L’égalité des genres, en d’autres termes la possibilité pour les femmes de participer au secteur de la pêche et de l’aquaculture, de s’y engager et d’en tirer profit, pleinement et sur un pied d’égalité avec les hommes, est un point fondamental si l’on veut parvenir à la durabilité et à l’inclusivité (FAO, 2020m).
Les femmes représentent la moitié de la main-d’œuvre totale des chaînes de valeur de la pêche et de l’aquaculture et y jouent des rôles cruciaux, mais la part d’entre elles travaillant dans le secteur informel et occupant les positions les moins payées, les plus précaires et les moins qualifiées est largement et injustement disproportionnée. Dans le secteur aquacole, elles représentent 28 pour cent de la main-d’œuvre du secteur primaire, 18 pour cent dans le secteur de la pêche, et environ 50 pour cent dans les parties avant et après récolte de la chaîne de valeur. Mais les femmes ne sont pas seulement la colonne vertébrale des économies rurales (FAO, 2020m), elles contribuent de façon considérable à la sécurité alimentaire et à la nutrition des ménages, tout en assumant la responsabilité des tâches ménagères et des tâches d’aide et de soin dans leur foyer. Très souvent, les rôles que les femmes endossent sont fortement influencés par les contextes social, culturel et économique dans lesquels elles vivent; elles ont aussi fréquemment à subir des contraintes liées au genre, qui entravent leur agencéité (c’est-à-dire leur capacité à faire des choix et à y donner suite) et les empêchent de profiter pleinement de leur rôle dans le secteur.
La notion de genre ne renvoie pas à la distinction entre homme et femme (il s’agit alors du sexe, en d’autres termes des caractéristiques biologiques qui distinguent hommes/femmes/intersexuels), mais à une construction sociale spécifique d’un contexte et d’une époque. Elle désigne les attributs sociaux et les possibilités associés au fait d’être un homme ou une femme. Le genre renvoie donc aux rôles, aux comportements, aux activités et aux attributs qu’une société donnée, à une époque donnée, considère comme convenant à un homme ou une femme. En outre, cette notion fait référence à la relation des femmes entre elles, des hommes entre eux, et des premières avec les seconds, et détermine ce que l’on attend des femmes ou des hommes, ce qui leur est permis et ce qui est apprécié chez les unes ou les autres, dans un contexte donné.
Ces attentes genrées déterminent dans une large mesure comment les femmes et les hommes participent à la chaîne de valeur de la pêche et de l’aquaculture dans son ensemble et dans quelle mesure ils tirent profit de cette participation. La notion d’intersectionnalité éclaire une nuance cruciale dans cette façon d’appréhender les rôles et les avantages. Il faut considérer que les intersections entre les différentes dimensions sociales (non seulement le genre, mais aussi la classe, l’âge, l’appartenance ethnique, la race, la caste, la religion et l’orientation sexuelle), qui représentent les multiples composantes de l’identité, peuvent aboutir à un croisement et une aggravation des inégalités, non seulement entre les femmes et les hommes, mais aussi entre les femmes et entre les hommes.
L’intersectionnalité doit faire partie de l’analyse, afin d’éclairer la position sociale des individus ainsi que leur niveau d’accès au pouvoir ou leur degré d’oppression et leurs vulnérabilités, ce qui permet ensuite de définir le rôle qu’ils jouent dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture (sous la direction de Williams et al., 2012). Omettre de tenir compte de cette combinatoire peut conduire à exclure involontairement les groupes les plus vulnérables et crée des risques de renforcement et d’aggravation des inégalités au sein des communautés de pêcheurs et d’aquaculteurs (Ferguson, 2021).
Tout comme les femmes ne constituent pas un groupe homogène, les rôles qu’elles tiennent dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture varient considérablement, de la récolte de mollusques, de crustacés et d’algues marines à la transformation et à la commercialisation des produits halieutiques et aquacoles10, en passant par la pêche artisanale et la réparation de filets (encadré 32). Cela étant, il y a une constance dans la dynamique de genre, qui favorise les hommes plutôt que les femmes, et dans le contrôle exercé par le biais des rôles genrés (FAO, 2017d). Déjà accablées d’une triple charge de travail et fréquemment confrontées à une violence sexiste (Siles et al., 2019), les femmes, souvent, dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture:
- n’ont qu’un accès limité à l’information, à la vulgarisation et aux services financiers, aux infrastructures, à la protection sociale et à l’emploi décent;
- n’ont qu’un accès limité aux ressources physiques et aux ressources en capital;
- sont exclues des postes de décision et d’encadrement;
- retirent moins d’avantages de leurs activités et jouissent de moins de droits et de privilèges;
- n’ont que peu de contrôle sur les marchés, la façon dont les prix sont fixés et les interactions au sein des chaînes de valeur.
