Dans la section précédente, les auteurs ont examiné l’intérêt économique de la mécanisation motorisée, soulignant les possibilités que celle-ci offre en améliorant la résilience, la productivité et l’efficience d’utilisation des ressources, ainsi qu’en réduisant la pénibilité du travail humain et les pénuries de main-d’œuvre. Ils ont aussi fait valoir que, dans certaines circonstances, l’énergie manuelle et animale peut encore amener des progrès. La présente section est consacrée à l’intérêt économique des investissements dans les technologies d’automatisation numérique. Les progrès obtenus sur les plans de la productivité, de l’efficience d’utilisation des ressources et des économies de main-d’œuvre ont joué un rôle clé dans l’adoption de ces technologies. Cependant, celles-ci ne sont pas sans entraîner des coûts, et beaucoup d’entre elles imposent des investissements initiaux massifs et ne peuvent être correctement mises en œuvre sans compétences et connaissances spécifiques. Par ailleurs, les agriculteurs peuvent hésiter à investir dans certaines innovations qui sont trop éloignées des traditions et des normes culturelles et sociales. En ce cas, il peut être nécessaire que les pouvoirs publics et les prestataires de services interviennent pour expliquer les avantages attendus des investissements dans ces technologies. Dans ce cadre, la conduite d’essais, d’expériences et d’analyses coûts-avantages pourrait être un moyen d’établir la confiance nécessaire.
L’évaluation de l’intérêt économique des technologies d’automatisation numérique appliquées à l’agriculture est rendue difficile par le peu d’informations disponibles sur leur rentabilité. Exception faite de la mécanisation motorisée, les technologies d’automatisation numérique sont récentes, et les données relatives à leur adoption sont éparpillées et peu homogènes (voir le chapitre 2). De même, les informations sur les avantages économiques sont très variables et dépendent dans une certaine mesure du degré d’adoption des différentes technologies dans l’agriculture29. C’est pourquoi le présent exposé s’appuie principalement sur les résultats de deux études techniques réalisées pour ce rapport30, 31. Ces deux études reposent sur 27 études de cas, qui s’articulent autour d’entretiens menés auprès d’informateurs clés dans toutes les régions du monde. Les éléments qui en sont issus sont donc principalement de nature qualitative, reflétant l’expérience des prestataires de services d’automatisation numérique ou – dans une moindre mesure – des représentants des producteurs agricoles. Les 27 études de cas couvrent l’ensemble des régions du monde et des systèmes de production agricole (cultures, élevage, aquaculture et agroforesterie). Elles décrivent des solutions agricoles novatrices liées à la mécanisation motorisée ou à l’automatisation numérique, susceptibles d’être étendues ou déjà déployées à grande échelle, qui s’adressent aux exploitations petites ou grandes. Elles reflètent le point de vue des prestataires de services plutôt que celui des producteurs agricoles en tant qu’utilisateurs finaux. (Une description succincte de chaque étude de cas et de la méthode utilisée figurent à l’annexe 1a.)
Préparation au changement d’échelle des technologies d’automatisation de l’agriculture: cadre d’étude
Les technologies décrites dans les 27 études de cas menées dans les différentes régions du monde varient considérablement en ce qui concerne la préparation à la mise en œuvre. La figure 6 indique, pour chaque catégorie de technologie, les solutions ayant atteint chacune des quatre phases de la préparation au changement d’échelle. Les solutions parvenues à maturité concernent, en majeure partie, l’automatisation de l’élevage et la conversion numérique à l’échelle de l’exploitation entière. Le matériel et les machines entièrement automatisés qui sont adaptés à la production animale offrent d’excellentes perspectives pour ce qui est des économies financières et des gains de productivité (voir l’encadré 13).
