Dans notre monde interconnecté, la superposition et l’intensification des risques entraînent des effets directs et indirects sur l’agriculture. Les risques sont omniprésents et progressent plus vite que nos efforts pour les réduire. L’interconnexion des systèmes mondiaux, dont font partie les systèmes alimentaires, accentue leur vulnérabilité dans un environnement de risque de plus en plus incertain et changeant. Les risques mondiaux tels que le changement climatique, la dégradation de l’environnement et l’appauvrissement de la biodiversité sont de nature existentielle et contribuent à l’aggravation du risque de catastrophe. Au-delà des conséquences directes des catastrophes, les effets indirects en cascade sont également substantiels, même au niveau mondial. La présente section s’intéresse à la nature systémique du risque du point de vue du secteur agricole.
Pouvoir se protéger des risques suppose non seulement d’évaluer les effets directs des catastrophes, mais aussi de comprendre comment ces effets se répercutent en cascade au sein d’un même secteur et d’un secteur à l’autre ainsi que dans les différentes zones géographiques, de mettre au jour les interactions entre les éléments des systèmes touchés lors d’un phénomène dangereux et d’appréhender les facteurs systémiques à l’origine des risques. Il convient à cet égard de tenir compte du contexte dans lequel le risque se manifeste, et notamment des résultats positifs ou négatifs des politiques et des mesures mises en œuvre. Si l’on ne s’attaque pas systématiquement à la vulnérabilité et à l’exposition aux aléas, ainsi qu’à d’autres crises concomitantes, le coût futur des dommages et des pertes ne fera que croître.
Cette partie du rapport s’appuie sur les analyses présentées dans la partie 2 pour faire davantage de lumière sur les facteurs de risque et l’exposition grandissante de l’agriculture aux risques systémiques. Elle se réfère pour cela à une série d’études de cas, choisies à l’aune de quatre critères: i) ampleur des effets; ii) disponibilité des données; iii) occurrence récente; et iv) répercussions avérées à des échelles allant du point d’origine de l’aléa jusqu’au niveau mondial. Les études de cas présentées reflètent les principaux facteurs de risque sous-jacents, à savoir le changement climatique, les pandémies et épidémies, et les conflits. Le nombre limité d’études de cas et de jeux de données disponibles réduit le volume de données probantes sur lequel appuyer les analyses. Par conséquent, bien que les catastrophes et les crises soient lourdes de répercussions pour les populations vulnérables telles que les femmes, les personnes âgées, les personnes handicapées, les migrants ou les populations autochtones, il n’a pas été possible à ce stade d’analyser ces sous-groupes en détail dans les études de cas retenues.
La première section de la partie 3 se concentre sur le changement climatique en tant que facteur de risque dans l’agriculture. Elle fait appel à une méthode de modélisation des impacts fondée sur la science de l’attribution pour isoler les effets produits par le changement climatique sur les rendements agricoles et l’augmentation du risque de catastrophe. Si les effets du changement climatique s’accentuent encore, certains phénomènes extrêmes risquent de devenir plus fréquents, et il faudra s’attendre de plus en plus à ce que leur intensité, leur durée ou leur étendue spatiale atteignent des niveaux sans précédent. Les analyses présentées dans cette section sont limitées en termes d’étendue géographique et de produits couverts, mais la méthode de modélisation utilisée offre des possibilités d’extension et de déploiement à plus grande échelle. Il est important de mieux comprendre l’influence qu’a pu exercer par le passé le changement climatique sur les rendements des cultures touchées par des catastrophes pour améliorer la compréhension de ce facteur dans l’évolution de l’environnement du risque.
La section suivante s’intéresse quant à elle aux effets des aléas biologiques (pandémies et épidémies), qui infligent eux aussi des dommages et des pertes considérables à l’agriculture et aux systèmes agroalimentaires. L’urgence liée à la covid-19 a été choisie comme exemple de pandémie, et la crise de la PPA comme exemple d’épidémie. Les auteurs analysent les effets mondiaux en cascade de ces catastrophes déclenchées par des aléas biologiques, ainsi que leurs interactions avec des facteurs de risque sous-jacents. Cette section est complétée par des informations sur les conflits armés en République arabe syrienne, en Somalie et en Ukraine, qui offrent des exemples parlants de cette catégorie de danger et des effets qu’elle engendre.
