La Situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2023

Chapitre 1 Tenir compte des coûts et des avantages des systèmes agroalimentaires dans les décisions qui sont prises

Les défaillances des marchés, des institutions et des politiques sont à l’origine de la non-durabilité des systèmes agroalimentaires

Comme le montre la figure 1, les activités des systèmes agroalimentaires influent sur les capitaux par le biais de flux entrants et sortants. Certains de ces changements ont certainement été positifs, comme la sécurité alimentaire, la nutrition et les moyens de subsistance de nombreuses personnes. Cependant, les effets négatifs posent un problème croissant dû, dans la plupart des cas, au fait que les marchés, les institutions et les politiques ne fonctionnent pas de manière idéale – en d’autres termes, aux défaillances des marchés, des institutions et des politiques (voir le glossaire). Ces défaillances génèrent pour la société des pertes qui ne sont pas reflétées dans le prix d’un produit ou d’un service sur le marché, ou qui ne sont pas incluses dans le PIB; c’est ce que l’on appelle, dans le présent rapport, les coûts cachés. Ces défaillances nuisent au bon fonctionnement des systèmes agroalimentaires et peuvent, si elles ne sont pas traitées, entraver la transition vers des systèmes durables, résilients et inclusifs.

Les marchés sont censés faciliter l’allocation efficace des ressources, mais il existe de nombreux cas de défaillance dans lesquels ils n’y parviennent pas16. Ce sont là des occasions manquées d’améliorer la vie des individus sans nuire à d’autres. Prenons le cas de la pollution de l’eau par les pesticides et les engrais: leur utilisation peut être évitée ou réduite en recourant à des pratiques appropriées, mais les agriculteurs qui polluent peuvent ne pas savoir que les techniques actuelles polluent l’eau ou ne pas connaître les solutions de remplacement à utiliser. Ces informations imparfaites les empêchent de prendre une décision optimale d’un point de vue social17. Un autre moteur de ce comportement polluant est le fait qu’éviter la pollution peut avoir un coût privé qu’ils préfèrent externaliser pour ne pas réduire leur profit17. Ce choix réduit la quantité d’eau salubre, avec des conséquences néfastes pour la santé humaine et l’environnement. En outre, polluer l’eau porte atteinte aux droits humains, y compris les droits à une alimentation suffisante, à l’eau et à l’assainissement. L’encadré 2 présente différents types de défaillance des marchés et donne des exemples de la manière dont elles perturbent le fonctionnement des systèmes agroalimentaires.

ENCADRÉ 2Défaillances des marchés et systèmes agroalimentaires: définitions et exemples

Les externalités, à savoir les effets de transactions sur des tiers, sont une forme de défaillance des marchés qui peut avoir un effet néfaste sur la santé humaine et/ou la salubrité de l’environnement. Par exemple, la pollution de l’eau par les pesticides et les engrais peut être évitée ou réduite en limitant et en optimisant le type, la quantité et le moment des applications18. Cette optimisation peut toutefois avoir un coût pour les producteurs, qui peuvent préférer le profit à la qualité de l’eau17. Cela réduit la quantité d’eau utilisable en toute sécurité, avec des conséquences négatives pour la société et l’environnement, et génère des coûts cachés qui ne se reflètent pas dans le prix des biens ou des services produits19. Par conséquent, les externalités négatives, notamment la pollution de l’air et de l’eau, l’érosion des sols, la résistance aux antimicrobiens et les émissions de gaz à effet de serre, ne sont pas prises en compte dans le PIB.

Les externalités peuvent également être positives lorsque certaines pratiques telles que l’agriculture régénérative ou l’agroforesterie présentent pour le public des avantages comme la propreté de l’environnement et la biodiversité. Il est probable, cependant, que ces avantages soient internalisés dans d’autres activités économiques. Par exemple, un environnement propre peut stimuler le tourisme, tandis que la biodiversité peut favoriser une plus grande productivité des cultures. Aussi est-il probable que, contrairement aux coûts cachés des externalités négatives, les effets des externalités positives se reflètent, au moins en partie, dans le PIB d’un pays. En conséquence, la prise en compte des externalités positives sera probablement davantage une question de répartition, ceux qui les produisent n’en récoltant pas forcément les bénéfices.