Encadré 13ÉVOLUTION DE L’INTÉRÊT ÉCONOMIQUE DES SYSTÈMES DE TRAITE ROBOTISÉE
Les technologies d’automatisation gagnent du terrain dans le secteur de l’élevage. C’est le cas en particulier des systèmes de traite robotisée, utilisés dans les pays à revenu élevé32. Cette technologie présente un double avantage économique, en permettant de réaliser des économies de main-d’œuvre (de 18 à 30 pour cent, selon les estimations)33 et en augmentant la production de lait (de 10 à 15 pour cent par vache)33, 34, 35. Les données indiquent que les petites et moyennes fermes laitières (100 à 300 vaches) ont été les premières à adopter la traite robotisée, sous l’impulsion de jeunes agriculteurs qui voyaient dans cette technologie un moyen d’améliorer et d’assouplir leurs conditions de travail, en les dispensant de la nécessité de traire les animaux deux ou trois fois par jour. L’intérêt économique de la traite robotisée repose davantage sur une organisation souple du travail et une amélioration de la qualité de vie que sur des avantages strictement économiques pour les petites exploitations. Néanmoins, des données plus récentes indiquent que les grandes fermes laitières (plus de 1 000 vaches) adoptent à leur tour ces systèmes pour faire face aux pénuries de main-d’œuvre29. Compte tenu de leurs coûts de départ, les robots de traite ne sont pas viables pour les très petites fermes, qui se trouvent essentiellement dans des pays à faible revenu et des pays à revenu intermédiaire; ils peuvent en revanche être intéressants pour les élevages commerciaux qui disposent de troupeaux relativement importants.
Pour ce qui est des technologies en phase de changement d’échelle, la figure 6 présente un large éventail de catégories, parmi lesquelles les solutions numériques non incorporées (voir le glossaire), les systèmes d’aéronef sans équipage à bord (UAS, plus connus sous le nom de drones) et la télédétection, les solutions de mécanisation associées à des systèmes mondiaux de navigation par satellite (GNSS), les technologies à taux variable (TTV) et les solutions de serriculture. L’abondante littérature produite dans les années 1990 pour présenter les avantages des technologies utilisant les GNSS36 ont facilité leur diffusion. Tel n’a pas été le cas pour les TTV, en revanche, les données relatives à leur rentabilité n’étant pas concluantes (voir le chapitre 2)29.
FIGURE 6 NIVEAUX DE PRÉPARATION AU CHANGEMENT D’ÉCHELLE DES TECHNOLOGIES D’AUTOMATISATION NUMÉRIQUE
Parmi les solutions qui sont encore au stade proche de la mise sur le marché ou à l’état de prototype, on trouve essentiellement l’automatisation avancée et la robotique appliquées à l’agriculture de plein champ, à la serriculture et à l’aquaculture, ainsi que les UAS servant à la détection et à l’application d’intrants. Certaines technologies ont déjà fait la preuve de leur rentabilité et se substituent progressivement au travail manuel dans les pays à revenu élevé, où elles exécutent un large éventail de tâches telles que l’irrigation, le dépistage des organismes nuisibles, la récolte et le désherbage, ou encore la sélection et la cueillette des fruits. Rien n’indique en revanche que ces technologies soient utilisées dans les pays à faible revenu et les pays à revenu intermédiaire.
Bon nombre de solutions n’ont pas encore dépassé les premières étapes du développement et de la commercialisation, et leur intérêt économique n’est pour l’instant pas établi. Parmi les 27 études de cas, certaines entreprises proposent des solutions qui sont encore à l’état de prototype (GRoboMac et Seed Innovations), tandis que d’autres offrent des solutions proches de la mise sur le marché (Atarraya, Food Autonomy, GRoboMac, Harvest CROO Robotics, Hortikey et UrbanaGrow, par exemple). On trouve plusieurs exemples de solutions en phase de changement d’échelle (Aerobotics, Cattler, Cropin, ioCrops, SeeTree, SOWIT, TROTRO Tractor et Tun Yat, notamment) ou ayant atteint la maturité (Lely, ZLTO, ABACO, Egistic et Igara Tea). L’annexe 1 fournit de plus amples précisions sur la préparation au changement d’échelle de chaque technologie.
Les résultats des études de cas à la loupe
Du point de vue des prestataires de services, l’un des constats les plus importants qui se dégage des études de cas est que seulement 10 des 27 entreprises semblent être rentables et financièrement viables. Elles ont atteint la phase de la maturité (voir la figure 6), et la plupart se trouvent dans des pays à revenu élevé ou des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure et ont pour clients de grands producteurs, même s’il existe des exceptions (par exemple, une entreprise ougandaise de thé, qui s’adresse aux petits producteurs). Le fait que la plupart de ces entreprises opèrent dans des pays à revenu élevé – même si certaines ont vu le jour dans un pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, comme Aerobotics en Afrique du Sud, Atarraya au Mexique et Cattler en Argentine – laisse à penser que l’intérêt économique des investissements dans ces technologies est plus établi dans les pays à revenu élevé.