Ces études de cas contribuent à faire mieux comprendre la nature du risque et les effets en cascade des risques systémiques. Le changement climatique est responsable d’une augmentation de la fréquence et de l’intensité des aléas naturels. La pandémie de covid-19, qui a été en premier lieu une catastrophe de santé publique, a exacerbé les risques et les vulnérabilités existants et aggravé les pertes agricoles en restreignant l’accès aux ressources et aux services. La PPA est un exemple clair des répercussions systémiques de grande ampleur que peuvent avoir les maladies animales transfrontières non transmissibles à l’homme, notamment lorsqu’elles se conjuguent à d’autres catastrophes telles que la pandémie de covid-19. Dans les situations de conflit, l’effet cumulé des affrontements armés, des aléas divers, du changement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles amplifie le risque de catastrophe. Les conflits armés sont susceptibles d’accentuer l’exposition et la vulnérabilité sous-jacentes d’un pays et d’amoindrir sa capacité de faire face aux aléas de toutes sortes.
Toutes ensemble, ces trois sections mettent en évidence la nature systémique du risque, ainsi que la vulnérabilité et l’exposition grandissantes aux catastrophes qui caractérisent actuellement l’agriculture de plusieurs pays. Les enseignements et les recommandations issus de ces études montrent qu’il y a lieu de réorienter les politiques, les plans, les programmes et les investissements vers davantage de résilience.
Le changement climatique contribue à une augmentation de l’incidence des aléas, qui accentue le niveau de vulnérabilité et d’exposition et réduit la capacité de réaction des personnes et des systèmes5. Ses conséquences se manifestent non seulement par la perte de récoltes et de production agricole, mais aussi par la dévastation des moyens d’existence agricoles, qui entraîne une spirale de réactions en chaîne négatives aux effets durables aux niveaux domestique, communautaire, national, régional et même international.
L’agriculture est particulièrement exposée et vulnérable aux multiples changements et phénomènes qui interviennent dans le système climatique, ce qui se répercute sur la production agricole, la sécurité alimentaire et les moyens d’existence des agriculteurs (FIGURE 33). S’ils surviennent en même temps que d’autres catastrophes ou crises, provoquées par exemple par des aléas biologiques ou des conflits (traités plus loin dans la partie 3), les risques liés au changement climatique deviendront de plus en plus complexes et difficiles à gérer. Les aléas climatiques et météorologiques affectent d’ores et déjà la sécurité alimentaire, en particulier dans les régions de basse latitude, et on estime, avec un haut degré de probabilité, que les risques de changements abrupts et irréversibles et leurs répercussions augmenteront avec l’élévation du niveau de réchauffement de la planète. D’après le rapport du GIEC, les prix des céréales augmenteront de 1 à 29 pour cent d’ici à 2050 sous l’effet du changement climatique, et 1 à 183 millions de personnes supplémentaires seront menacées par la faim137. Il est essentiel de mieux comprendre l’influence du changement climatique sur les risques de catastrophe auxquels les systèmes alimentaires sont exposés pour comprendre de quelle manière ces systèmes en seront éprouvés, et les connaissances ainsi acquises devraient guider la conception des politiques, des programmes et des mécanismes de financement à mettre en œuvre pour rendre l’agriculture et les systèmes agroalimentaires plus résilients.
La méthode d’analyse exposée dans ce chapitre met l’accent sur les cultures agricoles. Elle isole la contribution du changement climatique et modélise les effets qu’il produit, tout en tenant compte des interactions entre divers aléas climatiques.
La science de l’attributions offre un point de départ pour estimer les effets du changement climatique sur les rendements agricoles et déterminer la mesure dans laquelle la production agricole subit l’influence des phénomènes extrêmes et à évolution lente aggravés par le changement climatique. Elle est définie comme l’évaluation et la communication des liens avec le changement climatique43,138, par exemple les liens entre les émissions de gaz à effet de serre et le climat et les phénomènes météorologiques extrêmes, ou les effets sur les systèmes humains et naturels. À partir de la synthèse de ces liens, on peut obtenir un tableau général des effets produits à ce jour par le changement climatique sur certains types d’aléas dans des régions données, le facteur d’incertitude étant fonction de l’aléa et de la région considérés139.
Pour démontrer l’efficacité de cette approche, la méthode privilégiée a consisté à estimer les pertes et les dommages infligés aux cultures les plus importantes sur le plan de l’économie et de la sécurité alimentaire pour quatre pays: le soja en Argentine, le blé au Kazakhstan et au Maroc et le maïs en Afrique du Sud. Le TABLEAU 5 résume les effets du changement climatique – qui englobe les changements à évolution lente ainsi que différents types de phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes – sur les anomalies de rendement, tels qu’ils sont mis en évidence par la science de l’attribution. Le résultat «attribution historique» indique quelle a été l’influence estimée du changement climatique à l’œuvre depuis l’ère préindustrielle sur les rendements en général au cours de la période 2000-2019. Cette influence est négative dans trois des quatre pays considérés. Son ampleur est démontrée au moyen de la meilleure estimation dont on dispose de l’impact du changement climatique sur le rendement moyen. Le résultat «attribution pour un phénomène spécifique» indique, de façon complémentaire, la mesure dans laquelle les rendements enregistrés au cours d’une année donnée sont devenus plus ou moins probables sous l’effet du changement climatique. Pour effectuer ce calcul, on choisit une année récente caractérisée par des rendements particulièrement faibles, et pour laquelle on dispose de données faisant état d’effets socioéconomiques substantiels. Une réserve importante s’impose néanmoins concernant les résultats: l’estimation de ces effets attribués est entourée d’une grande incertitude, et bien que l’on n’ait pas tenté de quantifier l’incertitude pour cette évaluation, tous les résultats doivent être considérés comme des approximations.