L’information imparfaite est une autre forme de défaillance des marchés, qui peut conduire à des niveaux sous-optimaux d’investissement dans les aliments nutritifs. Elle peut également faciliter la fraude ou d’autres formes de fausse déclaration20. Cela peut conduire des personnes à consommer, sans le savoir, des ingrédients nocifs pour leur santé ou pour l’environnement. Le manque d’information peut également conduire à des comportements polluants de la part d’agriculteurs qui ne savent pas que certaines techniques polluent l’eau, par exemple, ou ne connaissent pas les techniques alternatives qui permettent d’éviter la pollution.

Les biens nocifs tels que les aliments hautement transformés de valeur nutritionnelle minimale sont liés à des externalités et à un manque d’information. Ces défaillances des marchés ont sur les consommateurs des effets néfastes, mais qui peuvent être inconnus en raison d’une information imparfaite. Parfois, les consommateurs les ignorent en raison de la satisfaction qu’ils tirent de leur consommation21. Ces biens sont très présents dans la mauvaise alimentation (comme celle qui manque de diversité, est riche en graisses et en sucres et a une faible valeur nutritionnelle) et peuvent nuire à la santé humaine en raison de leur lien bien établi avec l’obésité, la malnutrition et les maladies non transmissibles. En conséquence, ils engendrent des coûts cachés à long terme, principalement sous la forme de pertes de productivité du travail, et peuvent générer des externalités si le système de santé est financé par les contribuables, ce qui fait peser une charge directe sur l’ensemble de la société. Les gouvernements peuvent décourager la consommation de biens nocifs de la même manière qu’ils s’attaquent aux externalités, par exemple par des campagnes de sensibilisation ou la taxation. Toutefois, une réglementation ou une fiscalité destinée à limiter la consommation de ces biens emporte généralement moins l’adhésion que pour les externalités classiques19.

Le poids commercial, soit la capacité relative d’un acteur de manipuler le prix d’un produit ou d’un intrant22, est associé à la concentration du marché et peut également entraîner des pertes pour la société. C’est le cas, par exemple, lorsque les intrants agricoles sont fournis par une ou quelques entreprises seulement, ce qui leur permet d’en fixer le prix à un niveau supérieur à leurs coûts marginaux. Un autre exemple est celui où de nombreux agriculteurs doivent vendre leur production par l’intermédiaire d’un nombre très limité de négociants, par exemple sur les marchés de gros, où les grossistes peuvent fixer le prix de la production à un niveau inférieur au bénéfice marginal. Dans les deux cas, le poids commercial désavantage les producteurs et peut les marginaliser économiquement, les poussant dans la pauvreté. En outre, le bien-être social est réduit, les producteurs étant contraints de fonctionner à un niveau sous-optimal, ce qui, dans ce cas, affecte la disponibilité en aliments, dimension importante de la sécurité alimentaire dans toute société.

Les marchés manquants, ou les défaillances du marché dues à l’absence totale d’un produit ou d’un service, peuvent également entraîner des pertes sociales, en particulier pour les groupes vulnérables, ce qui accroît leur marginalisation. Par exemple, dans de nombreux pays à faible revenu ou à revenu intermédiaire, les marchés de l’assurance et du crédit sont souvent absents ou ne fonctionnent pas pour les petits producteurs. Cela influe sur leurs décisions d’investissement et les oblige à fonctionner à un niveau sous-optimal, ce qui a des conséquences néfastes directes sur leur sécurité alimentaire et leurs moyens de subsistance. Cela a également des incidences plus larges pour la société en termes de production inférieure à l’optimum. En outre, les petits producteurs n’ont pas la possibilité de financer l’adoption de technologies qui améliorent la viabilité écologique.

