une grande part de leurs dépenses à l’alimentation, et sont extrêmement vulnérables face aux chocs externes, comme le chômage, les problèmes de santé et l’inflation des prix des aliments157. L’insécurité alimentaire peut être aggravée par des problèmes de santé, car, de façon générale, les ménages urbains à faible revenu disposent d’un assainissement rudimentaire et les autres infrastructures et équipements essentiels en matière de logement auxquels ils ont accès sont de qualité insuffisante166, 167, 168. La pauvreté urbaine entraîne diverses difficultés qui entravent l’accès à une alimentation saine (environnements bâtis non aménagés, par exemple), et les difficultés rencontrées pour tisser des liens sociaux empêchent souvent les ménages à faible revenu de trouver des stratégies pour faire face à l’insécurité alimentaire. Les programmes de protection sociale et d’aide alimentaire conçus pour faciliter l’accès à la nourriture, comme les programmes de transfert monétaire ou de transfert en nature, les cuisines communautaires ou les banques alimentaires, ne peuvent souvent pas, à eux seuls, résoudre entièrement les problèmes d’insécurité alimentaire, car ils ne permettent pas de lever les obstacles tels que l’absence de moyens de cuisson ou de dispositifs de stockage des aliments, et ne prennent pas en compte les dépenses concurrentes de santé ou de logement.

Dans les zones rurales, en revanche, l’urbanisation peut offrir des possibilités d’emploi agricole et non agricole (figure 21), et accroître ainsi le pouvoir d’achat et les moyens d’accéder à une alimentation saine. Plus particulièrement, dans les communautés rurales où l’agriculture domine complètement l’économie, la croissance des villes petites et moyennes peut jouer un rôle important dans l’accès aux intrants, aux marchés et aux activités non agricoles, et avoir pour effet de réduire la pauvreté et d’améliorer la sécurité alimentaire169. Des moyens de subsistance risquent toutefois de disparaître, en tout ou partie, en raison de la structuration des marchés. Ainsi, les droits d’étal sur les marchés organisés sont souvent relativement élevés, ce qui rend plus difficile l’accès à ces marchés pour de nombreux petits exploitants agricoles et autres marchands. La quasi-totalité des petits exploitants agricoles, la plupart des commerçants travaillant sur les marchés alimentaires et un grand nombre de microentreprises ou de petites entreprises de transformation alimentaire et de détaillants alimentaires ne font pas partie de l’économie alimentaire structurée en Afrique subsaharienne170, et les améliorations apportées aux marchés organisés ne bénéficieront pas à ces acteurs. Il existe donc un risque que les petits exploitants, les petites entreprises de transformation et les détaillants alimentaires soient exclus des chaînes de valeur qui se structurent. Il est indispensable de comprendre la marche à suivre pour protéger les chaînes de valeur du secteur informel, or on ne sait souvent pas comment procéder171.

Le départ des jeunes ruraux, généralement des hommes, vers les villes présente également tout à la fois des défis et des possibilités s’agissant d’améliorer l’accès à une alimentation saine et abordable (figure 21). Dans certains contextes, l’émigration rurale peut déboucher sur d’importants envois de fonds, qui facilitent l’accès à une alimentation saine et améliorent la sécurité alimentaire dans les zones rurales172, 173. Les ménages qui reçoivent ces fonds peuvent voir leur situation s’améliorer sous l’effet de l’augmentation de leur revenu total, de leurs ressources, de leurs apports énergétiques et de leurs apports en micronutriments174. L’exode rural peut aussi contribuer à accroître la résilience des communautés d’origine et à renforcer le transfert de connaissances et d’autres ressources, en plus des envois de fonds175. Dans certains cas, toutefois, les envois de fonds sont insuffisants (voire inexistants), et ne permettent donc pas de remplacer les travailleurs ayant migré par une main-d’œuvre salariée176. Dans ces cas, la main-d’œuvre perdue et la diminution corollaire des revenus ou de la production agricole peuvent entraîner une réduction de l’accès à une alimentation saine ou l’allongement du temps que les femmes restées au village consacrent à l’agriculture de subsistance pour préserver la sécurité alimentaire de leur ménage.

