- ➔ Les pouvoirs publics disposent d’un large éventail de leviers pour appuyer la transformation des systèmes agroalimentaires. Lorsqu’ils sont utilisés dans le cadre d’évaluations ciblées fondées sur l’approche de la comptabilisation du coût complet (CCC), ces leviers peuvent améliorer la durabilité économique, sociale et environnementale des systèmes agroalimentaires.
- ➔ Les subventions sont l’un des instruments les plus importants utilisés par les pouvoirs publics pour soutenir l’alimentation et l’agriculture. Une réorientation de ces subventions pourrait améliorer la durabilité environnementale et la santé humaine, sans compromettre le bien-être économique.
- ➔ Les capitaux privés investis dans le secteur de l’alimentation et de l’agriculture, qui se chiffrent à quelque 9 000 milliards d’USD par an, soit 14 fois le montant du soutien public mondial, jouent un rôle important dans l’évolution du secteur vers la durabilité à travers l’influence qu’ils exercent sur les modes de production, de transformation et de distribution des aliments. Ils influent également sur les choix des consommateurs.
- ➔ La généralisation de l’utilisation de l’approche CCC peut faciliter la bonne mise en œuvre des leviers. Pour réaliser cet objectif à grande échelle, en particulier dans les pays à faible revenu et les pays à revenu intermédiaire, il faut surmonter les obstacles que constituent le manque de données et leur mauvaise qualité ainsi que le manque de capacités.
- ➔ Les pouvoirs publics ont un rôle pivot à jouer dans la mise en place d’un environnement favorable à l’extension de l’approche CCC, aux côtés des instituts de recherche et des entités chargées d’établir des normes. Les cabinets comptables, les sociétés de conseil aux entreprises et les institutions financières peuvent également conseiller les entreprises et les accompagner dans leur mue vers la durabilité.
Le premier chapitre de ce rapport a proposé une approche en deux phases pour rendre compte de la complexité et de l’interdépendance des acteurs des systèmes agroalimentaires, en commençant par des évaluations générales de niveau national, comportant un degré d’incertitude élevé, suivies d’évaluations infranationales ciblées visant à hiérarchiser les solutions. Le chapitre 2 a apporté une contribution à la première phase de ce processus en évaluant les coûts cachés des systèmes agroalimentaires au niveau national pour 154 pays, exercice qui peut servir de point de départ à un dialogue avec les décideurs et les autres parties prenantes. Le chapitre 3 s’est concentré sur le démarrage de la seconde phase, où il s’agit de réaliser des évaluations ciblées permettant de mieux éclairer et étayer la prise de décision en vue d’effectuer les changements nécessaires pour améliorer la durabilité des systèmes agroalimentaires à court et à long terme. Outre les orientations formulées à l’intention des décideurs, le chapitre 3 a également examiné la pertinence des évaluations CCC pour le secteur privé (entreprises et investisseurs), passant en revue les avantages qu’elles peuvent offrir aux entreprises privées ainsi qu’au grand public.
En se référant à la figure 11 du chapitre 3, qui présentait un cadre en quatre étapes destiné à guider les décideurs dans la réalisation d’évaluations ciblées et la sélection des interventions les plus appropriées, ce quatrième et dernier chapitre se concentre sur la dernière étape de ce cadre et analyse plus en détail le rôle des différents leviers et la façon dont ils peuvent être utilisés stratégiquement pour accélérer la transition des systèmes agroalimentaires vers la durabilité. Ce chapitre examine également les conditions à réunir pour créer un environnement favorable à l’extension de l’approche CCC. Il se conclut par quelques considérations importantes pour le choix des politiques, telles que la gestion d’objectifs de politique multiples et les conséquences de la prise en compte des coûts cachés des systèmes agroalimentaires pour les prix des aliments.
La comptabilisation du coût complet peut guider l’utilisation des leviers, pour transformer les systèmes agroalimentaires en les améliorant
Après avoir réalisé les évaluations ciblées de la deuxième phase, les décideurs et les parties prenantes auront une idée plus précise des défis et des possibilités auxquels les systèmes agroalimentaires font face actuellement et qu’ils rencontreront à l’avenir. L’une des composantes importantes de ces évaluations CCC est l’analyse des scénarios et l’analyse des politiques, qui évaluent l’impact et l’efficacité de différentes politiques et options. Ces analyses sont essentielles pour pouvoir cerner les synergies et les arbitrages et, sur cette base, déterminer quels sont les points d’ancrage les plus appropriés pour rendre les systèmes agroalimentaires plus durables, en évaluant notamment la viabilité socioéconomique, le rapport coût-efficacité et la performance environnementale potentielle des différents leviers. L’objectif général est d’aider les décideurs à actionner les bons leviers, c’est-à-dire ceux qui contribueront à rendre les systèmes agroalimentaires plus durables sur les plans économique, social et environnemental.
Les leviers qui sont déjà utilisés dans les systèmes agroalimentaires, tels que les subventions agroalimentaires, pourraient être réorientés ou remaniés, et les stratégies nouvelles et prometteuses en termes de durabilité des entreprises et des investissements devraient être étendues. Le choix du levier sera fonction des résultats de l’évaluation CCC – et en particulier des analyses de scénarios et de politiques sur lesquelles repose l’évaluation, décrites au chapitre 3 – ainsi que des besoins, des priorités et des ressources disponibles, qui dépendent du contexte. Sur cette toile de fond, la présente section donne des indications générales sur l’utilisation qui peut être faite des leviers, l’objectif étant de transformer les systèmes agroalimentaires en les améliorant, en tenant compte du contexte et des résultats des analyses CCC.