Les biens publics sont des biens et des services souhaités et appréciés par la société, mais que les marchés ne parviennent pas à fournir. Les pouvoirs publics doivent donc intervenir pour les soutenir ou les réglementer. Les biens publics présentent généralement un degré élevé (au moins) de non-rivalité et de non-exclusion, ce qui n’incite guère les acteurs privés à les fournir. Dans le contexte des systèmes agroalimentaires, les exemples les plus marquants sont la sécurité alimentaire et la sécurité sanitaire des aliments. Bien que la nourriture elle-même soit un bien privé, assurer la sécurité alimentaire et la nutrition (la disponibilité, l’accessibilité et l’abordabilité permanentes d’aliments nutritifs) est un bien public, car sa garantie nécessite un soutien public. Il en va de même pour la sécurité sanitaire des aliments, qui nécessite une autorité publique pour fixer des normes et les faire respecter23. L’eau propre, l’air pur et la biodiversité sont d’autres exemples de biens publics, leur fourniture nécessitant un soutien et une réglementation publics.

Les défaillances des institutions et les défaillances des politiques peuvent également être à l’origine des coûts cachés des systèmes agroalimentaires. Ces défaillances sont liées et peuvent se chevaucher en fonction du contexte. Les défaillances des institutions se produisent lorsque les institutions – gouvernements, marchés, propriété privée et gestion collective24 – ne fournissent pas le cadre nécessaire au développement, tandis que les défaillances des politiques se produisent lorsqu’une politique, même couronnée de succès à certains égards minimes, n’atteint pas fondamentalement les objectifs que ses partisans s’étaient fixés25.

Les défaillances des institutions, par exemple, entravent la fourniture de biens publics. Par exemple, pour que la sécurité sanitaire des aliments soit garantie, il faut qu’il y ait des institutions et des autorités qui fixent des normes et les fassent respecter. Le manque de transparence et une obligation de rendre compte insuffisante – qui est l’un des types de défaillance institutionnelle – de ces entités réduit le temps de réaction après la découverte d’aliments contaminés, ce qui ralentit et complique le rappel de ces aliments26.

De même, la corruption, soit l’abus de pouvoir à des fins privées27, crée divers degrés d’inefficacité dans l’utilisation des ressources et d’injustice dans la répartition des avantages. Par exemple, sa prévalence dans les institutions chargées de délivrer les titres de propriété crée un coût informel élevé pour ceux qui tentent d’enregistrer ou de transférer des terres, ce qui rend les services d’administration foncière inaccessibles à ceux qui n’ont pas les moyens de payer les frais illégaux28, 29.

Les droits de propriété inexistants ou mal définis constituent un autre type important de défaillance des institutions, car ils découragent l’investissement et peuvent conduire à une utilisation non durable des ressources. Par exemple, les agriculteurs ne sont guère incités à investir dans des techniques de préservation des sols si la terre qu’ils exploitent ne leur appartient pas ou peut leur être retirée à tout moment17. De même, le libre accès peut conduire à l’épuisement des ressources en raison de l’absence de droits de propriété. Les ressources en poissons en sont un exemple: elles peuvent être durables et se reconstituer tant que le taux de capture est inférieur au taux de reproduction. En l’absence de contrôles, chaque navire de pêche est incité à prélever autant de poissons que possible dans l’océan, souvent à un rythme plus rapide que celui auquel les poissons peuvent se reconstituer naturellement17. Pour garantir, cependant, une activité appropriée, il faut des politiques et des dispositions institutionnelles. Si les quotas ne reflètent pas le bon taux de reconstitution des stocks ou si les institutions n’ont pas la capacité de les faire respecter, il en résultera une défaillance des institutions et des politiques.

Les situations où l’on a des profiteurs peuvent également être à l’origine d’une défaillance institutionnelle, par exemple lorsque des agriculteurs qui ne sont pas membres d’une coopérative profitent de cette dernière pour améliorer leur position sur le marché sans pour autant contribuer à l’effort commun.