Du point de vue de l’utilisateur, plus d’un tiers des études de cas indiquent que ces solutions procurent des avantages aux agriculteurs, sous la forme de gains de productivité et d’efficience ainsi que de nouveaux débouchés. En Ouganda, par exemple, une solution numérique visant à améliorer la productivité et l’efficience de la culture du thé (Igara Tea) a permis à 7 000 agriculteurs d’accroître leur production de 57 pour cent en cinq ans. Une entreprise de location de machines située au Myanmar (Tun Yat) affirme faire gagner à tous les agriculteurs qui ont recours à ses services environ 240 USD supplémentaires par an; ce résultat s’explique principalement par l’amélioration de la qualité du battage et des manipulations, qui réduit le volume de pertes après récolte31. Dans trois autres cas portant, respectivement, sur l’élevage (GARBAL), les services de location de machines (TROTRO Tractor) et l’exploitation des arbres fruitiers (SeeTree), bien que les résultats des analyses de viabilité financière soient à ce jour peu probants, le fait que des agriculteurs paient déjà pour utiliser ces solutions signifie qu’investir dans ces technologies présente un intérêt économique. En l’absence d’informations sur cet intérêt, le nombre d’utilisateurs ou le volume d’investissements qu’une solution est parvenue à attirer peuvent donner une indication de sa viabilité financière. Dans cinq cas, par exemple, les prestataires de services ont communiqué le nombre de producteurs utilisant leurs services (Aerobotics, Cattler, Egistic, Lely et SOWIT), et dans deux cas, ils ont indiqué le volume d’investissements reçu par l’entreprise (Atarraya et Harvest Croo Robotics).
Beaucoup de ces technologies en sont encore au stade préliminaire, et leur intérêt économique n’est pas établi pour l’instant. Il faudra recueillir davantage de données probantes en procédant à des analyses coûts-avantages pour mieux comprendre comment les technologies peuvent être adaptées à des contextes déterminés (l’encadré 14 donne un exemple qui concerne l’Europe).
ENCADRÉ 14IMPACT DU PROJET DE PULVÉRISATEUR NUMÉRIQUE POUR VERGERS DE L’UNION EUROPÉENNE: ÉLÉMENTS RECUEILLIS EN POLOGNE ET EN HONGRIE
L’Union européenne a investi 20 millions d’euros dans le projet SmartAgriHubs, axé sur la conversion de l’agriculture européenne aux technologies numériques. L’une des composantes du projet, la Smart Orchard Spray Application, a pour objectif d’optimiser l’efficience et la qualité du traitement dans les vergers en utilisant des technologies de pulvérisation intelligentes en association avec des dispositifs IdO (internet des objets). Les pulvérisateurs IdO permettent de réduire sensiblement la consommation de produits phytosanitaires, dans la mesure où ils s’adaptent automatiquement aux différentes zones des vergers ainsi qu’à l’état de chaque plante. En outre, l’intégration du nuage de la Smart Orchard Spray Application aux processus et logiciels actuellement mis en œuvre par les agriculteurs contribue à améliorer l’efficience, la rentabilité et la durabilité de la production alimentaire. Grâce à sa traçabilité, la technologie peut aussi améliorer la sécurité sanitaire et la qualité des aliments. Chaque année, elle peut faire économiser aux producteurs 517 euros de carburant par hectare, réduire leurs dépenses en pesticides de 25 pour cent et accroître leurs recettes grâce à une prise de décision améliorée.
Les informations recueillies à ce jour jettent un éclairage sur certains des déterminants de l’adoption de l’automatisation numérique et des facteurs qui y font obstacle. Premièrement, une augmentation du taux d’adoption d’une solution peut être interprétée comme le signe, d’une part, que cette solution effectue les tâches agricoles correctement, et d’autre part, que les agriculteurs savent l’utiliser. Une étude de cas consacrée à la conversion numérique dans la culture et l’élevage (ZLTO) montre que les producteurs agricoles manquent souvent de temps pour se familiariser avec les nouvelles solutions, en particulier celles qui ne sont pas directement intégrées aux machines; à l’inverse, lorsque les nouvelles machines agricoles sont déjà équipées d’appareils GNSS, l’adoption de cette technologie – qui permet de positionner la machine de façon plus précise pendant les travaux – s’en trouve facilitée31.