Dans le prolongement de la figure 1, qui mettait en évidence les principaux leviers d’influence sur l’action des décideurs, la figure 15 illustre les leviers spécifiques qui peuvent être déployés pour accélérer la transformation des systèmes agroalimentaires. Comme le montre la figure, ces leviers peuvent concerner le volet de l’offre (production et intermédiaires), le volet de la demande (consommation alimentaire) et les biens publics qui soutiennent les systèmes agroalimentaires (services généraux)m. Aucun de ces leviers n’est nouveau – seule l’est la façon dont ils peuvent être utilisés. Les évaluations ciblées fondées sur l’approche CCC, qui ont été présentées au chapitre 3 et qui constitueront le thème central de l’édition 2024 du présent rapport, permettent de parvenir à une connaissance plus détaillée des effets directs et en cascade des différents leviers. Dès lors, ceux-ci peuvent être utilisés de façon plus efficace par les décideurs, à l’appui d’une transition vers des systèmes agroalimentaires plus durables.
FIGURE 15 Leviers de transformation des systèmes agroalimentaires

Les pouvoirs publics sont les intervenants qui disposent de la boîte à outils la plus fournie et la plus porteuse d’impact (indiquée par les ronds jaunes), mais d’autres acteurs – instituts de recherche, organisations de la société civile, entreprises et institutions financières – exercent également une influence importante sur la performance des systèmes agroalimentaires. Les instituts de recherche et les organisations de la société civile sont groupés ensemble (ronds verts) en raison des influences similaires et complémentaires qu’ils exercent sur certains leviers, tout comme les entreprises et les institutions financières (ronds rouges).
Il est important de noter que certains leviers peuvent être influencés par plus d’une catégorie d’intervenants. Par exemple, les politiques publiques peuvent avoir des effets directs ou indirects sur tous les leviers, au travers des dispositifs d’incitation, des lois et des règlements. Mais plusieurs parties prenantes peuvent jouer un rôle, comme l’illustrent les ronds colorés à la figure 15. Des acteurs tels que les donateurs et les organisations internationales peuvent tenir un rôle important lié à leur influence sur l’actionnement des leviers – quoique cette influence soit indirecte et s’exerce souvent par l’intermédiaire des organismes nationaux. Par exemple, les organisations non gouvernementales et les organisations de la société civile ont activement soutenu la concrétisation progressive du droit à l’alimentation dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale et ont participé à des activités de promotion de lois nationales et de programmes alimentaires dans de nombreux pays1.
Les systèmes agroalimentaires peuvent être affectés par ces leviers d’une multitude de manières, dont certaines sont résumées dans la colonne de droite («voies de transformation possibles»). Les sections suivantes examinent chacun des leviers en présentant des exemples ou des études de cas sur leur utilisation, montrant en quoi ils peuvent aider à transformer les systèmes agroalimentaires. Par souci de simplicité, la discussion s’articule autour de la composante du système agroalimentaire (chaîne d’approvisionnement, consommation alimentaire ou services généraux) directement ciblée par un levier, tout en reconnaissant que les leviers peuvent produire des effets d’entraînement qui touchent indirectement d’autres composantes et se répercutent en cascade sur l’ensemble du système agroalimentaire.
Les leviers qui ont une influence sur les chaînes d’approvisionnement agroalimentaires
Les pouvoirs publics utilisent différents leviers pour soutenir l’agriculture et les approvisionnements alimentaires, comme l’illustre la figure 15. Nombre de ces politiques cherchent à instiller des changements de comportements parmi les acteurs des systèmes agroalimentaires et la population, dans l’objectif de modifier les résultats des systèmes agroalimentaires2.
Les interventions sur le commerce et les marchés, telles que les taxes à l’importation et les interdictions d’exportation, sont utilisées par les pouvoirs publics pour aider les agriculteurs à obtenir de meilleurs prix ou pour rendre les aliments plus abordables pour la population. Ces mesures ont une incidence sur les quantités de denrées alimentaires échangées, produites et consommées. Les pays à faible revenu ou à revenu intermédiaire ont fréquemment recours à ce type de mesures pour protéger leur secteur agricole contre la concurrence des importations ou pour influencer les prix intérieurs afin d’assurer aux consommateurs des disponibilités alimentaires suffisantes et un accès adéquat aux aliments. Toutefois, ces mesures sont souvent génératrices de distorsions et peuvent aboutir à une affectation non optimale des ressources intérieures entre les différents produits alimentaires. Par exemple, les droits de douane ciblés sur des produits ou denrées spécifiques peuvent entraîner une hausse de leurs prix sur le marché intérieur, ce qui est préjudiciable aux consommateurs. Ils peuvent également décourager la production d’autres aliments qui auraient été plus rentables en l’absence de ces droits de douane2.
Les subventions aux producteurs constituent un autre outil important utilisé pour orienter la production agricole. Il s’agit de transferts budgétaires opérés par l’État (ou, plus précisément, le contribuable) au profit de producteurs agricoles individuels en vue d’atteindre des objectifs spécifiques, tels que l’augmentation de la production et de la productivité agricoles ou le soutien aux revenus agricoles sous la forme d’une réduction des coûts de production. Ces subventions peuvent également avoir pour but de préserver l’environnement en assurant une rémunération des services écosystémiques, comme dans le cas des programmes de reboisement menés au Costa Rica3 et au Guatemala4.
Les subventions et les interventions sur le commerce et les marchés sont des aides directes aux producteurs, qui peuvent avoir des conséquences importantes pour la sécurité alimentaire et la nutrition. D’après le rapport L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2022, ces deux types d’aide se taillent la part du lion sur les 630 milliards d’USD de soutien public alloués en moyenne chaque année à l’alimentation et à l’agriculture dans le monde. Ce soutien, outre qu’il est à l’origine de distorsions des marchés, ne bénéficie pas à beaucoup d’agriculteurs, est néfaste à l’environnement et n’encourage pas la production d’aliments nutritifs. À l’heure actuelle, les programmes d’aide se concentrent sur les aliments de base, dont la disponibilité et l’abordabilité se sont améliorées, car il s’agit de produits essentiels pour lutter contre l’insécurité alimentaire. Néanmoins, cela s’est fait au détriment de la production d’aliments nutritifs tels que les fruits, les légumes et les légumineuses, qui restent plus chers2. En outre, comme de nombreuses subventions aux intrants ne sont soumises à aucune limite, il en résulte un emploi excessif de produits agrochimiques et de ressources naturelles et une incitation à pratiquer la monoculture, autant de facteurs préjudiciables à l’environnement et à la durabilité des systèmes agroalimentaires5, 6. Parmi les exemples de mesures qui ont mis fin à de telles pratiques, citons l’Accord de 2022 de l’Organisation mondiale du commerce sur les subventions à la pêche, qui interdit les subventions préjudiciables – celles-ci étant une des causes majeures de l’appauvrissement généralisé des stocks mondiaux de poissons7.