Encadré 32Réussites entrepreneuriales de femmes
PROJET D’AQUACULTURE AUX PHILIPPINES: RENFORCEMENT DES PETITS ENTREPRENEURS AQUACOLES – UNE ASSOCIATION DE FEMMES AUX PHILIPPINES
Aux Philippines, le Binmaley Rural Improvement Club (BRIC) – une petite association de femmes spécialisée dans l’élevage et la transformation du chano – est devenu l’un des acteurs clés de cette chaîne de valeur et de l’économie locale. L’association, qui a donné aux femmes la possibilité de s’organiser, offre un bon exemple d’entrepreneuriat féminin dans le secteur aquacole. La FAO a utilisé cette étude de cas dans le cadre d’un atelier de formation sur le développement des chaînes de valeur aquacoles et la participation à ces dernières: en partant de l’exemple de l’organisation BRIC et de ses activités, elle a montré comment des associations similaires pouvaient autonomiser les femmes sur le plan économique, favoriser le développement des communautés et engendrer des réussites entrepreneuriales remarquables. Les connaissances et les compétences des femmes étaient fondamentales – à la fois pour constituer une base solide permettant de réaliser efficacement diverses tâches et pour produire d’excellents produits transformés à partir de matières premières de haute qualité. Sur le plan entrepreneurial, les femmes se sont employées à optimiser l’efficience et la rentabilité, en exploitant leurs talents de cuisinière pour obtenir des produits à valeur ajoutée à partir des poissons d’élevage et pour diversifier leur offre tout en réduisant le gaspillage alimentaire. Avec cette autonomisation, les femmes ont amélioré leurs capacités de direction et ont apporté des revenus supplémentaires à leur famille; parallèlement, elles ont contribué au développement de l’entrepreneuriat aquacole dans le secteur local et à la promotion de l’égalité des genres sur le long terme.
PROJET FONDÉ SUR LES ALGUES MARINES AU KENYA: APPUI À LA MARICULTURE DANS LE CADRE D’UNE APPROCHE ÉCOSYSTÉMIQUE (TCP/KEN/3502) – GROUPES D’ENTRAIDE
En 2015, le Gouvernement kényan a demandé l’assistance technique de la FAO, qui a répondu en lançant un projet destiné à autonomiser les petits agriculteurs et à les former à produire des algues marines, des moules, des huîtres, des crabes et des chanos. Kibuyuni Seaweed Women est l’un des cinq groupes bénéficiaires de ce projet qui a facilité la construction de séchoirs dotés de claies surélevées permettant de faire sécher les produits récoltés en toute sécurité. L’objectif était de réduire les pertes après récolte et d’augmenter la qualité des produits pour en obtenir un meilleur prix sur les marchés. Dans le cadre du projet, le groupe Kibuyuni Seaweed Women a également été mis en relation avec une entreprise internationale qui achetait des algues séchées; à la fin du cycle du projet, il comptait 52 membres et avait été enregistré en tant que groupe d’entraide auprès du Gouvernement kényan.
L’histoire de Tima Mwalimu Jasho, une productrice d’algues qui a utilisé une partie de ses économies pour construire une maison de deux pièces qu’elle a mise en location, témoigne de la réussite du projet: après une formation de la FAO sur la phycoculture au Kenya, la vente de 41 tonnes d’algues a rapporté plus de 13 000 USD. La productrice confie: «Nous vivions dans la pauvreté, inconscients d’avoir à portée de main quelque chose qui pouvait nous aider à bâtir notre avenir.»
Les membres du groupe ont augmenté les bénéfices qu’ils tirent de la phycoculture grâce à la formation sur les meilleures pratiques de gestion et sur l’ajout de valeur dans ce secteur qui leur a été dispensée dans le cadre du projet. Le groupe fournit des algues brutes aux acheteurs, et génère des revenus supplémentaires grâce à un large éventail de produits à valeur ajoutée, tels que des jus, des biscuits, des gâteaux, des salades de légumes, des savonnettes, des savons liquides et d’autres articles cosmétiques. Les revenus tirés de la vente d’algues brutes et de produits à valeur ajoutée ont progressivement amélioré le niveau de vie des communautés. La plupart des bénéficiaires sont des femmes: leurs activités leur ont permis d’avoir de quoi se nourrir, de bâtir des maisons, d’éduquer leurs enfants et d’acheter de meilleurs matériaux de construction pour leurs habitations.