L’objectif de cette analyse est de déterminer l’influence du changement climatique sur les niveaux de rendement dans différents contextes. Les résultats de cette étude reposent sur la comparaison des rendements observés avec les distributions des rendements factuels et contrefactuels estimés pour les cultures du soja en Argentine, du blé au Kazakhstan et au Maroc et du maïs en Afrique du Sud (on trouvera dans l’annexe technique 3 une description plus précise des méthodes et des données utilisées).
Les rendements factuels sont les rendements simulés pour les conditions climatiques telles qu’elles ont réellement évolué, tandis que les rendements contrefactuels sont les rendements simulés pour les conditions climatiques qui auraient pu exister en l’absence d’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et d’autres facteurs de forçage climatique anthropique. À cette fin, on a élaboré un modèle statistique de rendement des cultures à variables multiples, qui s’appuie sur tout l’historique disponible des données d’observation du rendement des cultures140 et sur des données climatiques dérivées d’observations (20CRv3-W5E5).
Le modèle statistique de rendement est ensuite appliqué à un ensemble de données climatiques factuelles et contrefactuelles, extraites du projet d’intercomparaison des modèles de détection et d’attribution (DAMIP – Detection and Attribution Model Intercomparison Project)141, qui constitue une composante de la phase 6 du projet d’intercomparaison des modèles couplés (CMIP6 – Coupled Model Intercomparison Project Phase 6). L’ensemble de simulations historiques utilisé couvre les évolutions historique des facteurs de forçage à la fois anthropique (gaz à effet de serre, ozone, aérosols, utilisation des terres, etc.) et naturel (éclairement énergétique solaire, aérosols volcaniques) du climat. En utilisant les variables sélectionnées et les paramètres du modèle statistique dérivé des observations, on obtient les distributions des rendements factuels et contrefactuels, qui permettent ensuite de calculer les probabilités de niveaux de rendement associés à un phénomène extrême donné.
En Argentine, selon les données du modèle, les variations observées en matière de températures hautes et basses, d’intensité de pluie et de sécheresse expliquent la plus grande partie des variations enregistrées des rendements du soja dans les principales provinces productrices du pays. Le modèle indique que jusqu’à présent, le changement climatique a été, de façon statistiquement significative, bénéfique pour les rendements du soja en Argentine (FIGURE 34). D’après les résultats obtenus, au cours de la période 2000-2019, le changement climatique a entraîné une hausse des rendements moyens inférieure à 0,1 tonne par hectare, équivalente à environ 3 pour cent du rendement moyen observé sur la période. Les faibles rendements de 2018 représentent un cas particulièrement remarquable, car ils ont longtemps été tenus comme référence type pour les mauvaises années, la Bourse des céréales de Rosario allant jusqu’à parler en 2022 du «fantôme du désastre agricole de 2018»2,142. Les résultats indiquent par ailleurs (avec incertitude) que la probabilité de voir des anomalies de rendement en Argentine qui se situent à un niveau aussi faible ou plus faible que celles de 2018 a peut-être diminué de moitié environ sous l’effet du changement climatique. Il convient toutefois de noter que le modèle de rendement utilisé ne saisit qu’une partie de l’anomalie de rendement enregistrée.
Au Kazakhstan, les résultats montrent qu’une part substantielle des variations de rendement du blé enregistrées dans l’oblast ayant le plus haut volume de production peut s’expliquer par des variations du nombre de degrés-jours de croissance, la variabilité des températures et des précipitations, le froid et la sécheresse. Le modèle de rendement utilisé ici est moins fiable que ceux employés dans les autres études de cas. Il indique néanmoins que jusqu’à présent, le changement climatique a nui de façon statistiquement significative aux rendements du blé dans cette partie du Kazakhstan (FIGURE 34). Il en ressort en effet que le changement climatique a fait baisser la moyenne des rendements d’environ 0,1 tonne par hectare entre 2000 et 2019, ce qui représente plus de 10 pour cent du rendement moyen observé au cours de cette période. Les faibles rendements de 2010 représentent un cas particulièrement intéressant dans la mesure où la production de blé dans le nord du Kazakhstan a atteint cette année-là un plus bas historique de moins de 8 millions de tonnes143. Les résultats du modèle indiquent par ailleurs (avec incertitude) que la probabilité de voir des anomalies de rendement dans cette région du Kazakhstan qui se situent à un niveau aussi faible ou plus faible que celles de 2010 a peut-être été multipliée par environ 2,5 à ce jour sous l’effet du changement climatique.