Les pouvoirs publics peuvent utiliser les lois et les règlements pour influencer la production agricole et les chaînes d’approvisionnement alimentaires, en définissant des normes et des objectifs s’appliquant à la fois aux producteurs et aux intermédiaires. Ces lois et règlements ont pour fonction principale de protéger les ressources naturelles et la santé humaine contre les dommages que pourraient causer les externalités associées, par exemple, à la production et à la transformation. Parmi les exemples fréquemment cités dans ce domaine figurent les règlements relatifs à l’usage des ressources naturelles, à l’application d’intrants et d’engrais, aux pratiques saines en matière de manutention des aliments, et à l’étiquetage et au marketing des aliments. L’un de ces exemples est le règlement «zéro déforestation» de l’Union européenne (UE), qui interdit la mise sur le marché de l’UE de produits associés à la déforestation ou produits de façon illégale, et frappe d’illégalité l’exportation de tels produits depuis l’Union8. Autre exemple, le Ministère chinois de l’agriculture et des affaires rurales a récemment imposé une interdiction de pêche de dix ans dans les eaux du fleuve Yangtze, afin de préserver les ressources bioaquatiques9. En Amérique latine et dans les Caraïbes, plusieurs pays ont adopté des lois ou des règlements sur l’apposition d’étiquettes nutritionnelles en face avant des emballages10. Par exemple, l’Équateur a mis en place un système de feux tricolores, tandis que l’État plurinational de Bolivie a approuvé le même système, mais sans l’appliquer encore. Ces systèmes peuvent effectivement réduire les intentions d’achat de produits trop riches en calories, en sucres, en sodium et en graisses saturées, aider les consommateurs à faire des choix alimentaires plus sains et contribuer à la reformulation des produits alimentaires. Par exemple, les avertissements nutritionnels sous forme d’octogones noirs adoptés au Chili ont fait baisser les achats de céréales et de boissons contenant des sucres ajoutés de 25 pour cent et 9 pour cent, respectivement10.
Toutefois, les lois et règlements peuvent avoir des répercussions inattendues dans d’autres domaines. Il est donc important que les pouvoirs publics soient conscients des effets d’entraînement potentiels de leurs lois, règlements et politiques – en particulier s’ils poursuivent des objectifs de transformation – et qu’ils compensent ces effets par des mesures complémentaires. Par exemple, l’interdiction de pêche en Chine susmentionnée pourrait entraîner une diminution de l’offre de produits halieutiques et, par conséquent, faire grimper les prix. Cependant, le Gouvernement chinois estime que l’amélioration et l’extension de l’aquaculture continentale et de la pêche fondée sur l’élevage – soutenues par d’autres dispositifs incitatifs – seront à même de satisfaire la hausse de la demande d’aliments aquatiques résultant de la baisse des prises dans la pêche de capture continentale9.
Cela pose la question des synergies qu’il faudra créer entre les politiques publiques, les incitations, les lois et les règlements pour atteindre les objectifs nationaux. S’ils veulent s’attaquer aux coûts cachés, les décideurs devront prendre la mesure des arbitrages existants avec d’autres objectifs, tels que l’amélioration des moyens d’existence, la réduction de la pauvreté et l’amélioration de la sécurité alimentaire et de la nutrition. Les lois et règlements peuvent largement contribuer à limiter les coûts cachés au travers de la fixation d’objectifs et de limites concernant, par exemple, l’utilisation d’intrants chimiques. Toutefois, ces mesures peuvent être vouées à l’échec si, par ailleurs, aucune condition ou limite ne s’applique au système de soutien public aux intrants agricoles. Par conséquent, le système de soutien doit être aligné sur les limites fixées dans la réglementation. Dans certaines situations, par exemple dans les pays à faible revenu ou les pays en situation de crise prolongée, les gouvernements n’ont pas nécessairement la capacité d’évaluer ces arbitrages ou la volonté de tenir compte des externalités environnementales s’ils sont confrontés à une forte prévalence de la faim et de l’extrême pauvreté. S’il ne fait aucun doute que, dans ces contextes, des mesures de renforcement des capacités sont nécessaires pour permettre la prise en compte de ces arbitrages dans le processus décisionnel, les investissements dans le développement à long terme, qui sont essentiels pour accroître les revenus, sortir les populations de la pauvreté et améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition, garderont un rang de priorité très élevé. Le renforcement du dialogue à l’interface entre l’aide humanitaire, le développement et la paix peut constituer un bon point d’ancrage dans les pays en situation de crise prolongée.
Les résultats présentés au chapitre 2 montrent que les systèmes agroalimentaires des différents pays sont confrontés à des coûts cachés variables, qui peuvent résulter de leur incapacité à assurer la viabilité écologique et une alimentation saine pour tous, ou à répartir les avantages. Même si son étendue et sa composition sont variables, on considère que le système de soutien actuel, en règle générale, est facteur de distorsions et responsable de nombreuses externalités environnementales et autres coûts cachés. Il y a donc urgence à réformer le système, afin de maximiser les synergies et réduire le plus possible les arbitrages entre les principaux objectifs nationaux. En fonction de l’importance relative des coûts cachés dans un contexte donné, les réformes peuvent faire porter davantage l’accent sur telle ou telle dimension. Par exemple, si l’on se réfère aux résultats présentés au chapitre 2 concernant les pays à faible revenu, la réduction de la pauvreté et de la faim restera la priorité numéro un. Dans d’autres contextes, comme dans les pays à revenu élevé, les externalités environnementales telles que les émissions de GES peuvent être le principal motif d’inquiétude, auquel cas l’attention se portera peut-être sur le piégeage du carbone11. Toutefois, la focalisation sur un aspect particulier ne doit pas conduire à ignorer les autres coûts cachés et les liens qui existent entre eux.