Les défaillances des institutions peuvent également résulter d’une gouvernance décentralisée lorsque le niveau infranational dispose d’un certain degré d’autorité politique distincte et peut nuire à la cohérence dans l’exécution des politiques, ainsi qu’à leur efficacité, ce qui entraîne une défaillance30, 31. Par exemple, la gouvernance des terres et des ressources naturelles est souvent fragmentée et contestée par différents acteurs, institutions et cadres juridiques locaux, nationaux et mondiaux. Cela peut entraîner des conflits, de l’insécurité, la dépossession et la dégradation des terres et des ressources naturelles, avec des conséquences négatives disproportionnées pour les plus vulnérables.

Les conflits entre services administratifs sont un autre facteur de défaillance institutionnelle, qui se produit lorsqu’une administration agit à l’encontre des efforts que fait une autre administration pour préserver des ressources24, 32, ce qui crée une méfiance entre les institutions, avec des répercussions négatives sur leur capacité à fournir et à atteindre leurs objectifs en temps voulu.

D’autres facteurs peuvent être à l’origine de défaillances des politiques, notamment des attentes trop optimistes de la part des responsables. C’est le cas lorsque ces derniers sous-estiment les délais de réalisation, les coûts et les risques liés à certains objectifs et/ou surestiment les avantages de certaines politiques30, 33. Ces politiques insuffisamment étayées peuvent ne pas s’appuyer sur une évaluation scientifique solide. C’est le cas, par exemple, lorsque des responsables partent du principe que l’aquaculture peut continuer à croître à son rythme actuel, voire plus rapidement, et qu’il n’est donc pas nécessaire de se préoccuper de la préservation des stocks de poissons sauvages, puisque la demande mondiale de poisson peut être satisfaite grâce à l’élevage34.

Les aléas des cycles politiques peuvent également causer certaines défaillances. Des décideurs peuvent ne pas être tenus comptables des résultats de leur politique parce qu’ils ont quitté leurs fonctions ou «sont passés à autre chose»30. Or, la mise en place de systèmes agroalimentaires durables et résilients nécessite des investissements qui prennent du temps avant que leur impact ne se fasse sentir sur le terrain, par exemple dans la recherche agricole, l’intégration des services tout au long de la chaîne de valeur et l’application de technologies de production intelligentes et vertes. Les aléas des cycles politiques peuvent conduire à ce que ces investissements soient inférieurs aux niveaux optimaux et davantage alignés sur des objectifs de court terme13.

L’un des principaux types de défaillance des politiques évoqués dans le présent rapport – en particulier dans le chapitre 2 – est la défaillance de la répartition. Il s’agit d’une situation dans laquelle les politiques publiques ne parviennent pas à garantir à l’ensemble de la population un niveau minimum de revenu décent susceptible de la protéger contre différentes formes de privation telles que la pauvreté, l’insécurité alimentaire et la malnutrition, alors que les ressources nécessaires à cette fin sont disponibles. Par exemple, de nombreux travailleurs des systèmes agroalimentaires sont pauvres malgré les abondants bénéfices en aval des filières alimentaires. De plus, quelque 735 millions de personnes souffrent de sous-alimentation malgré la disponibilité de calories suffisantes dans les systèmes agroalimentaires mondiaux35.

En résumé, les défaillances des marchés, des institutions et des politiques sont liées entre elles et peuvent se chevaucher en fonction du contexte. Il est essentiel que les coûts cachés des systèmes agroalimentaires, dont beaucoup sont liés à ces défaillances, soient analysés, évalués et appréciés au moyen d’une comptabilité rigoureuse, et que ces informations soient utilisées pour les réduire ou les éviter tout en maximisant les avantages36. Il faut donc que les gouvernements, les entreprises et les consommateurs intègrent la prise en compte de données probantes dans leur processus décisionnel pour pouvoir gérer et atténuer ces coûts au bénéfice de la société. Le principal défi sera de faire en sorte que cet appariement fasse partie intégrante des activités et des transactions quotidiennes dans l’ensemble des systèmes agroalimentaires.

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