Le projet a pris fin en 2017, mais les avantages sont encore évidents. Cette initiative pilote a été une réussite pour le groupe d’entraide Kibuyuni Seaweed Women, qui s’est depuis transformé en société coopérative d’épargne et de crédit, la Kibuyuni Seaweed Farmers Association.
Les discriminations fondées sur le genre ne sont pas seulement préjudiciables aux femmes, elles pénalisent aussi lourdement le secteur de la pêche et de l’aquaculture du fait des pertes de productivité et d’efficience et des occasions manquées pour les femmes d’innover et de créer des entreprises.
Réaliser l’égalité des genres est encore plus urgent dans le contexte de la pandémie de covid-19, qui s’est révélée être un vecteur et un révélateur d’inégalités, exacerbant les discriminations déjà présentes dans le secteur. Lorsque les écoles ont fermé et que les systèmes de santé se sont retrouvés surchargés alors qu’ils tentaient d’endiguer la pandémie, la division genrée des soins et travaux domestiques non rémunérés qui consigne les femmes et les filles dans leur rôle d’aidantes familiales s’est accentuée. Pour compliquer encore leur situation, les femmes et les filles ont eu des difficultés à accéder aux services de santé et aux services de santé sexuelle et génésique. Pire encore, on a pu observer dans le monde un accroissement des violences domestiques et sexistes ainsi que des abus sexuels et de l’exploitation. Les femmes constituent une population vulnérable et exposée car, depuis toujours, elles interviennent essentiellement dans les activités après récolte, notamment les activités en aval telles que la transformation des produits d'origine aquatique11, la vente de poisson frais, le stockage, l’emballage et la commercialisation. Leur vulnérabilité est renforcée par le fait qu’elles doivent nécessairement poursuivre leurs activités afin de conserver leur revenu et de nourrir leur famille (Misk et Gee, 2020).
Intégration des questions de genre dans la pêche et l’aquaculture
Le but de la Politique de la FAO sur l’égalité des sexes est clair: «Parvenir à l’égalité entre les femmes et les hommes dans le développement agricole et rural durable afin d’éliminer la faim et la pauvreté» (FAO, 2015b). Définie simplement, l’égalité des genres désigne une situation dans laquelle les femmes et les hommes jouissent des mêmes droits fondamentaux, des mêmes droits légaux et des mêmes possibilités dans la vie civile et politique, et l’outil élaboré par la FAO pour permettre une prise en compte systématique de la question du genre peut aider à y parvenir. Il faut pour cela évaluer les incidences sur les femmes et sur les hommes de toute action prévue, notamment dans la législation, les politiques ou les programmes, dans tous les secteurs et à tous les niveaux. Cela permet d’incorporer les préoccupations et les expériences des femmes aussi bien que celles des hommes dans l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des politiques et des programmes dans tous les domaines – politique, économique et social – de sorte que femmes et hommes bénéficient d’avantages égaux et que l’inégalité ne puisse se perpétuer. Le but ultime est d’atteindre l’égalité des genres. Ce point est intégré dans l’ODD 5 – Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles –, qui est un objectif distinct explicite et une question transversale, ainsi qu’un déterminant d’un développement durable tenant compte des questions de genre dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi on ne cesse de réaffirmer que, si l’on n’intègre pas systématiquement une perspective d’égalité des genres dans la mise en œuvre et le suivi des ODD, les progrès iront fatalement en s’amenuisant et le Programme 2030 ne sera pas réalisé (ONU-Femmes, 2021).
Les Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le cadre de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté (Directives sur la pêche artisanale) stipulent un engagement explicite en faveur de l’équité et de l’égalité entre femmes et hommes et créent un précédent en étant le premier instrument sur la pêche à aborder directement la question du genre (GAF, 2018). En 2018, la Déclaration de Santiago de Compostela pour l’égalité des chances dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture appelait à améliorer la situation des femmes qui travaillent dans la pêche et l’aquaculture en leur garantissant une égalité de chances (Venugopalan, 2018). L’année suivante, la FAO a accueilli le Colloque international sur la gestion durable des pêches (FAO, 2019f), qui a permis de mettre en lumière le rôle des femmes dans l’ensemble du secteur et d’insister sur la nécessité d’améliorer ce rôle et de le prendre pleinement en compte, et de faire de l’égalité des genres une priorité. En 2021, une déclaration fondamentale a été publiée: la Déclaration sur la durabilité de la pêche et de l’aquaculture du Comité des pêches de la FAO (voir la section intitulée «Atouts de la science pour la gestion de la pêche et de l’aquaculture»; FAO, 2021b).