Si elle est minutieusement conçue et correctement ciblée, la réorientation complète ou même partielle du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture peut permettre à la fois de réduire les coûts cachés et d’améliorer l’accès aux aliments qui composent un mode d’alimentation sain – autrement dit, d’atteindre deux objectifs au lieu d’en choisir un au détriment de l’autre2. Il ressort d’une étude récente menée au niveau mondial que plusieurs scénarios de réorientation pourraient conduire à une réduction des émissions de GES et à une amélioration de la santé des populations, sans que cela n’amoindrisse le niveau de bien-être économique. L’un de ces scénarios consiste à réorienter jusqu’à la moitié des subventions accordées aux producteurs, de façon à soutenir la production d’aliments bénéfiques pour la santé et l’environnement tels que les fruits, les légumes et les légumineuses, et à accompagner cette réorientation d’une répartition plus équitable des versements de subventions à l’échelle mondiale12. La leçon à tirer de cette étude est que les scénarios de réorientation peuvent révéler les arbitrages et mettre au jour des solutions pour les résoudre. Afin de donner des orientations pour des réformes concrètes, il conviendrait d’intégrer ces scénarios de réaffectation à des évaluations ciblées fondées sur la CCC (voir le chapitre 3) pour déterminer quelles voies de réforme peuvent maximiser les avantages globaux tout en minimisant le coût des mesures de réduction.
Dans la région Amérique latine et Caraïbes, par exemple, une analyse de scénarios a mis en évidence qu’une réorientation des subventions aux producteurs favorisant les modes d’alimentation sains et un transfert des avantages fiscaux des producteurs vers les consommateurs pourraient rendre l’alimentation saine plus abordable2. Toutefois, l’analyse reconnaît qu’il faudra mener des recherches plus approfondies sur les arbitrages qui peuvent exister en termes d’impact économique, d’impact environnemental et d’impact comportemental lié à la consommation10. L’examen de divers exemples de réforme et de réorientation du soutien à l’agriculture à l’échelon des pays offre une illustration supplémentaire des avantages potentiels de ces mesures. Par exemple, le Viet Nam a accompli des efforts importants pour réorienter le soutien à l’agriculture vers des formes d’aide moins génératrices de distorsions et pour promouvoir les systèmes de crédit ayant un plus grand souci de la durabilité et de la résilience13, 14. Au cours de la dernière décennie, le pays a réduit la protection aux frontières et le soutien des prix, tout en privilégiant les subventions qui ne sont pas liées à la production d’une culture spécifique et qui prennent davantage en compte la durabilité des systèmes agroalimentaires. De même, en République de Corée, l’accent s’est déplacé des mesures de soutien des prix vers les aides au revenu et vers les subventions axées sur l’agriculture verte13. D’un autre côté, dans les pays à faible revenu, qui se trouvent pour la plupart en Afrique subsaharienne, l’abordabilité des aliments est une préoccupation majeure et les gouvernements optent pour des politiques qui font pression sur les prix à la production. Ajoutons que les ressources publiques disponibles pour fournir des subventions sont limitées, et donc qu’elles ne peuvent pas compenser les désincitations par les prix générées par les interventions sur le commerce et les marchés. Malgré ces difficultés, des données récentes indiquent qu’à la suite de réformes récentes, certains pays ont réduit la voilure de leurs programmes de subvention des intrants, libérant ainsi une marge de manœuvre budgétaire pour allouer davantage de fonds aux services généraux et aux biens publics, qui produisent des retombées plus durables et plus larges (voir l’encadré 1)15.
Les capitaux publics et privés représentent un autre levier important dans les systèmes agroalimentaires. Au niveau mondial, les systèmes agroalimentaires reçoivent quelque 9 000 milliards d’USD d’investissements privés par an16, soit près de 14 fois le montant du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture. Ces capitaux influent sur les modes de production, de transformation et de distribution des aliments, ainsi que sur les choix des consommateurs. Par ailleurs, les entreprises et les investisseurs du secteur agroalimentaire jouent un rôle important dans le financement de la recherche sur la durabilité, par exemple sur l’amélioration des techniques et des technologies agricoles. Ils sont en effet directement concernés par les menaces qui touchent les chaînes d’approvisionnement et ont tout intérêt à lancer des initiatives nouvelles pour améliorer la gestion des risques et la résilience globale (se reporter à l’encadré 17, qui présente un exemple d’initiative menée par des entreprises pour remédier aux pénuries d’approvisionnement en cacao et aux risques pesant sur la production au Ghana).
ENCADRÉ 17MOBILISER DES CAPITAUX PRIVÉS POUR CONTRER LES MENACES QUI PÈSENT SUR LA PRODUCTION CACAOYÈRE AU GHANA
Le Ghana est le deuxième producteur de cacao au monde. Cependant, face à la crainte de ruptures d’approvisionnement en cacao et aux menaces pesant sur la production, la multinationale américaine de confiserie Mondelēz International a pris la décision de financer le programme Cocoa Life, qui vise à assurer un approvisionnement en cacao plus durable par les moyens suivants: i) en améliorant les moyens d’existence des producteurs de cacao; ii) en luttant contre le travail des enfants; et iii) en évitant la déforestation dans les exploitations Cocoa Life à l’échelle mondiale. Mondelēz met son investissement à profit pour attirer des partenaires de cofinancement et de mise en œuvre. Chaque partenaire apporte un soutien institutionnel en nature en liant ses propres programmes dans ce domaine au programme Cocoa Life et en exerçant un effet de levier sur les financements de Mondelēz.
Mondelēz a mis en place un ensemble de mesures incitatives permettant d’accroître l’approvisionnement en cacao tout en améliorant sa durabilité environnementale, sociale et économique: formation sur les pratiques cacaoyères durables, la gestion des ressources naturelles, la culture financière et les techniques de séchage; fourniture de variétés de cacao améliorées et de plants d’ombrage; appui aux organisations communautaires et paysannes; création de programmes d’autonomisation des femmes et des jeunes; diversification des revenus; conformité au regard de la certification; et accès au financement.