Le modèle montre que la variabilité des rendements du blé relevée dans les principales régions productrices du Maroc s’explique en grande partie par les variations de température, les températures élevées, la sécheresse et les fortes précipitations. Il indique que jusqu’à présent, le changement climatique a été préjudiciable, de façon statistiquement significative, pour les rendements du blé au Maroc (FIGURE 34). Les données font apparaître que, sur la période 2000-2019, le changement climatique a provoqué une baisse des rendements moyens inférieure à 0,1 tonne par hectare, soit environ 2 pour cent du rendement moyen observé au cours de cette période. Les faibles rendements de 2019 constituent un exemple particulièrement intéressant, car ils ont poussé la banque centrale marocaine à intervenir144 et ont été suivis de rendements encore plus médiocres en 2020145, d’où une démultiplication des effets. Le modèle indique (avec incertitude) que la probabilité de voir des anomalies de rendement au Maroc qui se situent à un niveau aussi faible ou plus faible que celles de 2019 a peut-être légèrement augmenté en raison du changement climatique.
Le modèle montre qu’en Afrique du Sud, une large part des variations de rendement observées pour le maïs dans les principales provinces productrices peut s’expliquer par des variations du nombre de degrés-jours de croissance, la variabilité des températures, le froid, la sécheresse et les fortes précipitations. Jusqu’à présent, le changement climatique a nui de façon statistiquement significative aux rendements du maïs dans le pays (FIGURE 34). Le modèle semble indiquer que, entre 2000 et 2019, le changement climatique a fait baisser les rendements moyens de plus de 0,2 tonne par hectare, soit plus de 5 pour cent du rendement moyen observé au cours de cette période, et que les effets néfastes du changement climatique ont été encore plus marqués pendant les années les moins productives. Les faibles rendements de 2007 représentent un cas particulièrement remarquable en raison de la situation d’insécurité alimentaire qui s’en est suivie. Conjugués à des anomalies de rendement du maïs similaires dans le Lesotho voisin, au profil météorologique et climatique très proche, les faibles rendements enregistrés en Afrique du Sud durant cette année-là ont une part de responsabilité dans les pénuries alimentaires qu’a connues le Lesotho146,5. Le modèle indique (avec incertitude) que la probabilité de voir des anomalies de rendement en Afrique du Sud qui se situent à un niveau aussi faible ou plus faible que celles de 2007 est environ 10 fois plus élevée en raison du changement climatique.
Les résultats montrent que les effets du changement climatique sont négatifs dans trois des quatre cas analysés. Le changement climatique anthropique explique un certain nombre de pertes de rendement, qui varient selon le type de culture et le pays considérés et peuvent atteindre jusqu’à 10 pour cent, les résultats comportant une part d’incertitude qui n’a pas encore été quantifiée. À l’avenir, il sera important de déterminer l’influence du changement climatique sur d’autres rendements au sein du système agroalimentaire. Il semblerait que la teneur en nutriments des cultures subisse également l’influence du changement climatique5,147, de même que d’autres parties de la chaîne de valeur agricole (transformation des aliments, groupage, transport, distribution), la demande, des aspects relevant d’autres secteurs agricoles tels que la santé et la productivité des animaux et du bétail, ou encore les rendements de la pêche et l’aquaculture5.
En résumé, les résultats laissent penser que le changement climatique est peut-être déjà en train d’aggraver les pertes agricoles. Ils montrent également qu’il est important d’investir dans des mesures qui permettront de réduire les pertes et les dommages. À considérer que la méthodologie présentée ici soit appliquée aux projections climatiques futures, et non plus à un passé contrefactuel, et complétée par une quantification des pertes économiques et la prise en compte des pertes non économiques, les éléments probants obtenus pourraient éclairer la gestion globale des risques climatiques et des risques de catastrophe et apporter une contribution aux négociations sur les pertes et les dommages, y compris sur certains aspects des secteurs agricoles entrant dans le cadre de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC).
Les résultats donnent à penser que le changement climatique est peut-être déjà en train d’aggraver les pertes agricoles et montrent qu’il est important d’investir dans des solutions d’atténuation et d’adaptation et dans des initiatives de réduction des risques de catastrophe, entre autres mesures visant à prévenir, réduire autant que possible et corriger les pertes et les dommages.