La Déclaration du Comité des pêches note le rôle central des femmes dans le secteur de la pêche et de l’aquaculture et dans la concrétisation des ODD. Elle exprime la volonté des Membres de la FAO de «[faire] en sorte d’autonomiser les femmes en améliorant leur accès aux secteurs de la pêche et de l’aquaculture et en leur donnant des chances égales dans ces secteurs au moyen de politiques [qui leur soient] favorables». La Déclaration de Shanghai, adoptée par les participants à la Conférence mondiale sur l’aquaculture – Millénaire+20, défend l’égalité des genres et l’autonomisation des femmes dans le développement de l’aquaculture. Des directives relatives à l’aquaculture durable sont en cours d’élaboration pour aider les Membres de la FAO et toutes les parties prenantes à dialoguer et à élaborer des politiques et des mesures qui leur permettent de parvenir à un développement durable et équitable de l’aquaculture. L’égalité des genres et l’autonomisation des femmes y figurent à la fois en tant que modules thématiques et en tant que questions transversales, ce qui traduit la nécessité, d’une part, d’aborder spécifiquement ces deux questions fondamentales et, d’autre part, de les intégrer systématiquement dans toutes les dimensions de l’aquaculture (FAO, 2022).
Approches porteuses de transformation en matière de genre
Les approches porteuses de transformation en matière de genre ont été conçues comme un outil permettant d’exposer les causes profondes et l’étendue des inégalités et de la discrimination liées au genre, puis de s’attaquer à ces causes profondes en rééquilibrant les rapports de force au niveau des individus et de la société. Ce type d’approches constitue un outil puissant pour donner aux femmes et aux filles les moyens d’agir et faire évoluer en profondeur les milieux de la pêche et de l’aquaculture. Il faut cependant souligner que ces changements sont lents à se mettre en place et qu’ils ne peuvent s’opérer que si les hommes aussi et l’ensemble de la famille et de la collectivité se mobilisent et y contribuent. Cette méthode représente un moyen qui peut être, et a été, adapté aux contextes de la pêche et de l’aquaculture pour permettre à ce secteur de développer son plein potentiel en réalisant l’égalité des genres.
Les femmes, agentes du changement
Le travail d’intégration de la dimension de genre dans la pêche et l’aquaculture effectué par la FAO applique les méthodes propres aux approches porteuses de transformation dans ce domaine et concorde avec les quatre objectifs définis dans la Politique de la FAO sur l’égalité des genres (titre actuel: «Politique de la FAO sur l’égalité des sexes», document en cours de révision) (FAO, 2020):
- Les femmes et les hommes ont une voix et un pouvoir de décision égaux dans les institutions et organisations rurales s’agissant de mettre au point des cadres juridiques, des politiques et des programmes pertinents.
- Les femmes et les hommes sont égaux en matière de droits et d’accès aux ressources naturelles et productives et de contrôle sur celles-ci, pour contribuer à l’agriculture et au développement rural durables et en bénéficier.
- Les femmes et les hommes sont égaux en droits et disposent du même accès aux services, aux marchés et à un travail décent et exercent le même contrôle sur les revenus et les bénéfices qui en découlent.
- La charge de travail des femmes est réduite si leur accès aux technologies, aux pratiques et aux infrastructures est renforcé et qu’on favorise une répartition équitable des responsabilités, y compris au niveau du ménage.
Ce travail vise à faire croître le potentiel et les capacités que représentent les femmes des communautés de pêcheurs et d’aquaculteurs dans le monde, tout en reconnaissant qu’elles jouent un rôle essentiel dans la concrétisation de la transformation bleue12. Comme le déclare le Directeur général de la FAO:
Les femmes et les filles peuvent contribuer de manière décisive à la lutte contre la pandémie de covid-19 et, en particulier, à la transformation de nos systèmes agroalimentaires. Nous devons œuvrer de concert afin d’amorcer les changements nécessaires à l’autonomisation des femmes et des filles, notamment dans les zones rurales (FAO, 2021u).