Fin 2021, 75 pour cent des volumes de cacao destinés aux marques de chocolat de Mondelēz International provenaient d’exploitations Cocoa Life. La même année, le programme a atteint plus de 200 000 producteurs de cacao dans plus de 2 500 communautés, en dispensant des formations et un accompagnement sur les bonnes pratiques agricoles. Par ailleurs, près de 34 000 jeunes agriculteurs ont reçu une formation sur les entreprises qui excercent leurs activités dans le secteur du cacao. En termes d’impact environnemental, Cocoa Life a également contribué à la protection des forêts en cartographiant la plupart de ses exploitations (78 pour cent) pour surveiller la déforestation. Cet exercice a révélé que la déforestation était nulle ou presque nulle dans les exploitations de Cocoa Life et leurs abords.
SOURCES: Cocoa Life. Non daté. Cocoa Life – Why Cocoa Life? Dans: Cocoa Life. [Consulté le 3 mai 2023]. https://www.cocoalife.org; Cocoa Life. Non daté. Cocoa Life – Building a promising future for cocoa farming communities. Dans: Cocoa Life. [Consulté le 3 mai 2023]. https://www.cocoalife.org/the-program/approach; Mondelēz International. 2021. Snacking Made Right – 2021 ESG Report. Deerfield (États-Unis d’Amérique). https://www.mondelezinternational.com/Snacking-Made-Right/Reporting-and-Disclosure/Reporting-Archive
Les politiques publiques, les lois et règlements peuvent influencer les modalités d’investissement et la destination des capitaux privés, et la façon dont elles interagissent entre elles est déterminante pour la conception des stratégies de développement à long terme. Lorsque les politiques sont conçues de façon à soutenir les filières de production durables, elles peuvent favoriser les avantages liés à l’agroalimentaire durable.
Les capitaux publics recèlent également un potentiel important d’amélioration de la durabilité des systèmes agroalimentaires. Le secteur de l’assurance, par exemple, peut aider les acteurs des systèmes agroalimentaires à produire et investir davantage dans une optique de durabilité. C’est particulièrement important pour les petits producteurs, qui peuvent se trouver pris dans le cercle vicieux des chocs, de l’endettement et de la pauvreté. Il importe également de réduire les frictions dans d’autres composantes des systèmes financiers, telles que les institutions de crédit et d’épargne, pour faciliter les investissements en faveur de systèmes agroalimentaires durables. Les partenariats public-privé peuvent être envisagés comme mécanismes d’exécution dans cette perspective.
En coordonnant les investissements publics et privés, les gouvernements peuvent également faciliter l’accès au crédit et donner ainsi un avantage aux chaînes d’approvisionnement alimentaire durables (voir l’encadré 18, qui décrit un exemple provenant du Chiapas, au Mexique). De fait, de nombreux investisseurs ont déjà commencé à réorienter leurs priorités vers plus de durabilité, parfois même sans y être directement incités par les pouvoirs publics. Les investisseurs reconnaissent de plus en plus volontiers que ces externalités peuvent avoir un impact significatif sur les résultats financiers et la durabilité à long terme d’une entreprise17. Par exemple, une entreprise qui pollue l’environnement peut s’exposer à des amendes réglementaires, voir sa réputation entachée et être confrontée à des coûts de mise en conformité accrus, autant d’éléments qui peuvent peser sur ses résultats financiers. Inversement, une entreprise qui investit dans des pratiques durables pourra bénéficier d’avantages tels qu’une fidélisation accrue de sa clientèle, des risques réglementaires réduits et des économies de coûts sur le long terme.
ENCADRÉ 18MOBILISATION DE FINANCEMENTS À L’APPUI DE LA PRODUCTION DURABLE ET DE LA CONSERVATION DE LA BIODIVERSITÉ DANS LE CHIAPAS (MEXIQUE)
Le projet de corridor biologique méso-américain – Mexique (Proyecto Corredor Biológico Mesoamericano – México) est une initiative qui a été menée entre 2002 et 2018 sous la coordination de la Commission nationale pour les connaissances sur la biodiversité et son utilisation (CONABIO) dans le but d’encourager la production agricole durable et la conservation de la biodiversité au Chiapas (Mexique). Il a mobilisé des investissements publics et privés pour renforcer la capacité des agriculteurs à adopter des méthodes de production et d’agroforesterie durables, et contribuer ainsi à la remise en état des écosystèmes dégradés, à l’élimination de la déforestation et à la conservation de la biodiversité.
À travers ce projet, la CONABIO a aidé les agriculteurs à surmonter les obstacles à l’observation de la législation sur la conservation des forêts, par exemple en leur donnant accès à des programmes publics favorisant les pratiques plus durables et intégrées (telles que la technique «milpa», l’agroforesterie et le sylvopastoralisme). En adoptant des pratiques durables et en réduisant la déforestation, les agriculteurs ont obtenu le feu vert pour déposer des demandes d’accès au crédit et recevoir des variétés de semences améliorées et des engrais organiques.
SOURCE: Biodiversidad Mexicana. 2023. Proyecto Corredor Biológico Mesoamericano – México [Projet de corridor biologique méso-américain – Mexique]. [Consulté le 5 novembre 2023]. https://www.biodiversidad.gob.mx/region/cbmm
Les leviers qui ont une influence sur la consommation alimentaire
Plusieurs leviers peuvent influencer directement les choix des consommateurs et orienter la demande alimentaire. Certains, tels que les prélèvements fiscaux et les subventions, relèvent de la compétence directe de l’État, tandis que d’autres sont influencés par d’autres acteurs, tels que les entreprises et les organisations de la société civile (voir la figure 15).