Sur le plan de la malnutrition, les études montrent généralement que la dénutrition des enfants est plus forte en milieu rural qu’en milieu urbain177, 178, en particulier mais pas exclusivement en Afrique subsaharienne, une sous-région où de nombreux ménages vivent encore dans des zones isolées. Les études semblent indiquer qu’il n’existe pas de différences fondamentales entre zones rurales et zones urbaines concernant les déterminants de la nutrition des enfants. Ces différences s’expliquent plutôt par les conditions plus propices, l’éventail de choix plus large et les plus grandes possibilités qu’offrent les zones urbaines que ce soit d’un point de vue socioéconomique (niveau d’instruction de la mère et des conjoints, niveau de ressources, emploi et réseaux sociaux et familiaux) ou qu’il s’agisse de l’accès aux soins de santé et à d’autres services.

L’urbanisation s’accompagne généralement d’une amélioration de l’accès à des marchés et des services non alimentaires importants pour la nutrition, comme les écoles, les centres de santé et les marchés de l’emploi non agricole, qui améliorent la stabilité des revenus177, 178, 179. En outre, la proximité des villes peut aussi atténuer la corrélation entre les crises agricoles et la nutrition des enfants180, 181. Dernièrement, des études ont permis de constater que l’«accès aux marchés» peut être un déterminant important de la diversité de l’alimentation et donc de la nutrition des enfants182, 183, 184. Il existe toutefois relativement peu d’études sur le niveau d’accès des populations rurales aux marchés et services urbains et sur les différences qui en découlent en matière de nutrition entre populations rurales et populations urbaines ou selon le degré d’éloignement des zones rurales185. L’une de ces études, qui portait sur les liens entre la nutrition des enfants, l’urbanisation et la proximité de grands centres urbains en Afrique subsaharienne185, a fait apparaître que les populations rurales se caractérisaient par des résultats nutritionnels moins bons que ceux des populations urbaines, mais a aussi révélé de manière assez inattendue que les populations vivant dans des zones rurales reculées ne présentaient pas de résultats nutritionnels nettement plus mauvais que les populations vivant dans des zones rurales moins isolées. Cette constatation concorde avec l’analyse (présentée à la section 4.2) consacrée récemment au retard de croissance et à l’émaciation des enfants, qui examinait les zones d’influence rurales en fonction du temps de trajet nécessaire pour gagner la ville la plus proche dans trois pays d’Afrique subsaharienne. En outre, et conformément à des analyses précédentes portant sur les inégalités entre zones rurales et zones urbaines en matière de nutrition, il semble que les moins bons résultats obtenus par les zones rurales s’expliquent en grande partie par des différences qui concernent le niveau de ressources, le niveau d’éducation, la santé et les services des infrastructures non routières185.

En conclusion, on observe que l’accès à une alimentation saine et abordable est généralement plus facile dans les zones urbaines et que les niveaux de sécurité alimentaire et de nutrition y sont plus élevés que dans les zones rurales du fait de la disponibilité accrue des produits alimentaires, du pouvoir d’achat moyen plus important, et du meilleur accès aux soins médicaux, à l’éducation et à d’autres services essentiels pour la santé et la nutrition. Cependant, cela n’est pas le cas partout, en raison des transformations qui ont lieu actuellement dans les systèmes agroalimentaires, des profondes inégalités qui existent au sein des populations urbaines, et de la connectivité spatiale et fonctionnelle de plus en plus forte entre les villes et leur zone d’influence rurale185, 186. Les nouvelles données factuelles en provenance de 11 pays d’Afrique subsaharienne qui sont présentées à la section 4.2 laissent penser que l’«avantage urbain» en matière d’accès à une alimentation saine et abordable, de sécurité alimentaire et de nutrition n’est peut-être pas aussi important qu’on le croyait. Il va donc devenir de plus en plus important d’analyser ces aspects le long du continuum rural-urbain et de comprendre les schémas d’urbanisation et de connectivité le long de ce continuum afin de cerner les défis à relever ainsi que les possibilités à saisir pour garantir l’accès à une alimentation saine et abordable et d’améliorer ainsi la sécurité alimentaire et la nutrition de tous.

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