L’une des principales raisons pour lesquelles les producteurs agricoles sont réfractaires aux technologies d’automatisation numérique est le manque généralisé de compétences numériques et la méconnaissance des avantages que peuvent apporter ces solutions. À ces facteurs s’ajoute une résistance au changement, généralement associée au vieillissement de la population agricole. Ces aspects sont soulignés par des études de cas menées dans différentes régions (Abaco en Europe, ioCrops en République de Corée, Seed Innovations au Népal, SeeTree en Amérique, en Europe et en Afrique du Sud, TraSeable Solutions aux Fidji et dans d’autres pays du Pacifique, et Tun Yat au Myanmar) et ne se limitent pas aux pays à faible revenu et aux pays à revenu intermédiaire. Pour cette raison, le changement générationnel apparaît comme un facteur clé de l’adoption, les jeunes agriculteurs étant perçus comme des agents essentiels de la transformation numérique des exploitations familiales et de leur passage à l’automatisation avancée. Il ressort de trois études de cas menées aux États-Unis d’Amérique et en République de Corée (ioCrops) (Atarraya et Cattler) que les jeunes agriculteurs semblent être plus ouverts à l’innovation. Le renforcement des capacités est donc fondamental pour encourager l’adoption.
Autre facteur qui peut favoriser ou au contraire décourager l’adoption, l’attitude à l’égard du risque. Deux études de cas (Aerobotics et Cattler) indiquent que les grands producteurs sud-africains et argentins, respectivement, sont généralement plus dynamiques et plus ouverts aux solutions d’automatisation numérique que leurs homologues des États-Unis d’Amérique. La raison principale en est que ces derniers se sentent moins exposés aux risques du marché, tandis que les premiers ont besoin d’être plus compétitifs sur le marché international. De fait, le dynamisme et la propension à la prise de risque des producteurs argentins et sud-africains sont sans doute liés à leur exposition à la concurrence internationale, qui favorise l’adoption de nouvelles technologies.
Les autres déterminants de l’adoption – également évoqués au chapitre 2 – comprennent les pénuries de main-d’œuvre (notamment saisonnière, comme le signalent GRoboMac, Igara Tea, SOWIT et TROTRO Tractor) et des conditions de travail plus sûres et moins pénibles (voir les cas de Lely et SOWIT). Une observation intéressante de TROTRO Tractor est que les pénuries de main-d’œuvre sont un puissant facteur d’adoption parmi les agricultrices, qui peinent davantage à recruter du personnel que leurs homologues masculins. En outre, les femmes effectuent leurs travaux agricoles plus tard, une fois que les hommes n’ont plus besoin des machines. Des solutions telles que TROTRO Tractor permettent aux femmes d’avoir du matériel à leur disposition, indépendamment de l’utilisation qu’en font les hommes30. Autre constat intéressant, la pandémie de covid-19 a été citée comme un facteur incitatif dans deux études, la nécessité de réduire ou d’éviter les contacts physiques ayant renforcé l’attrait des solutions numériques (voir l’encadré 15).
Encadré 15LA PANDÉMIE DE COVID-19 A AIGUISÉ L’INTÉRÊT POUR LES TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES: ÉLÉMENTS RECUEILLIS DANS LE CADRE DE DEUX ÉTUDES DE CAS
Parmi les 27 études de cas réalisées pour ce rapport, deux ont mis en évidence le rôle de la pandémie de covid-19 en tant que facteur incitant à l’adoption de technologies. TROTRO Tractor, qui opère dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, a indiqué que la pandémie avait largement encouragé l’utilisation de ses services. Sa plateforme a rendu les activités de culture possibles malgré les restrictions relatives aux déplacements, et l’adoption des services a été facilitée par un système de bons électroniques.
TraSeable – dont l’application mobile, assortie d’outils numériques simples, permet aux agriculteurs du Pacifique de se tenir informés de l’actualité dans le secteur agricole – a également indiqué que la pandémie de covid-19 avait favorisé l’adoption de son produit. D’après la personne interrogée, la hausse impressionnante des téléchargements de cette application sortie en 2020 s’explique en partie par les restrictions des contacts en face-à-face mises en place pour juguler la propagation de la pandémie.