Les subventions aux consommateurs ressemblent aux subventions ciblées sur les producteurs, au sens où il s’agit de transferts budgétaires supportés par le contribuable. Elles sont conçues pour faciliter l’exercice du droit à une alimentation adéquate, en réduisant le coût des aliments (subventions alimentaires, par exemple), en augmentant le revenu des consommateurs (transferts en espèces, par exemple) ou en assurant un accès direct à l’alimentation (transferts alimentaires en nature et programmes d’alimentation scolaire, par exemple). Or, les subventions aux consommateurs ne représentent actuellement qu’une très faible part du soutien public à l’alimentation et à l’agriculture, alors qu’elles pourraient contribuer à promouvoir des modes d’alimentation sains. Les évaluations ciblées fondées sur la CCC peuvent améliorer la conception de ces aides, en faisant en sorte que les subventions rendent les aliments nutritifs et respectueux de l’environnement plus facilement accessibles2.
Les taxes sur les aliments qui composent un mode d’alimentation mauvais pour la santé et non durable complètent les subventions qui encouragent les modes d’alimentation plus sains et plus durables. Les habitudes alimentaires sont déterminées par une conjonction de facteurs relevant de l’offre et de la demande. Elles sont principalement influencées par les préférences des consommateurs, par exemple en termes de goût, de valeur nutritionnelle et de commodité. Néanmoins, le coût relatif des différents produits alimentaires peut avoir une importance décisive en raison des contraintes de revenu, qui déterminent la sensibilité des consommateurs aux prix. Par exemple, actuellement, les graisses et les sucres assurent un apport énergétique pour un coût très faible, contribuant à l’épidémie grandissante de l’obésité. Cela signifie que le prix des aliments est un déterminant fondamental des mauvaises habitudes alimentaires actuelles. Les évaluations ciblées fondées sur la CCC peuvent éclairer la conception des régimes de taxation et l’orienter vers des dispositifs qui modifient les prix relatifs des aliments en faveur d’options plus nutritives et plus durables18.
Le pouvoir d’achat des consommateurs joue un rôle clé. Dans certains contextes – principalement dans les pays à revenu élevé, où la part du revenu des ménages consacrée à l’alimentation est relativement faible – les consommateurs utilisent de plus en plus leur pouvoir d’achat pour soutenir les entreprises qui portent haut leurs valeurs. Pour que cette démarche gagne en efficacité et se généralise, il est nécessaire que les entreprises rendent compte de façon plus transparente de leurs incidences sur le capital naturel, le capital humain et le capital social. À cet égard, un soutien des pouvoirs publics sous la forme d’une obligation aux entreprises de publier des informations sur la durabilité et leurs impacts pourrait aider les consommateurs à prendre des décisions en connaissance de cause. Par exemple, une enquête du Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) a révélé que plus de la moitié des consommateurs de l’UE étaient sensibles aux préoccupations environnementales et que deux tiers étaient prêts à modifier leurs habitudes alimentaires en conséquence. Cependant, l’enquête a également constaté que le manque d’informations et la difficulté de déterminer quels aliments étaient durables, conjugués à la disponibilité limitée et au prix élevé de ces produits, étaient perçus comme des obstacles qui empêchent les consommateurs de prendre les bonnes décisions19.
Le marketing et la promotion des aliments et des produits agricoles peuvent également contribuer à promouvoir les aliments sains et durables. Ils peuvent modifier sensiblement le comportement des consommateurs, sans rien leur interdire et sans modifier les incitations économiques. Les entreprises agroalimentaires y ont largement recours pour influencer les choix des consommateurs et orienter les acheteurs vers leurs produits.
L’étiquetage et la certification jouent un rôle crucial à cet égard. L’apposition d’étiquettes sur le devant des emballages et la certification reposant sur des normes, mettant en avant les caractéristiques de durabilité du produit par exemple, peuvent influencer les comportements d’achat des consommateurs20. Néanmoins, l’efficacité de la certification fondée sur des normes d’application volontaire est variable dans la mesure où elle dépend de la façon dont ces normes sont appliquées et de la capacité à faire respecter les exigences de durabilité (voir l’encadré 19, qui traite du cas des normes de durabilité d’application volontaire dans le secteur de l’huile de palme). Un autre exemple est celui des coopératives agricoles et des organisations de producteurs, qui peuvent contribuer à améliorer les revenus des producteurs en répondant à la demande de produits de niche, tels que le café cultivé dans le cadre d’accords de conservation (encadré 20).
ENCADRÉ 19PRODUCTION D’HUILE DE PALME EN INDONÉSIE ET EN MALAISIE – LE RÔLE DES NORMES DE DURABILITÉ D’APPLICATION VOLONTAIRE
La noix de palme est un produit essentiel utilisé à des fins diverses, notamment pour la consommation humaine directe, comme biocarburant ou encore comme ingrédient entrant dans la composition d’aliments transformés, de cosmétiques, de produits pharmaceutiques et d’autres produits industriels23. Parallèlement, la production d’huile de palme est associée à de nombreux coûts environnementaux cachés, parmi lesquels la déforestation, le changement climatique, le déclin de la biodiversité, la pollution de l’air et de l’eau et l’érosion des sols24-27. Elle est également associée à divers coûts socioéconomiques cachés, tels que les conflits liés aux régimes fonciers et les violations des droits humains et des droits du travail25, 28, 29.
Avec des volumes de production de 45 et 19 millions de tonnes respectivement en 2020, l’Indonésie et la Malaisie sont les deux plus grands producteurs d’huile de palme au monde30. Par conséquent, ces pays sont également ceux qui font face aux coûts cachés les plus élevés – selon une étude menée en 2016, les coûts environnementaux associés au secteur de l’huile de palme dans les deux pays s’élevaient à environ 25 milliards d’USD et 10 milliards d’USD respectivement26. La majeure partie des coûts provient des émissions de gaz à effet de serre et des modifications des stocks de carbone causées par les changements d’affectation des terres, suivis par la pollution de l’air, des sols et des eaux due à l’épandage d’engrais et aux effluents des usines31. De plus, des conflits éclatent fréquemment en Indonésie, en raison notamment du comportement des entreprises d’huile de palme, qui se rendent maîtres des terres sans le consentement des communautés et enfreignent les conditions des permis32.
L’un des principaux leviers utilisés pour remédier à ces difficultés est l’adoption de normes de durabilité d’application volontaire33 – notamment les labels Table ronde pour une huile de palme durable, Rainforest Alliance, Organic, Indonesia Sustainable Palm Oil et Malaysian Sustainable Palm Oil. Toutefois, l’efficacité des normes est variable et dépend de la façon dont elles sont appliquées, ainsi que de la capacité à faire respecter les exigences de durabilité33. En outre, les petits exploitants sont souvent exclus des systèmes de certification, qui leur imposent des coûts élevés en comparaison de la prime dont bénéficient les entreprises productrices d’huile de palme certifiée durable opérant en aval34-36. Il est donc essentiel d’améliorer la conception et la mise en œuvre de ces normes. Une solution consiste à choisir le territoire (et non l’exploitation) comme unité certifiée et à faciliter les demandes de certification pour les petits exploitants, par exemple en leur donnant accès au crédit, en leur offrant un appui technique et en sécurisant leurs droits fonciers37. Autre possibilité: utiliser les recettes fiscales provenant des terres liées à l’industrie de l’huile de palme pour encourager l’adoption de pratiques plus durables dans les principales régions de production38. À cet égard, l’outil d’analyse ex-ante du bilan carbone (EX-ACT) de la FAO est souvent utilisé pour déterminer les interventions possibles, améliorer le potentiel d’atténuation des émissions de carbone offert par les interventions dans le domaine de la culture du palmier à huile et, par suite, rendre cette culture plus durable39.
ENCADRÉ 20COMMENT LES ACCORDS RELATIFS À LA CONSERVATION FREINENT LA DÉFORESTATION EN AMAZONIE PÉRUVIENNE TOUT EN AMÉLIORANT LES MOYENS D’EXISTENCE DES AGRICULTEURS
La forêt protégée d’Alto Mayo en Amazonie péruvienne abrite une biodiversité unique et alimente en eau la ville de Moyobamba. Cependant, les activités de production de café dans la région ont conduit à la déforestation et à des conditions de travail précaires. Pour remédier à ce problème, Conservation International a lancé en 2007 le projet REDD+ (réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts, associée à la gestion durable des forêts ainsi qu’à la conservation et à l’accroissement des stocks de carbone forestiers). Il s’agissait, à travers cette initiative, de conclure des accords de conservation avec les communautés locales, en tenant compte de leurs besoins et en mettant en place les incitations nécessaires pour encourager la transition vers des pratiques plus durables. Les caféiculteurs de la région se sont engagés à ne pas abattre d’arbres, en échange de quoi ils bénéficiaient d’aides à l’amélioration de leur production agricole et de leurs revenus. En conséquence, les communautés ont adopté des pratiques plus durables, telles que l’utilisation d’arbres fruitiers indigènes, la culture des orchidées et d’autres activités respectueuses de la forêt. Le projet a également facilité l’accès des producteurs au marché des cafés de spécialité, augmentant ainsi leurs revenus et réduisant la déforestation. Il a en outre généré des crédits carbone, grâce au reboisement et à la déforestation évitée. Le programme s’étend aujourd’hui au-delà de la zone initiale du projet et intègre des agriculteurs migrants et des populations autochtones. Les cultivateurs, qui sont considérés comme des «partenaires pour la conservation», ont ouvert leur propre coopérative de café et continuent d’améliorer leurs moyens d’existence et de créer de nouveaux débouchés pour leurs familles.
SOURCES: Conservation International. Non daté. Protecting forests and climate in Alto Mayo. Dans: Conservation International. [Consulté le 3 mai 2023]. https://www.conservation.org/stories/protecting-forests-and-climate-in-alto-mayo, Specialty Coffee Association. 2021. Meet The Alto Mayo Landscape Peru REDD+ Project, 2021 Prix du meilleur projet 2021 sur la durabilité. Dans: Specialty Coffee Association. [Consulté le 19 juillet 2023]. https://sca.coffee/sca-news/community/meet-the-alto-mayo-landscape-peru-redd-project-2021-sustainability-award-winner-for-best-project
Les politiques, les instituts de recherche et les organisations de la société civile peuvent jouer un rôle utile en actionnant les leviers du marketing et de la promotion et ceux de l’étiquetage et de la certification, pour le bénéfice des consommateurs. Pour cela, les règlements qui sous-tendent ces leviers doivent être étayés par des «politiques publiques comportementales»21 – c’est-à-dire des interventions fondées sur les principes de la recherche comportementale, qui visent à influencer les comportements des individus en utilisant des «nudges» (« coups de pouce») et en corrigeant les biais cognitifs22. Demander au secteur privé, qui a largement recours à ces leviers, de fournir aux consommateurs des informations précises et fiables leur permettant de faire des choix alimentaires sains et durables est un exemple de la façon dont ces politiques peuvent amorcer une transformation dans la bonne direction.
Les leviers qui ont une influence sur les services généraux
La partie inférieure de la figure 15 illustre le rôle des services d’intérêt général dans la transformation des systèmes agroalimentaires. Ces services ont des répercussions sur le fonctionnement des systèmes agroalimentaires de façon plus générale, et lorsqu’ils sont assurés par l’État, ils entrent dans la catégorie de l’appui sous forme de services généraux et visent principalement à corriger les défaillances du marché, telles que celles imputables aux biens publics, à l’information imparfaite ou aux marchés manquants. À travers ce type de soutien, les pouvoirs publics entendent corriger les défaillances du marché et réduire les coûts de transaction. Ces mesures peuvent stimuler la productivité, contribuer à la sécurité sanitaire et à la disponibilité des aliments et faire baisser les prix des aliments, notamment les aliments nutritifs2.
Les dépenses en infrastructures, par exemple, contribuent à l’efficience des opérations des entreprises et peuvent réduire les coûts de transport et les pertes de produits alimentaires le long des chaînes d’approvisionnement, œuvrant ainsi à une plus grande disponibilité des aliments.
La recherche-développement (R-D) est également perçue comme un levier important de la transformation des systèmes agroalimentaires40. La R-D agricole publique est associée à des rendements économiques élevés, mais elle se caractérise également par des horizons longs et des décalages dans le temps41. Cependant, vu l’intérêt de ces investissements, il est amplement justifié d’investir dans la R-D agricole pour développer des innovations et des technologies susceptibles d’améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition et d’atténuer les menaces qui pèsent sur les disponibilités alimentaires mondiales et les moyens d’existence des agriculteurs42.
Les services de transfert de connaissances – qui recouvrent notamment la formation, l’assistance technique et d’autres services de vulgarisation – sont un autre levier de nature voisine, qui bénéficie souvent de l’appui des pouvoirs publics. Une diffusion efficace du savoir est essentielle pour permettre aux producteurs d’adopter des pratiques durables. De même, les politiques qui valorisent les plateformes numériques et les données ouvertes peuvent faciliter la diffusion des connaissances.
Les services d’inspection relatifs à la sécurité sanitaire des produits agricoles, aux organismes nuisibles et aux maladies garantissent la conformité des produits alimentaires aux règlements et aux normes de sécurité sanitaire. Leur fourniture par l’État rend service aux consommateurs et aux entreprises tout le long de la chaîne d’approvisionnement alimentaire (voir l’encadré 21 sur la brucellose).
ENCADRÉ 21IMPACT DE LA BRUCELLOSE SUR LE BÉTAIL, LA SANTÉ ET L’ENVIRONNEMENT – ANALYSE DE SCÉNARIOS DANS LA RÉGION DE L’AUTORITÉ INTERGOUVERNEMENTALE POUR LE DÉVELOPPEMENT
À l’aide de son Modèle pour l’évaluation environnementale de l’élevage mondial (GLEAM), la FAO a simulé la prévalence de la brucellose, une zoonose contagieuse affectant les ruminants, et son incidence sur l’élevage, les émissions de gaz à effet de serre (GES) et la santé publique59.
Dans la région africaine de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD)*, où la brucellose est endémique, les simulations effectuées avec GLEAM ont révélé qu’en moyenne, environ 11 pour cent des bovins, 7 pour cent des caprins et 14 pour cent des humains étaient touchés par la maladie. Le modèle a également conclu qu’en l’absence de brucellose, la production de viande augmenterait de 7,9 pour cent et celle de lait de 3,3 pour cent. Cette hausse de la production ne s’accompagnerait, semble-t-il, que d’une hausse négligeable des émissions de GES de 0,2 pour cent. Les coûts de santé publique associés à la maladie – près de 1,8 million d’années de vie corrigées du facteur d’incapacité (AVCI) – seraient entièrement éliminés**.
La monétisation des émissions de GES permettrait d’évaluer le coût réel de la brucellose pour les systèmes d’élevage, l’environnement et la santé humaine, ainsi que le retour sur investissement de mesures d’atténuation de la maladie, telles qu’une campagne de vaccination contre la brucellose. Néanmoins, les estimations déjà disponibles laissent penser qu’une telle campagne aurait des retombées positives sur la société et l’environnement.
NOTES:* La région de l’IGAD comprend huit pays d’Afrique de l’Est: Djibouti, Érythrée, Éthiopie, Kenya, Ouganda, Somalie, Soudan et Soudan du Sud.
** Les coûts de santé publique sont exprimés en nombre d’AVCI, à raison de 0,3 AVCI par cas de brucellose60.
Comme le montre la figure 15, les services généraux n’ont pas à être assurés exclusivement par l’État. Les entreprises, les instituts de recherche et les organisations de la société civile peuvent également jouer un rôle important dans ce domaine. Bon nombre des services d’infrastructure qui soutiennent le secteur de l’alimentation et de l’agriculture sont gérés par le secteur privé, mais leur présence et leur expansion peuvent se révéler indispensables pour le bon fonctionnement des chaînes d’approvisionnement alimentaires, notamment en ce qui concerne les infrastructures de stockage frigorifique.
Les organisations de la société civile peuvent également compléter les interventions des pouvoirs publics dans différents domaines, notamment la protection des consommateurs et le partage des connaissances et de l’information. Même si elles ne participent pas directement aux services d’inspection chargés de garantir la sécurité sanitaire des aliments et la conformité des produits aux règlements, elles peuvent apporter une contribution plus générale en prenant part aux activités de surveillance de la fraude alimentaire afin de protéger les consommateurs. Depuis quelque temps, elles jouent un rôle de plus en plus actif dans la sensibilisation des consommateurs aux questions liées à la durabilité environnementale et à l’exploitation économique (travail des enfants par exemple).
Pour conclure cette section, la question de la création de synergies entre les différents leviers et de la façon dont ils doivent être mis en œuvre demeure une priorité au vu des résultats que l’on souhaite obtenir. Comme l’indiquait le rapport L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2022, réorienter le soutien public à l’alimentation et à l’agriculture ne sera pas suffisant. Les décideurs doivent prendre des mesures pour contrer les arbitrages qui sont susceptibles d’apparaître. Par exemple, les agriculteurs peuvent se trouver dans l’incapacité d’augmenter leur production d’aliments nutritifs et durables, en raison de contraintes de ressources leur barrant l’accès aux technologies qui améliorent la durabilité environnementale. Qui plus est, si elle n’est pas mûrement réfléchie, la réorientation du soutien peut avoir des conséquences imprévues sur les catégories les plus vulnérables, en particulier les petits producteurs, les femmes et les enfants2. L’approche CCC offre un cadre exhaustif qui permet d’examiner ces arbitrages et d’autres sous toutes leurs facettes, et de relier les systèmes agroalimentaires à d’autres systèmes – environnement, santé, transport et énergie. Dès lors, les évaluations ciblées fondées sur la CCC peuvent livrer des indications utiles sur les moyens de résoudre ces arbitrages, en révélant les résultats des politiques en termes non seulement d’efficacité, mais aussi d’équité, de nutrition, de santé et de qualité de l’environnement.